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“Malcolm & Marie” de Sam Levinson




Film américain de Sam Levinson (2020), avec Zendaya et John David Washington 1h46. Mise en ligne sur Netflix le 5 février 2021.



John David Washington et Zendaya


La psychologie n’est pas le genre roi du cinéma américain. Sur ce terrain particulier qui flirte volontiers avec les tréfonds de l’intime, les Européens et les Asiatiques mènent le jeu depuis des lustres. Y compris aux États-Unis quand ils y sont invités. Le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó l’a prouvé récemment sur Netflix avec Pieces of a Woman, comme avant lui le mexicain Alfonso Cuaron avec Roma ou, dans une moindre mesure, le new-yorkais Noah Baumbach dans son Marriage Story, plus conventionnel que réellement audacieux sur le plan psychologique. Sam Levinson s’inscrit avec Malcolm & Marie sur le registre de l’exercice de style, en respectant la sacro-sainte règle théâtrale des trois unités, dans le cadre d’un traitement formel minimaliste qui joue des clairs obscurs et de l’harmonie des silhouettes que permet un tournage en pellicule inversible associé à la souplesse du super 35. L’argument est réduit à sa plus simple expression. Après la première projection de son nouveau film, un jeune réalisateur ambitieux rentre chez lui avec sa compagne, comédienne en quête de gloire, alors même qu’il a confié le rôle principal de dans son film à l’une de ses rivales déjà encensée par la critique. La chute d’adrénaline aidant, certaines vérités vont s’échanger qui soulignent à la fois la fragilité sentimentale du couple et les ambitions contrariées du pygmalion en veine de reconnaissance et de la beauté frustrée.



Zendaya et John David Washington



L’action de Malcolm & Marie se trouve circonscrite dans le cadre nocturne d’un vaste bungalow carrossé de baies vitrées dont la vue imprenable suffit à attester de la réussite ostentatoire de ses occupants. La photo en noir et blanc ciselée par le chef opérateur hongrois Marcell Rév (avec lequel Levinson collabore depuis ses débuts) transpose l’intrigue dans une sorte de no man’s land intemporel qu’auraient sans doute pu filmer tel quel le Robert Aldrich du Grand couteau (1955), le Vincente Minnelli du Chevalier des sables (1965), l’Elia Kazan de L’arrangement (1969) voire le Spike Lee de Girl 6 (1996). Cette longue scène de ménage matinée de carriérisme est universelle. Elle s’appuie sur deux protagonistes aux caractères bien trempés : un cinéaste à succès qui aspire plus que tout à être reconnu en tant qu’auteur et une comédienne dont la beauté a toujours fait obstacle à la reconnaissance de son talent et qui sent que sa chance est peut-être en train de lui échapper. Difficile de ne pas reconnaître dans ce portrait de réalisateur celui de Sam Levinson, lui-même révélé à Sundance et Deauville par son premier long métrage, Another Happy Day (2011). Happé par le système avec son opus suivant, Assassination Nation (2018), sa série Euphoria (2019-2021) a valu à l’ex-starlette de Disney Channel Zendaya de devenir la plus jeune lauréate de l’Emmy Award de la meilleure actrice. La boucle semble donc bouclée avec ce projet expérimental comme Netflix a les moyens d’en générer, forte de son audience potentielle de plus de deux cents millions d’abonnés.



John David Washington et Zendaya



Les vérités qui fusent entre les deux personnages de Malcolm & Marie traduisent des sentiments partagés et croisent parfois la thématique inusable d’un classique comme Une étoile est née. La vie d’artiste a ceci d’ingrat qu’elle s’accommode difficilement d’une réussite à deux vitesses et que les frustrations de l’un résonnent nécessairement comme une accusation aux yeux de son partenaire. Face à Zendaya, qui a ici l’occasion de donner un vaste aperçu de ses capacités dramatiques, quelle cuisine une platée de pâtes en robe de soirée où laisse couler ses larmes dans son bain, Sam Levinson a choisi pour incarner son double John David Washington, vu sur de tout autres registres dans BlacKkKlansman de Spike Lee et Tenet de Christopher Nolan. Le fils prodigue de Denzel Washington passe lui aussi par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel sensoriel, en alternant éclats spectaculaires et moments plus confidentiels. Malgré des dialogues parfois un peu trop explicites, certaines considérations nous interpellent, alors que d’autres semblent nettement plus convenues, tant chaque mot et le moindre geste de ce pas de deux sur la corde raide des sentiments paraît étudié pour mettre en valeur son interprète. Ici se trouve sans doute la limite d’un exercice souvent touchant, mais aussi par moments exaspérant sinon complaisant, dont on aurait parfois envie qu’il dérape vraiment. Comme chez Bergman ou Pialat, nos balises dans ce brouillard affectif. Malcolm & Marie apparaît donc comme un magnifique objet exempt de ce supplément d’âme qui fait toute la différence entre un bon film et une œuvre essentielle.

Jean-Philippe Guerand




Zendaya et John David Washington


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