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“Last Night in Soho” d’Edgar Wright




Film britannique d’Edgar Wright (2021), avec Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Diana Rigg, Terence Stamp, Rita Tushingham… 1h57. Sortie le 27 octobre 2021.



Thomasin McKenzie



Eloise quitte sa grand-mère et sa province natale pour aller s’installer à Londres où elle a été admise dans une école de mode. Un soir, alors qu’elle loue une chambre de bonne à une vieille dame, elle se retrouve mystérieusement téléportée dans les Swinging Sixties et s’identifie à Sandy, une jeune femme aussi affranchie qu’elle-même est réservée. Aux côtés de cette fille extravertie dont le culot l’impressionne, elle va entreprendre de s’intégrer dans cette ville clinquante et tapageuse, en sortant de sa réserve naturelle. Comme si cette fille de rêve était son double inversé, c’est-à-dire celle qu’elle aurait aimée devenir si la nature lui avait donné davantage d’audace et de confiance en soi. Commencent alors des allers-retours incessants entre le présent et le passé où Eloise assiste sans pouvoir intervenir à des événements de plus en plus menaçants qui se sont déroulés dans le quartier où elle a élu domicile et où en subsistent quelques traces indélébiles.



Anya Taylor-Joy et Matt Smith



On connaît la virtuosité du réalisateur britannique de Baby Driver et son goût pour la bonne musique dont il avait baigné notamment sa fameuse trilogie culte ”Cornet aux trois parfums” qui comprend Shaun of the Dead (2004), Hot Fuzz (2007) et Le dernier pub avant la fin du monde (2013). Il mixe ses passions dans Last Night in Soho avec une rare élégance, en réunissant deux comédiennes exceptionnelles : Thomasin McKenzie, révélée par Jojo Rabbit, et Anya Taylor-Joy, l’inoubliable héroïne de la mini-série “Le jeu de la dame”. Elles ont beau évoluer dans des espaces-temps distincts sans pouvoir communiquer, il leur arrive de se frôler, sans pouvoir se donner la réplique. Cinéphile émérite, Edgar Wright célèbre le London by Night qui a tant fait fantasmer le septième art, notamment à travers les films de genre produits par les studios locaux qui se plaisaient à prendre pour cadre le quartier chaud de Soho, associé volontiers aux pires turpitudes. Avec en guise de balises des mythes aussi tenaces que Sherlock Holmes, Jack l’éventreur et la galerie de monstres gothiques de la Hammer.



Matt Smith



C’est tout l’art de ce film gigogne mis en scène par un cinéphile averti qui rend ici un hommage appuyé au Free Cinema des années 60, en confiant des personnages clés à trois icônes : Diana Rigg, l’inoubliable Emma Peel de “Chapeau melon et bottes de cuir” qui tient ici son dernier rôle, Rita Tushingham, Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1962 pour Un goût de miel de Tony Richardson, et Terence Stamp qui continue à traverser les époques la tête haute. Edgar Wright procède dans Last Night in Soho à un numéro de haute voltige sous le signe de la confusion des genres, en passant de la comédie musicale au thriller horrifique tel qu’il se pratiquait à l’âge d’or de la Hammer. À l’instar de cette scène prodigieuse scandée par la chanson “Eloise” du récemment disparu Barry Ryan. Un morceau d’anthologie parmi tant d’autres qui contribue à la réussite de ce spectacle jubilatoire dont Londres est aussi l’une des vedettes incontestables, avec ses autobus à étage rouges, ses taxis dodus noirs et ses nuits éclairées par des enseignes criardes qui vantent ses lieux de perdition.



Anya Taylor-Joy



Last Night in Soho s’est fixé pour seul objectif de nous faire passer un bon moment et y réussit au-delà de nos espérances, par un cocktail pétillant qui pratique habilement le mélange des genres. Ce qui se présente a priori comme un film d’apprentissage se poursuit sous la forme d’une reconstitution tirée à quatre épingles, emprunte les chemins de traverse de la comédie musicale pour s’achever en pur thriller. Le plaisir de filmer d’Edgar Wright se transforme pour le spectateur en une pure jubilation à se laisser guider dans le dédale au pavé brillant ce “London by Night”, à la fois si familier et si exotique, où le danger et le plaisir semblent indissociables. En refusant la psychologie au profit du spectacle, le film flatte nos goûts les plus régressifs et fonctionne un peu comme un jeu de l’oie aux règles occultes qui refusent de justifier par des prétextes inutiles son postulat irrationnel. Contentons-nous donc de penser que Sandie incarne la face cachée d’Eloise et que c’est au contact de ce double négatif qu’elle va prendre confiance en elle.



Anya Taylor-Joy et Thomasin McKenzie



Last Night in Soho nous invite à rêver d’une Londres éternelle qui nous faisait rêver par sa spécificité avant de devenir un show-room parmi tant d’autres dans un monde à la solde des multinationales. Edgar Wright rend hommage à cette ville qui fut le lieu de tant de plaisirs interdit et de turpitudes sulfureuses, jusqu’à ce qu’Hollywood et la mondialisation la banalisent. Sans céder au sempiternel “C’était mieux avant” qui pourrait revêtir une signification ambiguë en période de Brexit, il associe le charme d’un âge d’or glamour mais dangereux à une modernité qui possède d’autres atouts, avec une photogénie exceptionnelle en guise de fil rouge. Son film tient à la fois du dépliant touristique à l’usage des nostalgiques et des cinéphiles, mais aussi du juke-box vibrant au rythme d’une effervescence musicale qui a marqué le monde. Ce plaisir pour connaisseurs distille un moment de pur divertissement qui donnera toutefois autant de grain à moudre aux cinéphiles qu’aux mélomanes, au rythme de la bande originale de notre vie.

Jean-Philippe Guerand





Anya Taylor-Joy et Matt Smith

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