Accéder au contenu principal

“Au commencement” de Dea Kulumbegashvili




Dasatskisi Film géorgo-français de Dea Kulumbegashvili (2020), avec Ia Sukhitashvili, Rati Oneli, Kakha Kintsurashvili, Saba Gogichaishvili, Ia Kokiashvili, Mari Kopchenovi, Giorgi Tsereteli… 1h45. Sortie le 1er décembre 2021.






La Géorgie a toujours manifesté une singularité cinématographique dont les artisans les plus célèbres restent indéniablement le visionnaire Sergei Paradjanov et le pince-sans-rire Otar Iosseliani. Avec son premier film, la réalisatrice Dea Kulumbegashvili, formée au département cinématographique de l’université new-yorkaise de Columbia, impose d’emblée un ton original. Au commencement se déroule parmi une communauté de témoins de Jéhovah menacée par des extrémistes. À la suite d’un incendie criminel qui a détruit partiellement leur église, le doute s’installe chez l’épouse de son leader qui perd peu à peu pied et doit faire face elle-même à une agression d’une sauvagerie intense. Tout l’intérêt de ce film exigeant repose sur ses références bibliques et le regard singulier que porte la réalisatrice sur cet engrenage fatal. Elle voue une prédilection particulière aux plans fixes dont elle organise minutieusement l’espace, en jouant avec insistance sur le hors-champ dans une démarche esthétique qui n’est pas sans rappeler les fameuses natures mortes du réalisateur suédois Roy Andersson, lui aussi inspiré par la religion.






Au commencement se présente comme une succession de séquences réglées au cordeau qui scandent la chute inexorable d’une femme brisée dans son corps comme dans son esprit, face à l’indifférence d’un homme imbu de lui-même chez qui le gourou à supplanté le mari. Dea Kulumbegashvili adopte un dispositif rigoureux et graphique qui passe par des partis pris volontiers radicaux qui jouent à la fois sur la durée des plans-séquences, parfois immobiles, et sur une occupation très personnelle de l’écran. L’exemple le plus saisissant en est fourni par une scène de viol et la séquence finale qui se répondent sur le plan graphique dans une composition frontale qui met le spectateur en position de surplomb, comme pour mieux souligner notre impuissance de spectateur tout en nous empêchant de détourner le regard d’une abomination bestiale et barbare filmée comme un champ de bataille. Avec en contrepoint cette image ultime de l’agresseur absorbé par la terre assoiffée dont l’enveloppe humaine va se dissoudre, dans une référence à cette image biblique de la Genèse dans laquelle la femme de Loth est transformée en statue de sel parce qu’elle a osé se retourner, que Robert Aldrich assisté de Sergio Leone mit naguère en scène dans le péplum Sodome et Gomorrhe (1962). À bien des égards, ce cheminement paradoxalement aussi ascétique que foisonnant témoigne d’une folle ambition intellectuelle et sémiotique dont la réalisatrice va devoir désormais apprendre à canaliser les promesses pour trouver sa voie personnelle et creuser son propre sillon, amorcé ici à l’occasion de quelques jaillissements sublimes.

Jean-Philippe Guerand







Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva...

Berlinale Jour 2 - Mardi 2 mars 2021

Mr Bachmann and His Class (Herr Bachmann und seine Klasse) de Maria Speth (Compétition) Documentaire. 3h37 Dieter Bachmann est enseignant à l’école polyvalente Georg-Büchner de Stadtallendorf, dans le Nord de la province de Hesse. Au premier abord, il ressemble à un rocker sur le retour et mêle d’ailleurs à ses cours la pratique des instruments de musique qui l’entourent. Ses élèves sont pour l’essentiel des enfants de la classe moyenne en majorité issus de l’immigration. Une particularité qu’il prend constamment en compte pour les aider à s’intégrer dans cette Allemagne devenue une tour de Babel, sans perdre pour autant de vue leurs racines. La pédagogie exceptionnelle de ce professeur repose sur son absence totale de préjugés et sa foi en une jeunesse dont il apprécie et célèbre la diversité. Le documentaire fleuve que lui a consacré la réalisatrice allemande Maria Speth se déroule le temps d’une année scolaire au cours de laquelle le prof et ses élèves vont apprendre à se connaître...

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la viol...