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“Mank” de David Fincher



Film américain de David Fincher (2020), avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins, Arliss Howard, Tom Pelphrey, Sam Troughton, Ferdinand Kingsley, Tuppence Middleton, Tom Burke, Charles Dance… 2h11. Mise en ligne sur Netflix : 4 décembre 2020.



Gary Oldman



Longtemps considéré comme le meilleur du film jamais tourné, Citizen Kane reste indissociable de son metteur en scène et interprète principal, Orson Welles. C’est toutefois ignorer le rôle déterminant qu’a pu jouer dans ce coup d’essai Herman J. Mankiewicz (1897-1953), scénariste à tout faire des studios qui noyait son cynisme dans l’alcool, mais n’avait pas son pareil pour fignoler un script et ajuster des intrigues. En l’occurrence, le producteur John Houseman lui a donné soixante jours pour rédiger le script de ce film d’abord intitulé American. Une genèse entrecoupée ici d’incursions au fil de la décennie précédente en compagnie du magnat William Randolph Hearst, de sa maîtresse Marion Davies et de tout ce que le cinéma hollywoodien a compté d’espoirs prometteurs et de feu follets lors de l’avènement du parlant, quitte à mettre sa force de frappe au service de la politique, comme s’y sont attelés Louis B. Mayer et Irving Thalberg en produisant des films de propagande destinés à influer sur l’élection du gouverneur de Californie en 1934. Avec ce onzième long métrage, David Fincher sacrifie au denier du culte et exprime sa fascination pour l’âge d’or des studios sur un scénario mitonné par son propre père, Jack, aujourd’hui disparu. Avec en ligne de mire le souhait de réhabiliter un homme de l’ombre dont le patronyme est devenu immortel grâce à son frère Joseph, devenu quant à lui un réalisateur de légende. Mais c’est une toute autre histoire…






1940. Enfermé dans une maison perdue au fin fond du désert californien et muni d’une impressionnante cargaison de bouteilles de whisky, Herman Mankiewicz dispose de soixante jours pour écrire un scénario : celui du premier long métrage du jeune prodige du Mercury Theater, Orson Welles. Il a carte blanche afin de puiser dans ses souvenirs personnels et invoquer quelques figures mythiques d’Hollywood qu’il a côtoyé avant de se brouiller avec deux de ses commanditaires les plus illustres : Louis B. Mayer et Irving Thalberg pour lesquels il a travaillé sous l’égide de la Metro Goldwyn Mayer. C’est dire combien ce scénario intitulé provisoirement American fait figure d’exutoire à ses yeux et avec quelle ferveur il va convoquer les spectres de son passé pour nourrir son inspiration embrumée par l’alcool qui lui sert de carburant. À l’arrivée, Herman J. Mankiewicz décrochera la consécration suprême en 1942 : l’Oscar du meilleur scénario pour ce film mythique intitulé Citizen Kane qui sera considéré pendant des décennies par bien des critiques comme le plus grand chef d’œuvre de l’histoire du cinéma.



Gary Oldman


C’est le propre père de David Fincher, Jack, qui a écrit le script de Mank. Il s’est appuyé pour cela sur un essai polémique de la célèbre Pauline Kael attribuant au seul Mankiewicz la paternité du scénario de Citizen Kane, thèse elle-même battue en brèche par Peter Bogdanovich qui fut quant à lui un proche de Welles et en tant que tel un gardien du temple controversé. C’est une fois à la retraite que le journaliste et écrivain Jack Fincher a décidé de se consacrer à la genèse de ce classique en y greffant peu à peu une seconde intrigue qui met en scène l’implication des patrons de la MGM dans l’élection du gouverneur de Californie en 1934, à travers la production de plusieurs films de pure propagande. Avec, en filigrane, le couple baroque formé par le magnat de la presse Randolph Hearst et la comédienne Marion Davies dans le palais des mille et une nuits où ils conviaient le tout-Hollywood afin de savourer leur pouvoir d’influence.






David Fincher a essayé de monter ce projet en 1997. Sans succès : le noir et blanc était alors un obstacle rédhibitoire. Son père Jack est décédé quant à lui six ans plus tard. Dopé par le succès de la série Mindhunter, le réalisateur a convaincu Netflix, qui venait de financer les finitions et la restauration de l’inédit de Welles L’autre côté du vent, de le suivre dans cette folle aventure. Le résultat est une formidable réussite artistique qui repose à la fois sur une esthétique extrêmement sophistiquée et un casting parfait. Loin de tenter de singer les fameux clairs obscurs ciselés par Gregg Toland, Erik Messerschmidt (connu pour sa contribution à Mindhunter) s’en démarque pour s’inspirer de l’imagerie hollywoodienne telle qu’a pu la perpétuer le photographe George Hurrell à travers sa vision du glamour. À noter que, contrairement à la plupart des films en noir et blanc exploités ces dernières années, Mank n’a pas été tourné en couleur puis retravaillé en labo. Ici réside sans doute le secret de sa beauté incandescente qui éclate autant dans les séquences de groupe mettant en scène des tournages aux moyens faramineux (ah, cette chevauchée westernienne filmée à la grue !) et des fêtes décadentes dont les invités ressemblent à des statues de cire, que dans sa reconstitution minutieuse de ces années 30, parenthèse dérisoire entre les effets de la Grande Dépression et les bruits de bottes de la Seconde Guerre mondiale.






L’autre atout maître de Mank réside dans sa distribution. À commencer par la composition hallucinante de Gary Oldman, aussi magistral dans le rôle-titre qu’il le fut il y a peu en campant le Winston Churchill qui lui valut un Oscar pour Les heures sombres de Joe Wright en 2018. Certes, il s’attaque cette fois à un personnage nettement moins familier, mais sa prestation résume à elle seule le désarroi de l’écrivain confronté à sa solitude dans son bungalow spartiate de Victorville. Justes choix aussi que ceux du très raffiné Charles Dance dans le rôle du patron de presse Hearst, qui constitue en quelque sorte l’antithèse de l’image qu’en a laissé Welles lui-même dans son propre film, et d’Amanda Seyfried dans le rôle de Marion Davies, cette blonde vénus hollywoodienne éjectée de son olympe par le parlant.



Amanda Seyfried



Bien qu’il sacrifie au denier du culte, David Fincher se garde bien de sombrer dans le pastiche ou la copie. Pas question non plus pour lui de multiplier les clins d’œil entendus à l’adresse des cinéphiles et des nostalgiques de l’âge d’or des studios. Il signe au contraire un film très personnel en revisitant les coulisses d’Hollywood à un tournant clé de son histoire et en rendant justice à un artisan de l’ombre comme l’usine à rêves en a usé et épuisé des dizaines. Un homme seul dont le patronyme ne deviendra vraiment immortel qu’à travers la renommée de son frère cadet, le réalisateur Joseph L. Mankiewicz (1909-1993). En cela, Mank s’impose comme un témoignage plus cynique que nostalgique sur cette cité d’immigrés qui a posé les bases d’une industrie toute puissante pour une éternité longue de près d’un siècle. L’ironie veut que ce soit une plateforme de streaming qui ait engendré le plus mélancoliques des hommages à l’usine à rêves et que son auteur ait signé un contrat d’exclusivité de quatre ans avec Netflix. Mais le seul vainqueur de cette aventure palpitante reste le cinéma dans sa déraison la plus folle.

Jean-Philippe Guerand






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