Qiqiu Film chinois de Pema Tseden (2019), avec Sonam Wangmo, Jinpa, Yangshik Tso, Druklha Dorje, Palden Nyima… 1h42. Sortie le 26 mai 2021.
Druklha Dorje et Palden Nyima
Au fin fond de la steppe tibétaine, un couple élève des brebis et ses trois fils, en totale illégalité par rapport à la politique de l’enfant unique imposée par la Chine souveraine sur cette région reculée. À l’insu de sa communauté pour laquelle la contraception relève du tabou, la mère s’initie en secret à cette pratique, tandis que d’autres gamins s’amusent en toute insouciance avec des ballons dont on découvrira rapidement qu’il s’agit en fait des préservatifs qu’elle a accumulés clandestinement sous son oreiller afin d’éviter un “accident”. Une image inoubliable qui résume à elle seule l’enjeu crucial de ce film poétique, parfois burlesque et souvent émouvant : la tradition est-elle vraiment compatible avec la modernité ? Balloon adresse par ailleurs un clin d’œil appuyé au fameux Ballon rouge d’Albert Lamorisse, œuvre familiale universelle auquel un autre cinéaste asiatique, le Taïwanais Hou Hsiao-hsien, avait déjà rendu hommage dans Le voyage du ballon rouge.
Palden Nyima et Druklha Dorje
Encore assez peu connu en France, Pema Tseden signe ici le sixième long métrage d’une carrière entamée en 2004 avec Le silence des pierres sacrées. Film après film, il témoigne de l’évolution des mœurs, mais aussi des coutumes et des rituels qui ont façonné l’identité culturelle du Tibet. Dans Jinpa, un conte tibétain, sorti en février dernier, il s’attachait à la brève rencontre d’un camionneur et d’un jeune homme en quête de vengeance. Avec toujours ce contraste saisissant entre un cadre géographique à perte de vue et des êtres humains en proie à des questionnements intimes. Une confrontation philosophique qu’il filme en évitant soigneusement de succomber à la tentation décorative ou touristique.
Malgré son insouciance apparente, Balloon aborde un sujet de société qui revêt en fait une universalité surprenante. Formé à l’Académie du cinéma de Pékin au début des années 2000, Tseden met son art de la mise en scène au service de son peuple, sans souci ostensible de polémiquer. Comme ses deux films précédents, le sujet de son nouvel opus lui a en fait été inspiré par une nouvelle qu’il a lui-même imaginée. Sinon que cette histoire simple remonte à ses années d’études et s’est imposée à lui un jour d’automne où il a remarqué que l’image même d’un ballon volant dans le ciel pouvait revêtir diverses symboliques parfois contradictoires. D’où un parti pris esthétique assumé qui allie une caméra en mouvement permanent et une dominante chromatique plutôt froide. Fidèle au même chef opérateur depuis ses trois derniers films, le réalisateur apporte une attention particulière à son cadre et joue de la lumière comme du contraste pour accentuer le flou artistique qui sépare les séquences ancrées dans le réel de quelques incursions oniriques fort réussies.
Comme son nom ne l’indique pas forcément pour un profane, Pema Tseden est un réalisateur de sexe masculin. Une nuance pas évidente au vu du caractère profondément féministe de son discours. Sa fermière Drolkar est une battante authentique qui n’entend se soumettre ni à la loi des hommes, ni même à celle de ses ancêtres. Malgré son mode de vie traditionnel, elle a conscience d’évoluer dans un monde dont le mouvement s’avère inéluctable. Un univers en vase clos où une naissance devient un délit et où le poids des traditions demeure encore écrasant. S’en affranchir, même accidentellement, devient donc un acte d’indépendance sinon même un geste d’affranchissement.
Balloon applique les codes de la fresque ethnologique à un sujet brûlant qu’il aborde d’un point de vue poétique mâtiné à la fois d’amour et d’humour. Sous l’apparence d’un cinéma populaire qui affirme une indéniable ambition sur le plan artistique, son réalisateur souligne le paradoxe de ces territoires lointains de la Chine qui échappent au pouvoir central en perpétuant en toute innocence des traditions parfois incompatibles avec certaines doctrines politiques. Derrière ce conte tibétain moins innocent qu’il ne pourrait y paraître de prime abord, affleure un véritable sujet de société qui renvoie par ailleurs à une problématique plus vaste. Ces ballons rouges confectionnés à l’aide de préservatifs, ils évoquent aussi des ventres arrondis sous l’effet d’une grossesse. C’est-à-dire la liberté des femmes de disposer de leur corps, malgré une doctrine étatique arbitraire qui ne prend en considération qu’une vision comptable du malthusianisme face à un risque de surpopulation… Tel est l’enjeu véritable de ce film délicat au charme ambigu.
Jean-Philippe Guerand
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