Film canadien d’Anaïs Barbeau-Lavalette (2020), avec Kelly Depeault, Éléonore Loiselle, Marine Johnson, Caroline Neron, Normand d’Amour, Antoine Desrochers, Laurence Deschênes… 1h45. Sortie le 10 novembre 2021.
Kelly Depeault et Caroline Néron
Catherine vit dans le bruit et la fureur spectaculaires des scènes de ménage de ses parents. Jusqu’au moment où le point de non-retour est franchi, le jour même de ses 16 ans. Prise à témoin, sinon en otage sur le plan affectif, l’adolescente profite de la confusion ambiante pour prendre ses distances avec eux, afin de ne pas se retrouver contrainte de prendre parti pour l’un plutôt que l’autre. Au point de trouver une nouvelle famille parmi des gens de son âge tout aussi paumés qui noient leur mal de vivre en s’enivrant de substances prohibées dans une promiscuité assumée. Confrontée à des adultes irresponsables qui se comportent avec une immaturité qui la choque, Catherine échappe très vite à leur contrôle et fonce tête baissée dans l’inconnu. Là, elle va se livrer aux expériences les plus extrêmes, quitte à se perdre et à se mettre en grand danger.
Kelly Depeault
Cette descente aux enfers n’est pas neuve. C’est celle qui traverse le cinéma d’apprentissage depuis des décennies, avec sa prise de risque et sa mise en danger considérées comme des remèdes à l’angoisse de la puberté. En portant à l’écran le roman de Geneviève Pettersen, célèbre au Québec comme blogueuse sous le nom de Madame Chose, sa compatriote Anaïs Barbeau-Lavalette a souhaité montrer une autre facette de cette dérive adolescente. Confrontée à des parents immatures qui sont issus en droite ligne de la génération soixante-huitarde et ont sans doute échangé des joints en rêvant à un monde meilleur, leur fille unique va se frotter à cette illusion et constater qu’elle seule est maîtresse de son destin, au terme d’un chemin de croix sans issue. Jamais complaisant pavé de mauvaises intentions. La déesse des mouches à feu est un magnifique portrait d’adolescente aux portes de l’âge adulte qui explore les zones d’ombre les plus obscures de la génération grunge et sa filiation avec le mouvement punk. Il émane de cette chronique, dont le titre magnifique cache une errance plutôt désespérée, un profond mal de vivre qui résonne comme l’échec collectif d’un monde occidental dépossédé de ses vraies valeurs.
Normand d'Amour et Kelly Depeault
La déesse des mouches à feu fait partie de ces films qui sont voués à susciter des passions. Catherine, sa jeune héroïne, traverse tous les tourments de son âge en gardant la tête haute. Trop longtemps considérée comme la fille sans histoire de sa classe, pour avoir laissé à la vamp de service le plaisir de se laisser embrasser par le plus beau gars du lycée, elle va prendre sa revanche. Quitte à laisser s’exprimer une audace trop longtemps étouffée et à devenir à son tour celle autour de laquelle tout va se mettre à tourner. Avec une audace qui grandit au fil de l’indifférence de ses parents, et en profitant du fait qu’ils ne communiquent plus entre eux et tentent de refaire leur vie sans se préoccuper de leur fille unique. Le constat est sans appel. Anaïs Barbeau-Lavalette excelle à cerner les tourments de l’adolescence et à mettre en scène l’implosion de la cellule familiale. Sans juger pour autant ses protagonistes qui se recroquevillent sur eux-mêmes pour ne pas avoir à regarder plus loin que leur nez.
L’un des points forts de ce film réside dans son casting impeccable. Avec une mention ô combien spéciale à Kelly Depeault qui est indissociable de son personnage, par l’intensité avec laquelle elle s’en empare et se l’approprie. Il suffit de l’observer, le regard vague troublé par des substances délétères, pour comprendre qu’elle ne s’est imposée aucune limite dans un rôle qui le justifie pleinement, mais présentait aussi une part de risque considérable. Elle interprète sa partition en la transcendant et démontre l’ampleur de son jeu sur un registre particulièrement étendu où la déchéance va de pair avec des éclats de lucidité spectaculaires, face à des adultes démissionnaires auxquels Catherine reproche de ne plus remplir leur rôle en la laissant s’égarer. Cette chronique est aussi un constat sans appel sur un aspect de l’adolescence qui a rarement été filmé avec autant de justesse : cet instinct grégaire qui incite à se fondre parmi les autres pour contrecarrer le vertige de l’isolement qui mène à des troubles du comportement sinon parfois au suicide. Quitte à se réfugier avec les autres dans une fuite en avant qui ressemble aussi à l’enfer. En évitant la tentation de l’angélisme, La déesse des mouches à feu s’impose par une vérité rare qui n’est pas toujours confortable à admettre.
Robin L’Houmeau et Kelly Depeault
Le cinéma adolescent est trop souvent assimilé à des comédies souvent racoleuses qui ne sont que la projection des fantasmes de cet âge, comme ont pu en témoigner en leur temps la saga American Pie, sur le mode de la comédie, ou Scream, sur le registre de l’horreur. Rien de tout cela dans le troisième long métrage de fiction de la documentariste Anaïs Barbeau-Lavalette qui adopte un style réaliste pour traiter du difficile passage à l’âge adulte, sans rien chercher à occulter des douleurs et des épreuves qui l’accompagnent. En filmant cet âge de la vie comme une véritable épreuve initiatique régie par des rites parfois puérils et scandée par une bande originale omniprésente, ce film nous propose un portrait d’adolescente dépourvu de lieux communs et d’idées reçues qui esquisse en creux les contours d’une cellule familiale en péril. En nous entraînant jusqu’aux confins du désespoir d’une génération livrée à elle-même par des adultes eux-mêmes infantiles. Le constat est amer, le film brillant. Gageons qu’on entendra reparler de sa réalisatrice et de son actrice principale au-delà du Québec. Elles le méritent.
Jean-Philippe Guerand
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