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"Purple Sea" d’Amel Alzakout et Khaled Abdulwahed


La mort en direct
Purple Sea d’Amel Alzakout et Khaled Abdulwahed
Diffusion sur Mubi à partir du 25 août 2021



Dans Pour Sama, la Syrienne Waad Al-Kateab tenait la chronique quotidienne de son enfermement à Alep afin de montrer plus tard à la petite fille dont elle était enceinte qu’elle était une rescapée de l’enfer. Des images de survie dans un champ de ruines assemblées ensuite à distance par le reporter britannique Edward Watts. Résultat : un Œil d’or mérité au festival de Cannes 2019 pour ce journal intime sur fond d’apocalypse comme en ont tenu avant elle plusieurs artisans du réel. À commencer par le témoignage fleuve du cinéaste Abbas Fahdel : Homeland : Irak année zéro (2015). Face à une barbarie au ressources infinies, la mort en direct n’est plus un leurre, mais un autre visage hideux de la vérité.

Avec Purple Sea d’Amel Alzakout et Khaled Abdulwahed, le cinéma atteint sans doute ses limites les plus extrêmes dans ce qui aurait pu être qualifié d’installation, si la réalité n’avait pas dépassé la fiction. Caméra attachée au poignet dans une housse imperméable, une artiste syrienne y immortalise au corps à corps et en temps réel ce moment interminable et oppressant où elle-même et ses compagnons d’infortune, dont l’embarcation vient de chavirer au large de Lesbos, flottent entre deux eaux, certains vêtus de gilets de sauvetage oranges, dans l’attente des secours. Par son postulat radical, ce film nécessaire pour mettre des images sur des mots constitue le remède le plus radical à la liberté surveillée qu’a pu incarner la télé-réalité. À la vie, à la mort… Si loin, si proche…



Expérience exceptionnelle que la chute (à tous les sens du terme) de cette traversée vers la liberté. Sensation étonnante de se trouver téléporté dans le corps d’une autre et de vivre ainsi une tragédie par procuration dont les journaux télévisés ne nous montrent jamais d’images, quitte à la transformer en abstraction. Parce qu’évidemment, ce calvaire nous ne l’avons jamais partagé qu’à l’abri et que ce témoignage inestimable est une victoire sur l’oubli à propos duquel il serait difficile de reprocher au moindre mouvement de la caméra d’être une affaire de morale, pour reprendre la fameuse expression de Jean-Luc Godard. Il est d’ailleurs question ici d’un producteur de film turc primé à Cannes qui arrondit ses fins de mois en tant que passeur.

« Où débute et où s’arrête la mise en scène ? », semble nous demander ce film qui est à tous les sens du terme comme une bouteille à la mer. Une sorte d’expérience interactive qui montre ce que même La pirogue (2012) du Sénégalais Moussa Touré ne pouvait pas nous faire partager : la détresse collective et individuelle d’une poignée de naufragés de cette méduse qu’est la misère. Il s’agissait d’une œuvre de fiction, aussi réaliste soit-elle. Au même titre que Lifeboat (1941) d’Alfred Hitchcock ou All is Lost (2013) de J. C. Chandor. Rien de tel dans Purple Sea où le bruit entêtant des clapotis et les sifflets des naufragés se mêlent à la voix d’Amel Alzakout qui fait défiler sa vie en une succession d’évocations éparses, tandis que les bribes des corps de ces pantins désarticulés envahissent l’écran, semblables à des astronautes pédalant dans le vide. L’eau et les rêves, en quelque sorte. Dès lors, la mer devient une sorte de liquide amniotique où surnagent les souvenirs. Vestiges à la dérive d’un paradis perdu qui est aussi désormais le nôtre par son insouciance préalable à la fameuse distanciation sociale et au port de masques de protection sanitaire aujourd’hui érigés en dogme.



Lors de la dernière Berlinale, l’ultime événement cinématographique majeur à s’être tenu avant le confinement généralisé imposé à l’Europe par la pandémie de Covid-19, Purple Sea n’a que très peu retenu l’attention des festivaliers focalisés sur des enjeux qu’ils tenaient sans doute pour plus essentiels. Comme si le spectacle de toute la misère du monde s’était démonétisé à force de se banaliser. Ce film radical mais nécessaire, présenté dans le cadre du Forum étendu, constitue pourtant une expérience immersive unique par sa radicalité à laquelle aucun scénario de fiction n’aurait pu prétendre. Sa sélection au festival documentaire international de Nyon Visions du réel, accessible en ligne (www.visionsdureel.ch) jusqu’au 2 mai 2020, constitue aujourd’hui une occasion précieuse de découvrir que l’enfermement n’a pas nécessairement de murs ni de toit pour exister et qu’il n’est nul besoin de mer pour être naufragé.



Ce voyage immobile est une expérience extra-sensorielle aussi éprouvante que salvatrice. Surtout pour qui vit en reclus. Sa claustrophobie sous l’azur esquisse par ailleurs une autre conception du cinéma qui veut qu’un film possède parfois le pouvoir miraculeux de changer le monde ou tout au moins de contribuer à le rendre un tout petit peu meilleur. Espérons qu’un distributeur français audacieux partage notre enthousiasme. Il est plus que jamais indispensable de croire en la puissance des images, des sons et des mots. Un jour, on en arrivera là…
Jean-Philippe Guerand




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