Accéder au contenu principal

“Macbeth” de Joel Coen




The Tragedy of Macbeth Film américain de Joel Coen (2021), avec Denzel Washington, Frances McDormand, Brendan Gleeson, Brian Thompson, Ralph Ineson, Corey Hawkins, Alex Hassell, Sean Patrick Thomas, Miles Anderson, Max Baker, James Udom… 1h45. Mise en ligne sur Apple TV+ le 14 janvier 2022.



Denzel Washington et Frances McDormand



L’histoire est connue sinon célèbre. Le cinéma se l’est à maintes reprises appropriée. Il y a toutefois autant de Macbeth que de metteurs en scène. Ainsi le veut le foisonnement de la geste shakespearienne. La dernière adaptation cinématographique de quelque renom était celle de l’australien Justin Kurzel présentée en compétition à Cannes en 2015 avec Michael Fassbender et Marion Cotillard. La version de Joel Coen, pour la première fois en solo sans son frère Ethan qui semble s’être retiré du cinéma pour se consacrer à l’écriture, se caractérise par son choix d’en confier le rôle-titre à Denzel Washington, général écossais ambitieux auquel trois sorcières prédisent un destin de monarque. Un parti pris qui permet à l’acteur de signer une composition prodigieuse et d’imposer son autorité sans forcer son talent. Il forme par ailleurs un couple saisissant avec Frances McDormand dans cette tragédie écrasée par le destin qui trouve là une lecture plutôt innovante. La richesse de la langue est pour beaucoup dans la diversité des transpositions qu’elle ne cesse de susciter depuis l’aube du septième art, le premier Macbeth recensé étant celui interprété dès 1898 par l’acteur de théâtre Johnston Forbes-Robertson. Comme si ce destin hors du commun avait la capacité miraculeuse de transcender le cinéma muet par sa seule puissance d’évocation.



Denzel Washington



En s’emparant à son tour de Macbeth, qui plus est pour une plateforme de streaming dotée des derniers atours de la modernité numérique, Joel Coen a entrepris d’aller à rebours des canons en vigueur. Il s’en remet pour cela à son complice Bruno Delbonnel, chef opérateur génial qui exploite les moindres ressources graphiques du noir et blanc pour habiller d’ombres et de lumière cette tragédie circonscrite dans un décor qui se revendique en tant que tel, le film ayant été tourné à dessein en studio afin d’accuser ce sentiment d’étouffement qui le caractérise. Et puis, comme si ce parti pris audacieux n’était pas suffisant, aussi brillamment exploité soit-il, il opte pour le format 1.33 qui enferme ses protagonistes dans une sorte de quadrilatère promis à l’isolement sur les écrans seize neuvièmes dont est dotée l’immense majorité des téléspectateurs français. L’effet est saisissant : il donne la sensation de circonscrire les protagonistes dans un espace clos que la lumière s’ingénie à strier de lignes horizontales, verticales, transversales et obliques. C’est du grand art !


En engageant Denzel Washington pour tenir le rôle-titre de ce Macbeth, Joel Coen n’a pas souhaité céder au diktat supposé des militants de Black Lives Matter, mais souligner à quel point le théâtre de Shakespeare est perméable à toutes les audaces. On ne compte plus les licences prises avec son répertoire, du Richard III (1995) de Richard Loncraine, qui se déroulait dans une Angleterre en proie à un régime totalitaire, à ces variations autour de “Roméo et Juliette” que constituent la comédie musicale West Side Story ou le Roméo + Juliette (1996) de Baz Luhrmann dont plus personne n’oserait contester la légitimité. Cette diversité constitue en quelque sorte le prix de l’éternité. Peter Brook a souvent agi de la sorte au théâtre. Combien de Blancs ont-ils interprété par le passé le Maure Othello ? À commencer par Orson Welles en personne dans le film éponyme de 1951, lui qui avait déjà eu l’audace de confier à des acteurs afro-américains l’interprétation de son Voodoo Macbeth (1936), douze ans avant d’en reprendre lui-même le rôle principal.






En une époque de grande confusion où il est de bon ton de stigmatiser la pratique américaine répréhensible du “blackface”, qui n’est ni plus ni moins qu’une dérive raciste post-esclavagiste, l’initiative de Joel Coen vise au contraire à permettre à un acteur d’exception de pouvoir accéder à l’un des plus grands rôles du répertoire. Sans changer pour autant de couleur. Et à l’écran, la réussite de ce pari est éclatante. Denzel Washington possède une autorité naturelle qui lui permet d’exceller sur un registre périlleux. Avec face à lui une Frances McDormand à qui son mari réalisateur offre un nouvel emploi à sa démesure : celui de cette diabolique Lady Macbeth qui manipule son époux depuis les murs de ce château où elle vit en recluse, tandis que la folie qui finit par les gagner tous les deux et les ronge à petit feu. On pourra enfin observer que le roi Duncan dont Macbeth convoite le trône est incarné quant à lui par un authentique comédien écossais en la personne de Brendan Gleeson. Faut-il interpréter ce choix de casting comme un message ?


Cette Tragédie de Macbeth, puisque tel est son titre véritable, souligne la modernité de son propos et respecte pour l’essentiel la substance du texte de Shakespeare que Joel Coen lui-même assure avoir conservé à 85%, n’en gommant que les scories les moins intelligibles pour un public moderne peu féru de théâtre élisabéthain. Résultat : un film épuré qui va droit au but et s’impose comme un véritable thriller sur les ravages de l’ambition, avec cette coquetterie qui consiste à vieillir les principaux protagonistes afin de donner à leur plan machiavélique toute l’énergie d’un désespoir qui résonne comme un chant du cygne.

Jean-Philippe Guerand





Kathryn Hunter

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract