Film américain de Chloé Zhao (2020), avec Frances McDormand, David Strathairn, Gay DeForest, Linda May… 1h48. Sortie le 9 juin 2021.
Traditionnellement, à Hollywood, les grands studios vendent du rêve sans vraiment chercher à s’attarder sur le versant obscur d’une société américaine opulente. Il fut pourtant un temps pas si reculé où la misère avait sa place dans les line-ups des Majors, ainsi que l’attestent par exemple certaines comédies grinçantes de Frank Capra et ces films générés par la Grande Dépression comme Les raisins de la colère (1940) inspiré à John Ford par le classique de John Steinbeck. Désormais, c’est au cinéma indépendant que revient le soin de traiter des oubliés et des sans-grade de l’Amérique, comme en ont attesté récemment des films aussi réussis que 99 Homes (2014) de Ramin Bahrani ou The Florida Project (2017) de Sean Baker. C’est sur ce terrain que s’est aventurée la réalisatrice américaine d'origine chinoise Chloé Zhao en portant à l’écran le livre de Jessica Bruder Nomadland paru en 2017. Un choix qui s’inscrit logiquement dans la lignée de ses deux premiers longs métrages, Les chansons que mes frères m’ont apprises (2015) et The Rider (2017), qui questionnent les origines mêmes des États-Unis, mais aussi la pérennité du rêve qu’a pu représenter le Nouveau Monde pour les vagues successives de pionniers qui l'ont peuplé. Une démarche d’autant plus fertile qu’elle émane d’une jeune femme qu’on peut considérer elle-même comme un modèle d’intégration réussie.
Nomadland s’attache à ces gens ruinés par les crises financières successives qui ont tout perdu et ont choisi de vivre à l’écart de la société pour ne pas avoir à en subir plus longtemps les contraintes. Chez eux, la marginalité est une doctrine philosophique parfaitement assumée qui consiste à jouir de sa liberté sans être assujetti à la quête du profit. Fern écume l’Ouest, le vrai, au volant de sa camionnette et effectue des haltes au gré des emplois précaires qu’elle parvient à dénicher. À l’instar de cette plateforme de commerce en ligne dont les employés sont traités à la façon de véritables robots humains priés de se comporter comme des machines décérébrées. Le talent de Chloé Zhao consiste à ancrer ce récit poignant dans un cadre documentaire extrêmement travaillé, sans qu’on parvienne toujours à percevoir ce qui relève de l’immersion au cœur d’un monde fracturé et des choses vues. C’est cette confusion savamment entretenue qui donne tout son prix à cette rencontre avec des gens remarquables, jamais pris en compte ni par les médias ni par le cinéma, sous prétexte que la misère n’est ni glamour si a fortiori politiquement correcte ni même tolérable.
Longtemps réduite poliment au statut d’épouse d’un des frères Coen (en l’occurrence Joel), Frances McDormand est considérée depuis Fargo, qui lui a valu son premier Oscar en 1997, comme l’une des plus grandes actrices américaines d’aujourd’hui, ainsi que le fut avant elle la muse d’un autre grand cinéaste, Gena Rowlands. Après Three Billboards, les panneaux de la vengeance, en 2018, elle a ajouté une troisième statuette sur sa cheminée, grâce à sa composition impressionnante mais subtile dans Nomadland, couronné par ailleurs des Oscars du meilleur film et de la meilleure réalisation. Cette prodigieuse actrice de composition va bien au-delà de la simple incarnation. Elle s’approprie ce personnage qui décide de surmonter sa déchéance en restant maîtresse de son destin. Comme elle le dit d'ailleurs elle-même, « je ne suis pas sans-abri (homeless) mais sans maison (houseless) ». Et la nuance est de taille car elle conditionne le mode de vie de cette tribu errante qui refuse de zoner et de se lamenter, en affirmant sa défiance à l'égard d'une société de consommation inhumaine dépourvue de protection sociale qui marginalise les plus vulnérables de ses membres, la vieillesse étant ici plus qu'ailleurs un naufrage excluant.
Frances McDormand et David Strathairn
Cette liberté devenue un véritable privilège passe par des contraintes matérielles, mais aussi une philosophie de la vie pour laquelle Fern et ses compagnons sont prêts à se battre bec et ongles en s’accrochant à cette dignité devenue leur ultime signe de reconnaissance. La puissance du film réside dans sa capacité à intégrer cette femme déterminée dans la vie réelle, comme dans cette séquence où elle accepte un contrat précaire chez Amazon pour subvenir à ses modestes besoins. L’occasion pour Chloé Zhao de montrer les conditions de travail en vigueur dans l'antichambre des Gafa qui incarne la nouvelle horreur économique dans toute sa splendeur décadente par sa capacité à asservir ses employés pour quelques dollars de plus. Mais ce film engagé entend avant tout montrer comment ce monde désincarné engendre lui aussi ses rebelles dont l’indépendance n’a pas de prix et qui se réconfortent les uns les autres au hasard de leurs migrations croisées. Nomadland s’impose par une humanité qui fait chaud au cœur, mais ne s’accommode d’aucune complaisance misérabiliste. C'est un chef d’œuvre à l'épreuve du temps qui donnera aux générations futures un aperçu de la façon dont la société américaine, et même occidentale, avait érigé en doctrine une ségrégation économique et sociale mondialisée.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire