Film français de Just Philippot (2020), avec Suliane Brahim, Sofiane Khammes, Marie Narbonne, Raphaël Romand, Vincent Deniard, Victor Bonnel… 1h41. Sortie le 16 juin 2021.
Suliane Brahim, Raphaël Romand et Marie Narbonne
Devenue veuve, une agricultrice se lance dans l’élevage de sauterelles pour sauver son exploitation en péril. Jusqu’au moment où cette mère qui élève seule une adolescente et un petit garçon se laisse dépasser par cette activité à plein temps qui l’entraîne dans une spirale vertigineuse. La farine qu’elle fabrique à l’aide de ses insectes s’avère si peu rentable qu’elle la contraint à une escalade frénétique de sa production dont les serres géantes se multiplient autour de son habitation comme des pustules sur le visage d’un malade de la varicelle. Une course au profit obsessionnelle qui la fait sombrer peu à peu dans un repli sur soi suicidaire, à la lisière de la folie pure…
Suliane Brahim
Si le festival de Cannes 2020 avait pu se dérouler comme prévu, La nuée aurait constitué à n’en pas douter l’un des événements incontournables de la Semaine de la Critique qui l’avait sélectionné. Son réalisateur s’y inscrit délibérément dans la mouvance d’un autre film couronné du Prix de la Fipresci dans cette section : le fameux Grave de Julia Ducournau. Just Philippot connaît à merveille les codes du cinéma fantastique et se les réapproprie en les transplantant dans le cadre le plus bucolique que soit : une campagne française en danger de mort qui doit se diversifier pour échapper à la ruine. Quitte à contraindre les agriculteurs traditionnels à jouer aux apprentis sorciers et à pactiser avec le diable. En l’occurrence bien souvent ces géants de la biotechnologie qui nous tuent à petit feu pour engraisser les fonds de pension.
La spécificité de La nuée est d’appliquer les codes du cinéma de genre à un sujet de société qui donne lieu généralement à des films à thèse, à l’exemple des récents Petit paysan et Au nom de la terre. Son agricultrice est acculée à un rendement de plus en plus dément et doit littéralement faire corps avec ces sauterelles qui lui sucent le sang en l’isolant de son entourage déjà limité. Là encore, Just Philippot aborde une thématique cruciale pour cette profession : l’isolement de l’individu par rapport à une société qui finit par un ostracisme collectif. Il s’exprime ici à travers les rapports compliqués de cette femme isolée dans un monde d’hommes avec ses voisins. Il y a ceux qui s’adonnent encore quant à eux à des activités séculaires. Et puis aussi ces machistes ordinaires qui profitent de son inexpérience pour lui imposer un rendement absurde. Et puis enfin, un cercle intime réduit à ses enfants privés de père et à un amoureux transi.
Suliane Brahim
La nuée est indissociable de son interprète principale, Suliane Brahim, l’une des perles de la Comédie Française, révélée à l’écran par son rôle récurrent dans la série Zone blanche. Un choix d’autant plus pertinent de la part de Just Philippot que c’est une quadra dont le réalisateur exploite intelligemment le vécu, sans jamais chercher à le plaquer artificiellement sur cette histoire. Loin d’abreuver cette interprète subtile sous un tombereau de mots, le metteur en scène filme son visage comme un paysage et l’encourage à exprimer son caractère plutôt taiseux entretenu par l’isolement par la gestuelle. La direction d’acteurs repose ici sur un parti pris à la fois gestuel et tactile. On est loin de l’approche hollywoodienne qui consiste à traiter les protagonistes des films de genre comme des êtres mécaniques sinon désincarnés dont la caractérisation n’est qu’un prétexte. À ce titre, ce n’est évidemment pas un hasard si La nuée met en scène l’une des dix plaies d’Égypte décrites dans le livre de l’Exode. Il émane de ce film brillant une puissance mythologique indéniable qui confère à cette descente aux enfers un caractère universel.
La nuée réussit à concilier une relecture habile du cinéma de genre avec un discours social et écologique en prise avec notre époque. Son héroïne est en quelque sorte une créature engendrée par un monde agricole qui agonise au rythme des suicides de ses membres si peu dénoncés par les médias. Une femme dans un monde d’hommes qui lutte pour sa survie, quitte à pactiser en quelque sorte avec le diable. Un constat sociologique qui va de pair avec la relecture singulière d’un thème classique du cinéma d’horreur, lui-même hérité d’une mythologie séculaire. Un film universel qui atteint aujourd’hui des records de ventes internationales et envoie un signe fort à tous ceux qui prônent l’avènement d’un cinéma de genre français comme alternative crédible à la tradition anglo-saxonne. Une école qui perpétue avec bonheur l’héritage illustre de l’écrivain Charles Nodier et du cinéaste Georges Franju.
Jean-Philippe Guerand
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