Film américain de Shaka King (2020), avec Daniel Kaluuya, LaKeith Stanfield, Jesse Plemons, Dominique Fishback, Ashton Sanders, Algee Smith, Martin Sheen… 2h05. Mise en ligne sur myCanal + le 26 avril 2021 et disponible en achat digital le 28 avril 2021.
Il aura donc fallu plus d’un demi-siècle à l’Amérique pour se retourner sur son passé et se frotter aux grandes révolutions de 1968. Au moment où le mouvement Black Lives Matter remet au goût du jour une cause plus brûlante que jamais dont la présidence Trump a attisé les braises avec un rare cynisme, Judas and the Black Messiah fait écho à deux autres films récents : Detroit (2018) de Kathryn Bigelow (situé en 1967) et Les sept de Chicago d’Aaron Sorkin (qui se déroule en 1968) par sa mise en perspective des problèmes raciaux aux États-Unis. Celui de Shaka King s’appuie lui aussi sur des événements authentiques qui ont conduit le tout-puissant patron du FBI, J. Edgar Hoover, à envoyer une taupe au cœur même du mouvement des Black Panthers afin de faire tomber son leader charismatique, Fred Hampton, lequel apparaissait d’ailleurs sous les traits de Kelvin Harrison Jr. dans Les sept de Chicago. Il applique pour cela des méthodes qu’il a expérimentées au plus fort de la guerre sans pitié qu’il a livrées aux sympathisants communistes tout au long de la décennie précédente.
LaKeith Stanfield et Jesse Plemons
En lice pour six Oscars, ce film revient sur la radicalisation engendrée par la lutte pour les droits civiques en réaction aux assassinats de Malcolm X, en 1965, et du révérend Martin Luther King, en 1968. Il s’attache pour cela au cas de conscience et aux états d’âme de Bill O’Neal, ce membre dévoyé de la communauté noire conditionné pour trahir ses “frères” et instrumentalisé pour cela par des Blancs dépourvus de moralité qui le paient en demi-liasses de billets. Dans la réalité, ce garde du corps infiltré finira par confesser publiquement sa traîtrise dans un documentaire de la série Eyes on the Prize consacrée par la chaîne PBS à l’histoire du combat pour les droits civiques, avant de se donner la mort au volant de sa voiture, le soir même de la diffusion de son tragique coming out. On mesure aisément l’impact considérable que peut exercer un tel film dans une Amérique aussi clivée que celle d’aujourd’hui. Sa réussite reste indissociable de son interprétation, à l’instar de l’incarnation hallucinante que donne Martin Sheen de J. Edgar Hoover, qu’il fait ressembler à une momie de cire sortie d’un autre âge. Le film reste cependant dominé par l’association de deux représentants de la nouvelle génération : Daniel Kaluuya, révélé dans Get Out (2017), et le rappeur LaKeith Stanfield, vu quant à lui dans Sorry to Bother You (2018).
Daniel Kaluuya, Darrell Britt-Gibson, Lakeith Stanfield,
Ashton Sanders et Caleb Eberhardt
Judas and the Black Messiah est un film important par sa seule existence. Il a toutefois fallu plusieurs décennies pour que sa parole devienne audible, comme l’atteste l’existence d’un documentaire d’Howard Alk intitulé The Murder of Fred Hampton (1971), qui n’a eu en son temps qu’un retentissement très limité. Cinématographiquement, soutenu par un producteur qui n’est autre que Ryan Coogler (le réalisateur désormais intouchable de Black Panther), le deuxième long métrage de Shaka King parvient à trouver un équilibre remarquable entre un discours militant articulé autour de débats parfois enflammés et des scènes d’action d’une violence dénuée de complaisance dont des assauts d’une rare brutalité. Il réussit à reconstituer brillamment une époque troublée, sans jamais laisser les artifices décoratifs se substituer à son discours. Du coup, son film se présente en quelque sorte comme le pendant parfait du fameux BlacKkKlansman (2018) de Spike Lee qui mettait en scène lui aussi une tentative d’immersion, mais dans le camp adverse, celui du Ku Klux Klan. Ce constat impitoyable marque une nouvelle étape dans l’affranchissement cinématographique d’une communauté qui a eu jusqu’ici très rarement voix au chapitre et s’empare enfin de son histoire douloureuse.
Jean-Philippe Guerand
Daniel Kaluuya, Darrell Britt-Gibson, Ashton Sanders,
Caleb Eberhardt et Dominique Thorne
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