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“Une vie démente” d’Ann Sirot et Raphaël Balboni




Film belge d’Ann Sirot et Raphaël Balboni (2020), avec Jo Deseure, Jean Le Peltier, Lucie Debay, Gilles Remiche… 1h27. Sortie le 10 novembre 2021.



Jo Deseure et Jean Le Peltier



Alex et Noémie mènent une existence idyllique où il ne manque qu’un élément à leur bonheur conjugal : un enfant. Jusqu’au moment où sa mère à lui manifeste des signes inquiétants qui vont bien au-delà de sa fantaisie naturelle. À défaut d’un bébé, le couple se retrouve confronté malgré lui à une dame indigne, mais pas si vieille que ça, qui manifeste les premiers signes d’une démence sénile et irrémédiable. Alors, plutôt que de s’apitoyer et de laisser leur vie devenir un cauchemar au quotidien, ils vont prendre le parti d’en rire et de s’immerger tous ensemble dans sa déraison exponentielle avec bonne humeur, pour la transformer en une sorte de jeu de rôles. Postulat audacieux qui contribue au plaisir qu’on prend à cette comédie iconoclaste et irrévérencieuse où vraiment tout peut arriver.



Jean Le Peltier et Jo Deseure 



Du culot, il en fallait pour oser aborder avec une feinte insouciance l’une des pires affections liées à l’âge. L’intelligence de ce film belge consiste pourtant à ne jamais minimiser le mal, mais à en faire le plus sûr des alliés. Pas question de s’apitoyer, mais plutôt de lutter tous ensemble contre la dégénérescence en s’unissant pour profiter des derniers moments de lucidité d’une femme en train de larguer les amarres de la raison. Une vie démente évite à dessein tous les pièges de son sujet, en soulignant combien le regard des autres est précieux pour celles et ceux dont la raison vient à s’égarer. Le film établit en outre un parallèle judicieux entre ces âges extrêmes de la vie qui s’autorisent toutes les folies, parce qu’ils ne sont pas ou plus conditionnés par des règles sociales de bienséance. Les seniors comme les bambins se concentrent sur leurs besoins physiologiques les plus élémentaires : boire, manger, pipi, caca, dodo !



Jo Deseure



Les réalisateurs Ann Sirot et Raphaël Balboni ont le mérite d’éviter à la fois la gravité et la solennité, en abordant un sujet qui semble pourtant les conditionner l’une et l’autre. Le fait qu’ils abordent la maladie avec le sourire n’empêche pas le film de distiller une profonde émotion, quitte à nous nouer parfois la gorge. Parce que ce couple qui semblait enfin prêt à accueillir un nouveau-né doit s’adapter en permanence à une femme reléguée à ses pulsions primaires dont le comportement imprévisible se caractérise par des réactions souvent extrêmes. Petit à petit, le trio se met au diapason, sans que personne ne s’étonne plus de rien. On se trouve emporté dans un happening permanent où il est moins question de juger que de compatir et de partager. Sans pathos, mais avec une bonne humeur qui irradie les protagonistes de cette tragi-comédie profondément empathique.



Lucie Debay et Jean Le Peltier



Cette subtile étude de de mœurs doit évidemment beaucoup à la qualité de son interprétation et plus encore à la complicité qui unit ce trio de choc confronté à la pire des adversités. Dans le rôle de cette mère qui glisse doucement de l’excentricité à la folie, la comédienne de théâtre Jo Deseure se révèle époustouflante, tant elle sait naviguer à vue dans ces eaux troubles et s’immerger dans cette personnalité dépossédée d’elle-même. Elle excelle à cultiver le trouble et à basculer, le temps d’un instant, d’une dignité respectable au comportement le plus régressif qui soit, le tout sous le regard complice de ses nouveaux parents plus jeunes qu’elle qui excellent à ne plus s’étonner de rien pour ne pas gâcher le plaisir simple que lui procurent ses poussées de régression. Avec pour gardes-fous -expression à prendre au propre comme au figuré- Jean Le Peltier et Lucie Debay, comme blindés contre la foudre qui les frappe au cœur même de leur intimité. Leur refus de s’étonner fonctionne comme une thérapie de choc qui leur permet d’encaisser le spectacle de cette femme dépossédée d’elle-même, en la rassurant par la banalisation systématique de ses comportements les plus saugrenus. La question même de la normalité se trouve au cœur de ce film souvent loufoque qui nous tend un miroir à peine déformant sur une réalité devenue le nouveau mal du siècle.



Lucie Debay



Les affections neuro-dégénératives inspirent généralement des drames sordides et poignants. En adoptant le parti pris de la comédie loufoque, Une vie démente remplit toutes les promesses que suggère son si beau titre Il ne faut s’étonner de rien dans ce film qui prône l’insouciance comme un contrepoison radical et joyeux. Quitte à marcher vers l’oubli, autant le faire avec légèreté et profiter au maximum de ses derniers éclats de lucidité. Sous des dehors allègres et une esthétique particulièrement graphique, ce film s’offre le luxe d’énoncer des vérités graves en prenant le parti d’en rire, mais sans jamais nous interdire d’en pleurer. Le mérite en revient à la fois à une mise en scène alerte et à une interprétation d’une rare justesse qui n’éludent pas pour autant les questions qui fâchent. En cela, ce film pose des questions fondamentales et tente d’y répondre avec le sourire, mais sans jamais se dérober devant ses responsabilités. Si l’on osait, on dirait qu’Une vie démente est une comédie déraisonnable qui s’appuie sur des vertus thérapeutiques indéniables. Une promesse d’insouciance en très bonne compagnie.

Jean-Philippe Guerand








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