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“Dawson City : Le temps suspendu” de Bill Morrison



Dawson City : Frozen Time Film canadien de Bill Morrison (2016) 2h. Sortie le 5 août 2020. 




La scène se passe en 1978 sur un chantier du Grand Nord canadien, à moins de six cents kilomètres du cercle polaire arctique. Au cours de travaux de terrassement, une pelleteuse dévoile des rouleaux de films par centaines. Au point que des spécialistes sont dépêchés sur place où ils découvrent un véritable trésor que la moindre manipulation menace d’anéantir. Dawson City connut son heure de gloire lors de la ruée vers l’or qui attira dans le Klondike des milliers de prospecteurs venus y chercher la fortune, avant de l’abandonner et de mettre le cap vers l’Alaska que la rumeur disait déjà plus faste en précieux minerai.
La bourgade vit alors sa population enfler jusqu’à quarante mille habitants et dut se doter d’infrastructures à la mesure de cet engouement. Parmi ceux-ci, une salle de cinéma qui devint de fait par sa situation géographique la dernière étape de la circulation des films à travers le territoire. Un peu comme on le dit d’une gare située en bout de ligne. Du coup, les distributeurs considérant comme trop coûteux le rapatriement de copies devenues techniquement inexploitables à force d’avoir été projetées, et le cinéma n’ayant pas davantage les moyens de les leur retourner, la ville n’eut d’autre solution que de stocker les rouleaux partout où elle trouvait de la place, des caves d’un bâtiment administratif déserté au sous-sol d’une piscine désaffectée. Jusqu’au moment où ceux-ci devinrent si encombrants qu’il fallut trouver un moyen de s’en débarrasser sans qu’ils deviennent une menace. Après bien des solutions transitoires, il fut décidé de les enfouir, leur destruction par le feu exposant potentiellement la ville à une véritable catastrophe. Au fil du temps, en effet, on ne compte plus les laboratoires et les dépôts ravagés par leur inestimable contenu.




C’est ce cimetière de 533 bobines sur support nitrate miraculeusement sauvées de l’anéantissement par le permafrost que profana un conducteur d’engin à la fin des années 70. Encore s’agissait-il d’un cadeau empoisonné, dans la mesure où ce gisement considérable était composé de film flamme qui, comme son nom l’indique, est la plus abrasive des pellicules, à l’origine de bien des incendies au fil de l’histoire du cinéma. Son transport constituait donc une entreprise à haut risque qui finit par être confiée à une unité d’élite de l’armée canadienne et permit par la suite aux archivistes d’Ottawa d’identifier et d’inventorier méthodiquement des images d’actualité, des courts et des longs métrages considérés pour certains comme perdus, 75% du cinéma muet étant porté disparu.
Dawson City : Le temps suspendu est une entreprise cinématographique passionnante qui s’appuie sur des extraits de ces images retrouvées et restaurées numériquement en résolution 4K pour retracer une facette ignorée des premières décennies du septième art. Il s’agit d’un véritable cadeau à l’usage des cinéphiles les plus curieux qui imbrique étroitement l’histoire d’une région avec le destin même du septième art avant qu’il ne prenne la parole. Les mutations successives de Dawson City, ville champignon qui retombera dans l’oubli aussi rapidement qu’elle en est sortie, se racontent ici à travers des images d’actualité puisées parmi ce pactole providentiel. Bill Morrison signe un film unique qui se nourrit en quelque sorte de lui-même et utilise ces images sauvées du néant pour illustrer son propos. Y compris des classiques comme La ruée vers l’or (1925) de Charles Chaplin ou La piste de 98 (1928) de Clarence Brown qui se déroulent dans ce cadre éminemment photogénique.
En peinture, art dont est issu Morrison, on parlerait sans doute de collage en voyant ces images répétées d’une même situation extraites de films différents qui lui servent aujourd’hui à exprimer des sentiments universels à travers des juxtapositions d’une intense poésie. Comme si ce documentaire foisonnant présenté dans le cadre de la section Orrizonti de la Mostra de Venise, qui a tout de même mis quatre ans à trouver un distributeur français malgré des louanges Outre-Atlantique, n’était que le show-room fastueux d’une période de l’histoire du cinéma des origines dont l’histoire reste à écrire, faute de n’en avoir encore qu’une connaissance parcellaire.




Il n’y a que lorsqu’il se produit des miracles comme celui de Dawson City que notre approche de cette période est vraiment à même de progresser. Il y a quelques années, c’est au fin fond de l’Australie, à nouveau en bout de chaîne, qu’ont été découverts des copies de Fritz Lang dont il ne restait plus alors aucune trace au monde. Le film de Bill Morrison est une formidable invitation à rêver sur des images qui n’ont pas fini de révéler tous leurs secrets. C’est un voyage dans la préhistoire du septième art qui nous donne parfois l’impression d’être téléporté dans un autre espace-temps. Un sentiment qu’accentue la partition musicale d’Alex Somers du groupe Sigur Ros et le sacrifice systématique de la voix off au bénéfice de ces intertitres qu’affectionnait le cinéma muet.
Jean-Philippe Guerand




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