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“Chers camarades !” d’Andreï Konchalovsky




Dorogie tovarishchi Film russe d’Andreï Konchalovsky (2020), avec Yuliya Vysotskaya, Vladislav Komarov, Andreï Gusev, Yuliya Burova, Sergeï Erlish, Alexander Maskelyne, Yedor Gordienko, Yuri Grishin… 2h01. Sortie le 1er septembre 2021.



Yuliya Vysotskaya



La chape de plomb qui a pesé pendant des décennies sur les Pays de l’Est n’a pas pour autant entraîné de révélations fracassantes autres que politiques lorsque le Rideau de Fer a cessé d’exister. Sans doute parce que tout à leur bonheur de goûter enfin à la liberté, leurs citoyens n’ont pas souhaité exhumer ce passé douloureux. Le temps est aujourd’hui venu pour ces peuples d’activer leur devoir de mémoire vis-à-vis de la postérité pour que leur conscience collective retrouve la paix. Dans son nouveau film, un an seulement après sa résurrection inattendue avec le brûlant Michel Ange, le réalisateur russe Andreï Konchalovsky revient sur un mouvement social longtemps étouffé : la grève des ouvriers de l’usine de locomotives électriques de la petite ville industrielle de Novocherkassk déclenchée par une brusque hausse des prix des denrées alimentaires en 1962. Une fronde qui s’est répandue comme une traînée de poudre et s’est achevée par un véritable massacre. Vingt-six manifestants ont été tués et 87 autres blessés par les troupes soviétiques.






C’est à travers le regard d’une militante et en noir et blanc que le réalisateur choisit d’évoquer cette tragédie étouffée. Il s’inspire pour cela de la dialectique appliquée par son illustre maître Serguei Mikhailovitch Eisenstein dans Le cuirassé Potemkine, en ponctuant la montée de la tension d’images fortes, parsemant les mouvements d’ensemble de scènes intimistes qui donnent un supplément d’âme à certains des protagonistes, mais sans abuser outre mesure des effets de montage qui auraient surligné abusivement son propos, quitte à en édulcorer la teneur. Chers camarades ! fonctionne comme une mécanique de précision destinée à démonter les rouages d’un engrenage implacable. Dès le début, l’issue de cette lutte ne laisse pas le moindre doute. Konchalovsky s’ingénie toutefois à en souligner le caractère inéluctable par des détails anodins du quotidien qui humanisent ces gens comme les autres. Il y a dans cette mise en scène méthodique quelque chose de la barbarie décrite par Victor Hugo dans Les Misérables à travers sa description de l’émeute parisienne de juin 1832 où s’illustre Gavroche. Ses motivations relèvent de l’instinct de survie. La population rallie les travailleurs pour protester contre une hausse des prix arbitraire qui la concerne directement. Face à cette foule qui grossit et devient une menace potentielle, les autorités préfèrent la répression au dialogue. Au-delà de ce “fait divers” local, Konchalovsky dénonce l’aveuglement d’un pouvoir qui ne tient plus que par la force et peine à maîtriser une répression graduée en fonction de la menace réelle que représentent les insurgés. En l’occurrence ici, des gens ordinaires qui sortent spontanément dans la rue pour crier leur colère, mais ne répondent à aucune hiérarchie ou organisation constituée, là où les forces de l’ordre constituent quant à elles le bras armé d’un pouvoir impitoyable.






Couronnée du prix spécial du jury à la Mostra de Venise l’an dernier, la mise en scène fluide de Konchalovsky a le mérite de prendre pour centre de gravité une femme embarquée un peu malgré elle dans ce mouvement de foule spontané dont elle est à la fois témoin et partie prenante. Un rôle tenu par la comédienne biélorusse Yuliya Vysotskaya, égérie idéale qui est par ailleurs la muse et la compagne du cinéaste, elle-même originaire de Novocherkassk où elle a vu le jour une dizaine d’années après les événements que relate le film et dont on imagine que le récit a dû bercer sa jeunesse. Le réalisateur en a écrit le scénario avec l’ex-journaliste Elena Kiseleva, devenue sa partenaire de prédilection depuis Les nuits blanches du facteur (2014), qui a contribué pour une bonne part à donner un nouvel élan à sa carrière en renouvelant son inspiration.



Yuliya Vysotskaya



Dans Chers camarades !, la narration clinique tend à reconstituer les événements tels qu’ils se sont déroulés, sans rien occulter de la confusion qui a pu s’installer et mener au chaos. L’usage du noir et blanc contribue pour une bonne part à la puissance réaliste de ces images, Konchalovsky entreprenant à travers cette évocation de combler le trou béant laissé dans les mémoires par l’absence de toute caméra pour témoigner de ces événements demeurés ensevelis pendant soixante ans dans les oubliettes de l’histoire soviétique.


C’est parfois la fonction du cinéma de se substituer à une mémoire défaillante ou muselée. Ce film s’en charge en s’efforçant d’appliquer les règles du constat, sans jamais héroïser aucun de ses protagonistes. Les événements se suffisent à eux-mêmes. L’absence de musique constitue aussi un point fort, aux antipodes des dogmes en usage à Hollywood que Konchalovsky a pu expérimenter à un moment de sa carrière à travers des films tels que Maria’s Lovers (1984) ou Runaway Train (1985), mais aussi les innombrables spots publicitaires qu’il a tournés. Rien de tel ici. Le réalisateur octogénaire boucle en quelque sorte la boucle de sa carrière et renoue avec le réalisme dépouillé de ses débuts, celui du Premier maître (1965) et du Bonheur d’Assia (1966). Faut-il voir pourtant dans Chers camarades ! un film testamentaire ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, il a déjà signé depuis un documentaire intitulé Homo Sperans (2020).

Jean-Philippe Guerand







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