Film français de Xavier Beauvois (2020), avec Jérémie Renier, Marie-Julie Maille, Victor Belmondo, Iris Bry, Geoffroy Sery, Olivier Pequery, Madeleine Beauvois, Suzanne Lipinska, Pierre Creton… 1h55. Sortie le 3 novembre 2021.
Jérémie Rénier et Marie-Julie Maille
Xavier Beauvois n’a pas son pareil lorsqu’il s’agit de s’attacher à une situation de crise et d’observer ses conséquences sur un ensemble de personnages qui en sont acteurs ou témoins. Dans son nouveau film, il raconte le quotidien plutôt sordide d’un commandant de gendarmerie du Pays de Caux qui est confronté aux ravages de la misère sociale et à des faits divers derrière lesquels affleure une détresse profonde. Il met le même zèle à dresser un constat à la suite d’un suicide du haut de la falaise d’Étretat qu’à tenter de raisonner un agriculteur désespéré. Jusqu’au jour où la situation dérape et où la perspective longtemps différée de régulariser sa situation maritale avec sa compagne s’en trouve bouleversée… Le point de vue d’Albatros est celui d’un homme dont la mission consiste à nettoyer les écuries d’Augias, mais aussi plus prosaïquement à exécuter les basses besognes d’une société malade. Un monde invisible qui préfère s’en remettre à ses fonctionnaires pour panser des plaies de plus en plus béantes que se pencher sur ses dysfonctionnements pour tenter de les résoudre, en retrouvant le sens du collectif et de la solidarité.
En se penchant au chevet d'une France des cantons qui est aussi celle des Gilets Jaunes, ce cinéaste pétri d’empathie témoigne de la détresse qu’il côtoie depuis des années dans la Haute-Normandie où il s’est installé, plutôt que de baigner dans l’ivresse factice de la vie parisienne comme la plupart de ses confrères. Cela explique pour une bonne part que son cinéma soit l’un des seuls à s’intéresser à ce qu’on appelle la France profonde, par opposition à cette satanée pensée unique embourgeoisée qui nourrit pour une bonne part une imagerie française souvent amputée des réalités de son temps. Beauvois choisit par ailleurs pour interpréter la compagne et la fille du gendarme campé avec une autorité impressionnante par Jérémie Renier celles qui partagent sa propre vie : Marie-Julie Maille, qui est par ailleurs sa monteuse, et Madeleine Beauvois, sa propre fille. Il s’agit pour lui d’un moyen supplémentaire d’ancrer son film plus profondément dans le réel et de s’y impliquer intimement. Comme le fait de mêler à une poignée d'acteurs aguerris des gens du cru qu'il croise dans sa vie quotidienne.
Jérémie Renier
Albatros revendique cependant aussi une part de romanesque et même de romantisme assumé, en dépeignant un homme qui décide de prendre la mer pour se retrouver, mais aussi pour se laver de tous les péchés du monde dont il ne peut plus supporter le poids écrasant. C’est toute la poésie qui auréole cette magnifique histoire de rédemption. Avec l’océan comme échappatoire et en guise de promesse d’absolu. Là, le réalisateur choisit de convoquer en filigrane l’ombre d’un héros oublié : le navigateur Bernard Moitessier qui a participé en 1968 à la première course autour du monde, en solitaire et sans escale, le Golden Globe Challenge, a été annoncé vainqueur, mais a renoncé in extremis à franchir la ligne d'arrivée, pour abandonner la course et poursuivre sa route jusqu’à la Polynésie. C’est cette philosophie que reprend à son compte le gendarme insubmersible campé par Jérémie Renier et qui baigne ce film qu’on pourrait qualifier d’anti-héroïque.
Jérémie Renier
Il repose moins sur le dévouement de ces anonymes qui veillent chaque jour à la bonne marche de la société que sur le poids écrasant que représentent ces responsabilités à leur échelon. Albatros célèbre avec sensibilité ces fameuses professions intermédiaires auxquelles notre société a choisi de confier les responsabilités les plus accablantes sans jamais leur témoigner la moindre reconnaissance quand ce n’est pas en les méprisant. Parce que derrière ces gendarmes, il y a aussi des travailleurs sociaux, des aides à domicile, des infirmières, des employés administratifs et tous ces fonctionnaires anonymes qui assurent la bonne marche de notre société, en s’efforçant souvent de protéger les plus faibles des ravages de l’horreur économique. La sincérité du propos de Xavier Beauvois contribue à la profonde humanité qui se dégage de cette tranche de vie dont la générosité a quelque chose de profondément hugolien.
Jérémie Renier
Il émane d’Albatros une vérité rare et une authenticité précieuse. C’est le reflet de ce que voit tous les jours Xavier Beauvois de chez lui. Une France délaissée voire dépréciée par les médias dont on ne parle qu’à l’occasion de quelques faits divers sordides qui dépassent rarement le périmètre de leur département et dont Jean-Pierre Pernaud a contribué à perpétuer une image idyllique pour ne pas avoir à appuyer là où elle a vraiment mal. D’un seul coup, cette réalité nous saute au visage, et avec elle son cortège de misères. Ce que les Gilets jaunes ne sont pas parvenus à exprimer de façon rationnelle, faute de réussir à pousser leurs cris de détresse à l’unisson en échappant aux récupérations politiciennes, ce film le montre avec une rare efficacité. C’est la face cachée d’un pays qui a érigé la puissance et la richesse en véritables dogmes, quitte à laisser au bord de la route celles et ceux qui détonnent dans le paysage, parce qu’ils n’ont pas réussi à monter dans le fameux train de la croissance et du progrès. Pour peu qu’il obtienne le succès qu’il mérite, Albatros pourrait devenir un authentique hymne cinématographique et peser sur nos politiques. En période pré-électorale, un tel concentré d’humanité s’impose comme un film nécessaire et mérite de s’inviter dans les débats. C’est tout à son honneur…
Jean-Philippe Guerand
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