Film américano-allemand de Wes Anderson (2021), avec Bill Murray, Tilda Swinton, Lyna Khoudri, Timothée Chalamet, Mathieu Amalric, Léa Seydoux, Benicio del Toro, Christoph Waltz, Saoirse Ronan, Owen Wilson, Adrien Brody, Willem Dafoe, Frances McDormand, Edward Norton… 1h48. Sortie le 27 octobre 2021.
Benicio del Toro et Léa Seydoux
“The French Dispatch” est une publication américaine qui a choisi pour siège social une bourgade française de province aux antipodes de sa branchitude : Ennui-sur-Blasé. C’est dire que son cadre rassurant n’incite pas vraiment à une fantaisie débridée. Là, de purs intellectuels fantasques et excentriques, expatriés dans un immeuble vétuste et de guingois qui ressemble à celui où habite Monsieur Hulot dans Mon oncle de Jacques Tati égrènent le sommaire du dernier numéro de ce fleuron intello-culturel du vingtième siècle. En feuilletant les pages de ce magazine chic qui évoque “The New Yorker” par son élévation d’esprit, prennent vie autant de sketches pétillants et saugrenus dans lesquels des personnages fantasques se trouvent confrontés à des situations qui naviguent à vue du burlesque au tragique. D’autant plus que l’équipe rend aussi un ultime hommage à son patron, Arthur Howitzer Jr., fils du fondateur de la publication, qui laisse une équipe orpheline et inconsolable. Son éloge funèbre n’est qu’un morceau d’anthologie de ce petit carrousel de fête parmi tant d’autres. Sinon que c’est Bill Murray qui en est l’objet.
Lyna Khoudri, Frances McDormand
et Timothée Chalamet
Chaque image de ce film kaléidoscopique possède la perfection du diamant. Parce qu’il faut plusieurs visions pour épuiser son fourmillement et que rien ne semble jamais laissé au hasard. Wes Anderson a la passion sinon la manie du détail qui tue. Chez lui, tout a son importance et le décousu main relève des beaux-arts, à l’image de Léa Seydoux posant en tenue d’Ève pour Benicio del Toro. Calqué sur le sommaire d’un magazine, The French Dispatch saupoudre la structure trompeuse du film à sketches de ces brèves propres à la presse. Il suffit d’un moment furtif d’inattention pour passer à côté d’un gag, d’une apparition ou d’un effet de style. Le metteur en scène est un orfèvre en la matière et il est confortable d’imaginer quel doit être le désarroi de ses interprètes lorsqu’ils essaient de se représenter comment s’insèrera leur apparition dans ce jeu de construction qui relève de la haute voltige narrative et visuelle. Tenter d’en résumer la teneur paraît bien vain, tant le foisonnement est constitutif de l’euphorie que suscite cette expérience. Sa distribution se met au diapason, certains comédiens ne faisant que passer, parfois dans un recoin du décor. Là encore, Anderson transgresse le dogme hollywoodien du star-système et offre volontiers les rôles les plus conséquents aux acteurs les moins prestigieux, tout en convoquant sa garde rapprochée de plus en plus fournie. Une façon comme une autre d’affirmer que les hiérarchies n’existent que pour être mises à mal.
Film après film, Wes Anderson échafaude des albums de vignettes de plus en plus sophistiquées et de moins en moins rationnelles. Il atteint même une sorte de point de non-retour avec The French Dispatch, en laissant libre cours à sa fantaisie avec une liberté qui semble avoir déserté le cinéma américain depuis… Hellzapoppin. Réfugié en Europe, il s’autorise des licences poétiques bluffantes et témoigne de sa connaissance en profondeur de notre continent, de ses mœurs comme de son passé culturel. Il met en outre un malin plaisir à donner un style particulier à chacun de ces modules, en s’inspirant de la hiérarchie éditoriale en usage dans la presse, des brèves aux portraits, aux enquêtes, aux dossiers et aux entretiens. Quant au style des “plumes“ prestigieuses qui règnent sur cette publication au lectorat d’élite, il le reproduit en adaptant son style aux circonstances. À l’instar de ce prodigieux polar en noir et blanc, ponctué de clairs obscurs et d’accélérés dans lequel Mathieu Amalric incarne un commissaire héroïque dont on réalise qu’il est purement et simplement la réincarnation de la figure de l’inspecteur adjoint campé par Louis Jouvet dans Quai des Orfèvres d’Henri-Georges Clouzot. Jusqu’au petit garçon qui tient la main. Au même titre que Lyna Khoudri incarne un savoureux substrat godardien d’Anna Karina et d’Anne Wiazemsky aux prises avec les pavés et les barricades de Mai 68. Nul besoin de déceler ces innombrables références pour goûter à ce grand-huit trépidant qui nous entraîne dans des univers multiples avec pour seul maître mot le plaisir. Mission accomplie en beauté et en très bonne compagnie !
Pour le plaisir. Tel semble être le maître mot de Wes Anderson qui pousse le bouchon un peu plus loin à chaque film, sans se préoccuper de respecter des normes supposées ou de satisfaire aux contingences commerciales en vigueur. The French Dispatch est un spectacle purement ludique qui multiplie les audaces et emprunte des formes multiples. C’est aussi un hommage sincère à ce que la culture a de plus libre à travers un contraste saisissant entre le cadre somnolent d’une petite ville de province et une bande d’intellectuels excentriques qui prennent un malin plaisir à sublimer une réalité parfois sordide à travers des morceaux de bravoure époustouflants. Il y a de tout dans ce coffre au trésor. À commencer par un amour immodéré du cinéma dans ce qu’il a de plus déraisonnable.
Jean-Philippe Guerand
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