Film français d’Arnaud Desplechin (2021), avec Denis Podalydès, Léa Seydoux, Emmanuelle Devos, Anouk Grinberg, Rebecca Marder, Madalina Constantin, Miglen Mirtchev, André Oumansky, Saadia Bentaïeb, Matej Hofmann… 1h45. Sortie le 29 décembre 2021.
Léa Seydoux et Denis Podalydès
Arnaud Desplechin fait partie de ces auteurs dont chaque film enrichit l’œuvre dans son intégralité, tout en y apportant de nouvelles nuances. Il s’éloigne cette fois de sa zone de confort habituelle en portant à l’écran Tromperie de l’écrivain américain Philip Roth. Un livre autour duquel il a tourné pendant des années sans savoir exactement sous quel angle l’aborder. Un défi d’autant plus redoutable que son personnage principal apparaît comme un véritable alter ego de l’auteur qui papillonne d’une femme à l’autre. C’est a posteriori que le cinéaste a compris que le frein principal qui le retenait était sans doute le romancier lui-même, disparu entre-temps, en 2018, auquel il avait osé faire part de son projet, mais aussi de ses doutes. Le premier confinement s’est avéré déterminant en assignant le cinéaste à sa table de travail, ce qui a permis à Desplechin et à sa scénariste Julie Peyr d’écrire par-delà l’Atlantique une adaptation en visioconférence, à la manière d’une véritable partie de ping-pong intellectuel, en jouant du décalage horaire comme d’une opportunité d’adopter un rythme de travail particulièrement soutenu. L’un dormait quand l’autre écrivait, le reste du temps étant consacré à des échanges à bâtons rompus.
Anouk Grinberg et Denis Podalydès
En jetant son dévolu sur Tromperie, Desplechin s’est posé la seule question qui vaille lorsqu’on s’attaque à une œuvre littéraire étrangère : la légitimité. Comme pour Esther Kahn ou Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines), il aurait pu réaliser un film en langue anglaise. Un ami producteur lui a même recommandé quelques acteurs. Aucun ne lui a semblé cadrer avec ce Philip qui lui semblait trop indissociable de Roth. Il a donc choisi pour l’incarner un interprète qui est aussi un intellectuel, mais bel et bien français, en la personne de Denis Podalydès. Un nouveau venu dans son univers qui semblait toutefois pourvu de tous les atouts pour s’y sentir comme un poisson dans l’eau. Pas une minute, on ne doute de sa vraisemblance en écrivain ni même de sa nationalité américaine. Il ne s’exprime pourtant qu’en français. Ce miracle tient à la personnalité de Podalydès et à sa nature de pygmalion passé maître dans l’art de manier la langue. Or, la prose de Philip Roth s’y prête, comme le démontrent les dialogues du film qui se nourrissent de ceux du livre, souvent au mot près.
Denis Podalydès et Léa Seydoux
Tromperie est le résultat d’une très longue période de réflexion qui a conduit Desplechin a envisager cette adaptation sous des formes diverses avant de se lancer à proprement parler dans ce travail auquel l’avaient préparé ses multiples lectures, mais aussi les conseils plus ou moins avisés des interlocuteurs auprès desquels il faisait mention du projet. Ce temps de latence considérable a eu pour résultat d’accélérer le processus d’écriture, grâce à la décantation préalable d’un certain nombre de partis pris. À commencer par le choix des interprètes qui est intervenu pour une fois préalablement et a donc donné chair aux personnages avant qu’ils prennent vie. Un processus auquel a été peu habitué le réalisateur par le passé. D’où sans doute aussi à l’écran cette impression que le film respecte le livre et que ses protagonistes pratiquent un langage qui leur est familier, alors même qu’ils n’ont pas du tout été impliqués au stade de l’écriture.
Emmanuelle Devos
Un autre phénomène explique cette proximité. En effet, Arnaud Desplechin met en scène à travers Denis Podalydès un personnage d’intellectuel dans lequel il se projette naturellement. Sans doute davantage parce qu’il a son âge que pour son donjuanisme incorrigible. Lequel vient de Philip Roth. Il place en outre face à ce personnage omniprésent trois femmes puissantes. Le rôle le plus ingrat est aussi le plus court : celui de l’épouse bafouée qu’incarne Anouk Grinberg dont on se dit qu’elle est devenue trop rare à l’écran depuis sa rupture avec Bertrand Blier. Celui qui a intimidé le plus le metteur en scène est celui qu’il a confié à l’une de ses interprètes de prédilection, Emmanuelle Devos. Malgré les six films qu’ils avaient déjà tournés ensemble auparavant et qui ont contribué pour une bonne part à façonner l’actrice magistrale qu’elle est devenue, le réalisateur dit le lui avoir proposé avec l’appréhension d’un débutant. Cela d’autant plus que c’est à cette complice de longue date qu’il avait demandé d’interpréter une scène extraite du roman, dans un bonus figurant sur le DVD de Rois et reine. À cette nuance près qu’elle y campait alors le personnage central de l’amante anglaise, aujourd’hui dévolu à Léa Seydoux, dans une composition aux antipodes de la junkie bas de plafond qu’elle incarnait dans son premier film avec Desplechin : Roubaix, une lumière. On ne s’extasiera jamais assez sur la photogénie de cette actrice capable de se couler dans tous les rôles et d’accomplir la même années un grand écart improbable des bras de James Bond à l’ironie de Bruno Dumont. Elle joue désormais dans la cour d’Isabelle Huppert, capable comme cette glorieuse aînée de satisfaire sa boulimie sans ostracisme, en tournant sous la direction des personnalités les plus singulières sur les registres les plus extrêmes et sous toutes les latitudes de la planète cinéma. Elle est en outre dans Tromperie plus charnelle qu’elle ne l’a été depuis La vie d’Adèle (2013) d’Abdellatif Kechiche, dans l’espace confiné de l’intimisme absolu.
Tromperie marque la rencontre de trois hommes qui entretiennent des connivences intellectuelles et artistiques évidentes : l’écrivain américain Philip Roth, le réalisateur français et Arnaud Desplechin et le comédien Denis Podalydès devenu la coqueluche des auteurs. Avec, dans un effet miroir fascinant, trois âges de la femme éternelle que personnifient Léa Seydoux, Emmanuelle Devos et Anouk Grinberg : la jeunesse, la maturité et l’étiolement. Le cinéaste retrouve dans ce roman des thèmes qui lui sont chers et traversent l’ensemble de son œuvre, en tournant autour d’un protagoniste avec lequel il nourrit des affinités évidentes. Tout simplement parce que, comme Flaubert se disait indissociable de Madame Bovary, Desplechin projette sur ce personnage de Philip auquel l’écrivain a choisi de donner son prénom dans un transfert implicite, mais que lui s’est bien gardé de rebaptiser Arnaud. Ne serait-ce que parce qu’il est américain…
Jean-Philippe Guerand
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