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“Pieces of a Woman” de Kornél Mundruczó



Film canado-américano-hongrois de Kornél Mundruczó (2020), avec Vanessa Kirby, Shia LaBeouf, Molly Parker, Ellen Burstyn, Sarah Snook, Iliza Shlesinger, Benny Safdie, Jimmie Falls… 2h06. Mise en ligne sur Netflix le 7 janvier 2021.



Vanessa Kirby et Shia LaBeouf



Voici la chronique d’un bonheur presque parfait. Martha (Vanessa Kirby) et Sean (Shia LaBeouf) sont beaux, heureux et vivent dans un appartement immaculé des quartiers chics de Boston, comme on en rêve entre les pages du magazine “Architectural Digest”. Lorsque la jeune femme tombe enceinte, le jeune couple atteint à une sorte d’idéal social qui va de pair avec une aspiration de pureté patinée de philosophie New Age : l’accouchement se déroulera donc à domicile. Un minuscule grain de sable va toutefois venir gripper cette mécanique de précision illusoire. Dès lors, c’est une toute autre spirale qui va emporter nos tourtereaux… Pour son premier film sous pavillon américain, sous la houlette experte du producteur Martin Scorsese, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó a évité de céder aux sirènes hollywoodiennes en acceptant de prendre clés en main une œuvre de commande. Il reste fidèle à sa scénariste depuis White God (2014), Kata Wéber, avec laquelle il se livre à un numéro de haute voltige à partir d’un sujet qui confine à l’intime : la maternité. De cette tragédie conjugale écrite par une femme mais mise en scène par un homme affleure une vérité poignante qui n’est jamais manichéenne.



Shia LaBeouf et Vanessa Kirby



La réussite de ce film repose sur ce double regard qui a valu un Prix d’interprétation à la Mostra de Venise à la comédienne britannique Vanessa Kirby, pour sa composition de mater dolorosa, il est vrai prodigieuse, mais sans doute aussi pour ses poses de Pietà inoubliables. Comme le souligne justement son titre, Pieces of a Woman ramasse en quelque sorte les morceaux épars d’une vie brisée. À la manière d’un médecin légiste, Mundruczó les recense un à un et leur colle des étiquettes identificatives, dans la perspective d’une hypothétique reconstitution. Dans un second temps, il opère comme ce médecin démiurge qui lui a inspiré Un garçon fragile, le projet Frankenstein (2010) et s’attache à une renaissance sous la forme d’une véritable transmutation. Ce constat clinique échappe en cela aux codes du genre, en se concentrant peu à peu exclusivement sur son personnage principal féminin. Une créature apparemment dépourvue d’aspérités qui se lézarde de l’intérieur sous l’effet d’un bonheur aux confins de l’aliénation, avant de se révéler à elle-même dans l’épreuve.



Iliza Shlesinger et Vanessa Kirby



Kornél Mundruczó commence par nous introduire dans un cadre immaculé dont la blancheur crève l’écran. Comme un peintre confronté à une toile dont la clarté l’aveugle, il va dès lors s’escrimer à faire exploser peu à peu cette harmonie trompeuse et à s’en prendre aux apparences pour mieux les traverser. Lui dont le cinéma se caractérisait jusqu’alors par sa noirceur ne soigne l’illusion du bonheur et de l’harmonie que pour mieux la faire imploser. Il ne confond jamais pour autant l’élégance avec l’esthétisme. Le regard qu’il porte sur ce couple de BoBos bostoniens est aussi celui d’un cinéaste venu de Hongrie qui a sans doute découvert la civilisation américaine à travers ses films et ses séries. C’est cette vision extérieure qui donne toute sa profondeur à cet aquarium humain. Il raille au passage ces us modernes des nantis qui professent un retour à la nature où l’alimentation bio va de pair avec l’accouchement sans péridurale, tandis que la télévision diffuse en direct la fonte des glaciers provoquée par le réchauffement climatique. Mais quelle place reste-t-il réellement pour les sentiments et les émotions dans un monde aussi globalisé ? Telle est la question à laquelle répond cette étude de mœurs qui se recentre petit à petit autour d’une problématique éternelle qu’incarne cette jeune femme rappelée à son humanité profonde par une tragédie qui la contraint à briser son image idéalisée pour laisser s’exprimer un inconscient trop longtemps refoulé. Quitte à provoquer ainsi une réaction en chaîne, avec ce qu’elle suppose de ravages collatéraux.



Ellen Burstyn



Wéber et Mundruczó se montrent particulièrement critiques à l’égard de l’American Way of Life, ce bonheur illusoire popularisé par le cinéma hollywoodien. Au passage, le film se joue avec autant d’ironie que de virtuosité d’une figure imposée du cinéma : le drame de prétoire. De l’harmonie de ce couple, on ne discerne que les apparences, évidemment trompeuses. Le scénario escamote d’ailleurs le mari avec une troublante virtuosité pour se concentrer sur cette femme frappée dans sa chair qui se trouve confrontée aux conventions qui l’ont façonnée en neutralisant son libre-arbitre. Au passage, il règle son compte au matriarcat américain à travers le personnage de mère cannibale et cadenassée campée par la toujours impressionnante Ellen Burstyn, dont le temps a sculpté le visage avec une rare élégance. Comme si le mal était héréditaire et venait de très loin. Pieces of a Woman doit davantage à Ingmar Bergman ou Maurice Pialat qu’à l’univers aseptisé dans lequel il s’inscrit, même si ses chuchotements s’y avèrent infiniment plus éloquents que ses cris. Gageons que les Golden Globes et les Oscars auront à cœur d’entériner ce coup de maître.

Jean-Philippe Guerand





Vanessa Kirby

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