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Olivier Assayas : Premier de sa classe

Olivier Assayas © Jean-Philippe Guerand

Né le 25 janvier 1955, Olivier Assayas a eu pour père le scénariste et dialoguiste Jacques Rémy (1911-1981), fidèle collaborateur de Léonide Moguy, auprès duquel il a débuté avant la guerre en tant qu’assistant-réalisateur, associé plus tard à des films tels que Les maudits (1947) de René Clément, Agence matrimoniale (1952) de Jean-Paul Le Chanois, La Chatte (1958) et La Chatte sort ses griffes (1960) d’Henri Decoin, Le Monocle rit jaune (1964) de Georges Lautner, Le mur de l’Atlantique (1970) de Marcel Camus et de nombreuses productions télévisées. C’est en achevant à sa mort clandestinement son travail sur une enquête de Maigret destinée à Jean Richard en compagnie de son frère cadet, Michka, qu’Olivier Assayas accomplit ses premières armes. Il devient par la suite journaliste aux “Cahiers du Cinéma”, publie plusieurs livres, notamment sur Ingmar Bergman et le cinéma asiatique, tout en tournant plusieurs courts métrages remarqués. Il débute dans le long avec Désordre (1986), puis enchaîne avec une demi-douzaine de films qui esquissent le portrait collectif d’une époque de grande confusion sentimentale sur laquelle s’abat le spectre du sida. Avec Les destinées sentimentales (2000), adaptation ambitieuse d’un roman du “hussard” Jacques Chardonne, Assayas amorce une nouvelle période dans son œuvre et s’impose comme l’un des chefs de file de sa génération. Il alterne alors chroniques sentimentales (Clean-2004, qui vaut un Prix d’interprétation cannois à son ex-épouse, Maggie Cheung, L’heure d’été-2008, son plus grand succès commercial), thrillers techno (Demonlover-2002, Boarding Gate-2007) et deux films interprétés par Kristen Stewart : Sils Maria, qui obtient le Prix Louis Delluc et vaut à la comédienne américaine le César 2015 de la meilleure actrice dans un second rôle, et Personal Shopper (2016) qui décroche le Prix de la mise en scène à Cannes. Entre-temps, la mini-série en trois épisodes Carlos a permis au réalisateur d’élargir sa palette et d’obtenir un Golden Globe en 2011. Assayas prolonge sa réflexion sur les grandes désillusions post-soixante-huitardes et le terrorisme avec Après Mai (2012), puis aujourd’hui Cuban Network (2019) dans lequel il suit les tribulations d’une poignée de transfuges castristes réfugiés à Miami au début des années 90.




Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser Cuban Network à ce moment précis de votre carrière ?
Olivier Assayas C’est un projet qui a mis du temps à se développer. Dès que les choses sont un peu chères ou compliquées sur le plan logistique, ça met le double de temps. Cela dit, le cheminement de Cuban Network a été assez particulier, dans la mesure où c’est le coproducteur brésilien du film, Rodrigo Teixeira, qui l’a initié. C’est quelqu’un qui a commencé dans l’édition et il avait commandé à un journaliste politique brésilien un livre sur l’histoire des “Cuban Five”. Il a donc abordé le cinéma après avoir accumulé une série de textes et de projets qui possédaient un potentiel dans ce domaine. Ce livre publié initialement en portugais s’intitule en anglais The Last Soldiers of the Cold War, mais il n’a pas été traduit en français. Du coup, presque naturellement, du fait de la notoriété de Carlos, je reçois régulièrement des propositions dans le même registre depuis une dizaine d’années, mais m’ont toujours donné l’impression d’être des redites auxquelles je n’ai jamais donné suite, y compris des Américains et de HBO. En revanche, quand Rodrigo Teixeira m’a soumis ce sujet par l’intermédiaire de mon producteur français, Charles Gillibert, avec lequel il avait d’autres projets en cours. Celui-ci m’a transmis le livre en me disant qu’il y avait là un sujet intéressant et je l’ai pris au sérieux parce que ça venait de lui. Je l’ai trouvé inadaptable tel quel, car il s’agit d’un travail de journaliste extrêmement technique et juridique. J’ai donc décidé de tout reprendre à zéro, car l’histoire était passionnante mais il fallait trouver comment la raconter de manière intelligible.

De quelle manière avez-vous procédé ?
O. A. Je me suis dit qu’il fallait raconter cette histoire du point de vue des personnages les plus intéressants, c’est-à-dire le couple formé par Rene Gonzalez et Olga Salanueva et leurs enfants. Parce qu’il y avait dans ce sacrifice pour une cause un sujet humain, une histoire d’amour et beaucoup de choses complètement universelles, qu’on soit ou non partisan. J’aimais bien également le personnage de Juan Pablo Roque dans la mesure où il me faisait penser à Carlos sur un registre presque humoristique. Ces gens sont en quelque sorte des soldats perdus comme le souligne justement le titre anglais du livre, mais aussi des Pieds Nickelés, dans la mesure où ils n’ont pas d’argent, tout se fait au rabais et néanmoins le travail qu’ils ont accompli a permis d’éviter pas mal d’attentats. Et tout cela se déroule dans la fourmilière des mouvements anticastristes à Miami où tout le monde observe tout le monde sous la surveillance du FBI et où on a l’impression que c’est une sorte de jeu de go où est en outre en jeu en plus la politique intérieure américaine. La Floride est un “Swing State”, donc que l’administration soit démocrate ou républicaine, elle doit mettre les anticastristes dans sa poche pour gouverner l’état. En fait, je me suis un peu immergé dans cette histoire qui me semblait passionnante en soi et aussi du fait qu’elle n’avait jamais été racontée, parce qu’elle était trop dérangeante pour les Américains et que les Cubains n’avaient pas les moyens de la raconter. Donc, de ce point de vue-là, je me trouvais avec une histoire semblable à Carlos, c’est-à-dire un sujet universel de cinéma qu’on pourrait qualifier de transnational ou de multinational mais qui était trop brûlant pour être abordé par les Américains. Ça ajoutait quelque chose d’excitant au projet. D’autant plus que j’avais aussi la possibilité de retravailler avec Edgar Ramirez, ce qui m’attirait aussi dans ce projet.




Comment ont réagi les Cubains à l’annonce de votre projet ?
O. A. Le problème, c’est que Cuban Network est une histoire qu’il faut raconter des deux côtés à la fois. Et autant elle est brûlante, incandescente aussi bien à Cuba qu’à Miami, autant elle est peu connue ailleurs. Sur place, dès qu’on en parle, ça déclenche des passions. Concrètement, les Cubains ont commencé par refuser de nous aider. Nous sommes allés en repérages dans ce pays que je ne connaissais pas, à la fois pour voir les lieux réels et nous en imprégner un petit peu. Sur place, nous avons discuté avec des productions d’état qui ont refusé de nous aider. Nous avons donc poursuivi notre préparation, en essayant de voir s’il n’y avait pas d’autres pays d’Amérique latine ou des Caraïbes où nous pourrions recréer d’une façon ou d’une autre certains décors. Il s’est avéré de ces voyages qu’on pouvait bricoler, mais que le film deviendrait infaisable en termes de fabrication. En effet, il fallait reconstituer ailleurs à la fois les années 90 et Cuba, ce qui était absolument hors de portée d’un projet européen. Nous étions donc assez pessimistes. Jusqu’au moment où il nous est remonté, de la part de Cubains avec lesquels le dialogue n’avait jamais vraiment cessé, que le projet avait été jusqu’en haut de la hiérarchie et qu’il avait été autorisé. C’est dû à deux facteurs. Premièrement, comme on continuait à préparer le film, à l’automne 2018, ils se sont dit : « Comme il va se tourner, autant que ce soit chez nous en faisant tourner l’industrie locale. » Deuxièmement, notre chance a été de tomber pendant la période fugitive qui a suivi la normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba initiée par Barack Obama, avant que ça ne se durcisse à nouveau sous l’impulsion de Donald Trump. Il y avait donc au sein de l’état cubain une faction qui était favorable à l’ouverture du pays et pensait que ce film ne pouvait pas lui faire de tort, dans la mesure où il ne représentait pas une menace idéologique. Et les vols directs des États-Unis à Cuba ont été interrompus quelques semaines plus tard et ils ont coupé l’électricité plusieurs heures par jour comme aux pires des années 90. À la fin du tournage, ils ne voulaient plus de nous et nous, nous n’en pouvions plus. Et après notre départ, la situation n’a fait qu’empirer. Pour remettre les choses dans le contexte, il faut savoir qu’un film comme Le Che de Soderbergh et qu’évidemment Avant la nuit de Julian Schnabel n’ont pas pu se tourner à Cuba. Nous avons donc tout de même bénéficié d’un acte politique assez audacieux de leur part, même si l’histoire ne s’arrête pas là. Une fois sur place, nous avons été otages des dissensions qui régnaient à l’intérieur de l’état cubain.

Comment se sont-elles manifestées ?
O. A. Il y avait des jours où tout était possible et d’autres où tout était impossible. Tout d’un coup, on nous accordait des autorisations extravagantes dans des lieux où personne n’avait jamais été admis. C’est ainsi qu’on a tourné dans la tour de contrôle de l’armée et dans des Mig cubains qui ont décollé et atterri pour nous. Nous avons eu le droit de filmer de l’extérieur le quartier général de la sécurité cubaine, ce qui est interdit même aux films locaux. Par ailleurs, un autre jour, il y avait blocage car il fallait nous faire sentir que nous étions à Cuba et que ce n’était pas nous qui décidions. Par exemple, au moment où nous avions prévu de tourner les séquences avec les petits avions Cessna, nous avons eu interdiction de décoller toute la journée, alors que nous avions prévu un hélicoptère de l’armée avec un opérateur de prise de vues aériennes et des techniciens des effets spéciaux venus de France, des avions acheminés exprès des États-Unis parce qu’il n’y avait pas d’avions privés à Cuba. C’était la journée la plus chère du tournage et ils nous interdisaient de décoller. Je me suis quand même un peu arraché les cheveux. Tout le monde a passé la journée en stand-by et pendant ce temps-là nous avons tourné d’autres scènes. Mais tout cela avait en outre été programmé en fonction de la météo et nous nous étions calés sur des fenêtres de ciel bleu. Et ce fameux jour, ils ne nous ont permis de tourner que très tard dans la journée et quand les avions ont pu décoller, il faisait gris. Finalement, ils nous ont autorisés à tourner le lendemain à partir de dix heures, donc il nous a fallu changer le plan de travail et aller très vite pour pouvoir filmer ces scènes très importantes et très complexes, sous peine de perdre les avions et certains des acteurs. Nous sommes parvenus à faire le film grâce aux coûts cubains, qui permettaient de tourner un film d’époque à 360° sans toucher à rien, grâce aux intérieurs qui n’ont pas changé. Pourtant nous n’avions pas du tout les moyens d’encaisser la moindre journée de retard. Simultanément, côté Miami, Ana de Armas, qui est cubaine, recevait sur son compte Facebook des messages d’insulte qui l’accusaient de participer à un film pro-cubain. Par exemple, et je le regrette, nous avons eu beaucoup de mal à accéder aux documents d’actualité dont nous avions besoin. Lorsqu’il s’est agi d’illustrer le Conciliano Cubano, qui a été une sorte de mouvement démocratique, de révolution orange de Cuba, nous sommes arrivés à le raconter en bricolant des coupures de presse et des photos, mais il existe plein de documents formidables que les Cubains de Miami ont refusé de nous prêter, sous prétexte qu’ils considéraient le film comme procastriste. Quand Cuban Network a été présenté en avant-première au festival de New York, aucun d’eux ne l’a vu, mais il y avait une femme qui agitait une pancarte et qui criait devant les caméras.




Cuban Network s’inscrit dans la continuité de deux autres de vos films, Carlos et Après Mai, comme une réflexion sur la révolution. Est-ce une démarche délibérée ?
O. A. C’est conscient dans le sens où, surtout quand j’ai tourné Carlos, j’ai eu le sentiment de le faire au premier moment où un tel film était faisable en dehors des passions politiques. C’est-à-dire qu’il y avait moyen d’accomplir un travail d’histoire contemporaine. Aujourd’hui, les gens se gargarisent du terme “politique” que je n’aime pas. Un film a le droit d’être politique, mais ce n’est certainement pas une fin en soi. Il me semble que le cinéma a plutôt vocation à faire un travail d’histoire contemporaine et, au fond, c’est ce qui m’a toujours intéressé. Par exemple, le temps ayant passé, on peut parler librement de Carlos. En règle générale, tout le monde est assez d’accord et connaît les rouages de la façon dont les services secrets des pays de l’Est ou d Moyen-Orient se servaient de lui comme exécuteur de leurs basses œuvres. Du coup, quand j’ai fait Carlos, je pensais qu’il y pourrait y avoir débat autour de sa personnalité et de la façon dont je le représentais, mais il n’y en a pas eu. Parce que le temps a passé et qu’au fond, le dossier était très précis, très étayé, je me basais uniquement sur des faits. Et, d’une certaine façon, je pensais que je pourrais faire la même chose avec Cuban Network. Mais la différence, c’est qu’en réalité, rien n’a bougé et que les passions sont aussi brûlantes aujourd’hui qu’à l’époque. Le monde dans lequel se déroule Cuban Network est toujours là, quasiment intact. Il n’y a jamais eu de normalisation. Là, ma méthode qui consiste à toucher à l’histoire contemporaine m’obligeait à le faire dans des circonstances plus tendues et plus délicates que quand j’ai fait Carlos, parce que tout est encore à vif.




Il existe pourtant un contrepoint documentaire à Carlos qui est L’avocat de la terreur de Barbet Schroeder…
O. A. Absolument, mais Jacques Vergès qui est un personnage commun aux deux films est à cette articulation-là, parce qu’il faisait beaucoup la circulation entre les services secrets de la Stasi et Carlos.

Quel regard portez-vous rétrospectivement sur votre œuvre ?
O. A. En fait, je vois mes films par trilogies. D’abord Désordre, L’enfant de l’hiver et Paris s’éveille, ensuite L’eau froide, Irma Vep et Fin août, début septembre. Ça correspond à une période où je tournais en super-16 avec les mêmes acteurs, dans une énergie qui était un peu comparable. Je le vis à la fois de la façon dont les films se fabriquent et de ce qu’ils racontent. En fait, je les associe davantage par méthodes de travail et par approches esthétiques et formelles que par thématiques.

Quand, comme vous, on a été critique et qu’on continue à s’intéresser au cinéma en tant que spectateur, quel regard porte-t-on sur ses propres films ?
O. A. C’est une question difficile. À un moment donné, on ne voit plus ses propres films. Quand ils sont terminés et qu’on les a tellement vus et revus dans tous les sens, on n’a plus la virginité de regard qui permettrait de porter un jugement. Moi, j’ai appris le cinéma à travers l’écriture dans l’univers spécifique du cinéma indépendant français, tel qu’il était incarné à l’époque par “Les cahiers du cinéma”, autant qu’en pratiquant tous les petits boulots possibles et imaginables comme grouillot. Donc, d’une certaine façon, c’est plus quand je tourne qu’une fois que le film est terminé et que je le regarde, que je réfléchis dans des termes qui ressemblent à ceux de la période où j’écrivais. C’est plutôt quand je suis en train de tourner que je me pose des questions qui se sont clarifiées pour moi ou qui ont pris de l’importance à travers l’écriture.

Quel genre de questions ?
O. A. J’ai envie de dire toutes. C’est-à-dire comment on pense l’espace, quelle est la position morale qu’on doit avoir, une certaine question d’honnêteté par rapport à soi-même dans ce qu’on raconte et comment on le raconte, la façon dont je me suis donné pas à pas une certaine liberté par rapport au carcan du scénario. Donner aux acteurs de la liberté par rapport à leurs personnages. Faire rentrer le contemporain, le vivant, mais tout cela je ne l’ai pas inventé tout seul. Ça vient du Néo-Réalisme italien, de ce que j’ai admiré dans la Nouvelle Vague, mais qu’après je réinvente, je transpose ou je transforme à ma manière, parce que je suis moi et pas quelqu’un d’autre.

Quel est le stade de la réalisation d’un film que vous préférez ?
O. A. Tout sauf la préparation car, pour moi, c’est la résistance du réel. C’est les lieux où l’on a envie de tourner mais où l’on n’a pas le droit, les trucs qu’on voudrait faire mais qui sont trop chers, les acteurs qui ne sont pas libres ou qui ne veulent pas le faire. Tous les jours, on est obligé de se battre pour y arriver. Donc je trouve ça particulièrement usant, surtout quand il s’agit de questions qui ont à voir avec l’économie du cinéma et qui font qu’on a toujours l’impression que c’est un château de cartes et que tout peut s’écrouler du jour au lendemain. Donc franchement, il y a une période d’incertitude, de lutte avec le réel qui est essentielle à la fabrication du film mais qui est la plus dure. Tandis que le plaisir que j’ai à écrire, le plaisir que j’ai à tourner, le plaisir que j’ai à monter les films est toujours entier. Pour moi, c’est une seule et même chose que j’appelle l’écriture. C’est pourquoi je suis toujours très critique d’une certaine forme d’idéologie du scénario. Parce qu’aujourd’hui, du fait que beaucoup de cinéma se fait en fonction de comités, de commissions d’approbation, moi, c’est un domaine qui m’est entièrement étranger. D’ailleurs, au résultat, je dois être un des cinéastes français les moins soutenus. Parce que je n’écris pas des scénarios qui correspondent à ce qu’attendent les commissions. Du coup, en général, je ne passe même pas la sous-commission. Je crois que j’ai eu une avance sur recettes en vingt ans ou ce genre-là. Mais ça a à voir avec la façon dont je travaille. C’est-à-dire que, pour moi, le scénario est une étape qui se prolonge, mais certainement pas une fin en soi. Pourtant je suis très attentif à la construction, à donner une sorte de colonne vertébrale, la plus solide possible, à ce que j’écris, mais après, il faut qu’autour ça respire, que je puisse inventer, reprendre les dialogues sur le tournage ou saisir au vol une idée qu’a apportée un acteur ou l’un des collaborateurs du film. Il faut avoir cette liberté qui est la continuation de l’écriture. Pour moi, le choix d’un acteur raconte plus que ce que j’ai écrit dans mon scénario sur ce personnage-là. J’écris comme on écrit au théâtre, au fond, en me disant qu’il pourrait y avoir plusieurs versions de ce film selon le casting et ça raconterait tout à fait autre chose. Si j’en avais la patience, ça me tenterait d’essayer pour voir le résultat. Un scénario comme celui de Doubles vies s’y prêterait.

Je sais qu’il vous est arrivé de rencontrer des acteurs avec lesquels vous n’avez pas tourné immédiatement. Comment expliquez-vous cette démarche ?
O. A. La première fois que j’ai rencontré Kristen Stewart, par exemple, c’est quand j’étais venu proposer un rôle à Robert Pattinson sur le tournage de Twilight. Tout d’un coup, je l’ai vue passer, on s’est dit bonjour et on a échangé quelques mots. À l’époque, je l’avais vue dans le premier Twilight et dans Into the Wild de Sean Penn. Mais tant qu’on ne les a pas vus en chair et en os, les acteurs américains sont un peu des abstractions. Je me suis dit qu’elle dégageait un truc qui pouvait correspondre à mon cinéma. C’est aussi ce qui m’était arrivé avec Maggie Cheung. Je l’avais croisée dans un festival où elle présentait Les cendres du temps de Wong Kar-wai. J’avais trouvé passionnant le fait qu’elle soit hyper moderne et qu’elle soit en même temps une star de cinéma.




Pourquoi tournez-vous régulièrement en plans séquences ?
O. A. Chaque film impose en quelque sorte sa propre syntaxe. Sur un film comme Carlos, il y avait un problème de budget lié à la durée. Or, j’aime régler une sorte de chorégraphie et ça faisait gagner beaucoup de temps en aidant les comédiens à habiter leurs personnages sur des durées plus grandes qui ressemblent à celles de la vie ou du théâtre et ils en oublient la caméra, ce qui rend les scènes plus véridiques. Il m’arrive parfois de garder des plans-séquences dans leur intégralité, par exemple dans L’eau froide que j’ai restauré récemment et qu’on a tourné en quatre semaines. Comme je le film que je devais livrer à l’origine faisait cinquante-deux minutes et que je voulais en faire une version long métrage, je me disais que je pouvais prendre du temps en laissant durer certains plans. Par exemple, dans un film comme Cuban Network, je savais qu’il se passait beaucoup de choses, mais que j’allais me faire couper la tête si je livrais un film de deux heures et demie. Les producteurs, y compris les meilleurs, ne comprennent pas la logique interne de la fabrication d’un film. Il faut l’avoir vécue pour en saisir les équilibres qui sont toujours fragiles et complexes. Aujourd’hui, Hollywood est à la merci des avocats, des gens de marketing et des “cost killers” qui pensent qu’on peut contrôler en réalité à distance. Alors ils ont trouvé la solution : faire des films et des séries avec des “prequels”, des “sequels” et “in the universe of”. C’est un peu la martingale, mais c’est un mode de fabrication un peu industriel.

Comment s’organise votre collaboration avec Charles Gillibert qui a produit six de vos films depuis L’heure d’été, en 2008 ?
O. A. C’est la question du rôle du producteur dans le cinéma français. Parce que le mot “producer” ne veut pas dire la même chose aux États-Unis que le mot “producteur” en français. Le producer américain n’est pas quelqu’un qui va chercher de l’argent. Il fait le lien entre l’argent et la fabrication du film. Il est donc le premier interlocuteur du réalisateur sur une sorte de vision d’ensemble du film et discute notamment avec lui du choix des acteurs. Le producteur français est au contraire celui qui va littéralement chercher de l’argent, un distributeur, un vendeur international, donc il fait un travail qui est beaucoup plus financier que le producer américain. Cependant, moi, je suis convaincu que certains films sont possibles avec certains producteurs, mais ne le sont pas avec d’autres. Tous les films récents que j’ai faits dans cette circulation entre les États-Unis et l’Europe, je les ai faits parce que c’est quelque chose qui intéresse Charles Gillibert. D’autres producteurs, je serais venu les voir avec un projet comme Sils Maria, un film en anglais tourné en Allemagne, en Suisse et en Italie, avec une actrice américaine qui certes est une star mondiale, mais en même temps dont personne n’a jamais entendu parler en France, ils m’auraient ri au nez. Tandis que Charles comprend l’enjeu. C’est lui, d’ailleurs, qui, d’une certaine façon, me permet de rencontrer Kristen Stewart, parce que c’est par lui que j’ai connu Robert Pattinson. Donc il y a une énergie et une spécificité communes au travail qu’on fait avec un certain producteur. Par exemple, les films que j’ai faits à la fin des années 90 chez Dacia Films avec Georges Benayoun et Françoise Guglielmi tenaient aussi au mode de fonctionnement très spécifique de leur société, la façon dont en même temps Catherine Breillat, Claire Denis et Benoît Jacquot faisaient des films dans des conditions qui étaient semblables.

Pourquoi n’avez-vous jamais envisagé de devenir votre propre producteur ?
O. A. Non, car j’ai besoin d’avoir quelqu’un en face de moi et je ne sais pas brasser les questions d’argent. Et, d’une certaine façon, je trouve plus intéressant cette espèce de tiraillement qui s’établit entre le producteur. C’est-à-dire que moi, je tire de mon côté aussi loin que je peux pour obtenir le maximum pour pouvoir faire mon film et le producteur retient de son côté en fonction de la réalité économique de ce film-là, à ce moment-là sur le marché. Au fond, quand il y a complicité, amitié et respect mutuel, on arrive à une sorte de compromis où moi je sais à quel moment il faut que je fasse gaffe et je vais trop loin. Ce qui est très important, c’est la capacité à s’écouter mutuellement. Pour Cuban Network, Charles a été essentiel à l’allumage, mais j’ai davantage fait le film avec le producteur brésilien Rodrigo Teixeira qui vient de la finance et a été impliqué dans Call Me by Your Name, Ad Astra, The Lighthouse et Love de Gaspard Noé. C’est quelqu’un qui est basé à Sao Paulo mais qui fait du cinéma international. Quand j’avais un problème à Cuba et que ça devenait trop compliqué à gérer, je l’appelais pour qu’il trouve une solution. Et Charles lui a passé la main parce que cet univers n’était pas le sien et qu’il avait d’autres projets en cours en Europe.

Savez-vous déjà de quoi demain sera fait ?
O. A. J’ai deux projets dont l’un, assez excitant car je disposerai d’une liberté absolue, m’a été proposé par un distributeur américain et devrait se réaliser, mais n’a pas encore été annoncé officiellement. Et puis, j’ai envie de refaire un film avec Kristen Stewart qui sera en partie un film d’époque. Mais là, je n’ai encore rien écrit.

Qu’en est-il de la distribution internationale de Cuban Network ?
O. A. Le film a été acheté par Netflix, mais pas pour tous les territoires, et sortira tout de même en salle dans de nombreux pays, mais pour un temps limité, y compris les États-Unis. La France, l’Italie, l’Allemagne et le Brésil sont à part.


Pourquoi avez-vous accepté d’écrire l’adaptation du roman de Delphine de Vigan D’après une histoire vraie pour Roman Polanski ?
O. A. Cette proposition a été manigancée par François Samuelson qui est notre agent à tous les trois. À l’époque, ça me semblait très incongru et en même temps je me suis dit que j’avais le temps de le faire, justement parce que j’avais écrit le scénario de Cuban Network qui tardait à se monter. Comme je disposais d’un été pour écrire, j’ai accepté, Roman ayant dû quant à lui reporter à l’époque de plusieurs mois le tournage de J’accuse. J’ai abordé ce travail comme une sorte de challenge que je n’avais plus relevé depuis mes collaborations avec André Téchiné sur Rendez-vous, Alice et Martin et un projet qui n’a jamais abouti, Le bruit de la terre qui tremble, qui devait se tourner au Brésil. Sur D’après une histoire vraie, je voulais surtout savoir si j’étais encore capable de le faire. Donc j’ai écrit une adaptation sur laquelle le film s’est plus ou moins financé, mais Polanski ne savait pas par quel bout prendre cette histoire et il s’est finalement éloigné du livre en taillant dans les dialogues. Sa perspective sur le film était quand même différente et je l’ai suivi.

Quel souvenir gardez-vous du Prince et le pauvre, le film de Richard Fleischer sur lequel vous avez été assistant à vos débuts ?
O. A. À l’époque, je devais avoir 20 ou 21 ans. C’était ma première expérience de cinéma international. Le producteur Alexandre Salkind était un ami de mon père. Son père, Michel Salkind, avait été le producteur de La rue sans joie de Pabst et il continué à travailler en France. C’est comme ça qu’ils se sont connus. La famille Salkind a passé la guerre au Mexique où ils se sont retrouvés. Entre-temps, Alexandre s’était marié avec une artiste mexicaine, Roberta dite Berta Dominguez. Moi, j’ai grandi à la campagne, dans la vallée de Chevreuse. Comme il y avait une maison à côté de chez nous qui était à vendre, mon père a suggéré à Berta de l’acheter comme résidence secondaire, ce qu’ont fait les Salkind. Résultat des courses : quand j’étais môme, j’étais tout le temps fourré chez eux où j’ai rencontré les gens les plus extravagants qui travaillaient sur les films d’Alex. Berta était une sorte d’artiste imprécise qui avait parfois des lubies. Et un jour, elle s’est mise en tête d’écrire une adaptation du Prince et le pauvre de Mark Twain. Et, pour faire plaisir à sa femme, Alex l’a financé. À l’époque, il venait de produire Les trois mousquetaires en deux parties avec Richard Lester qui avait été un énorme succès. Du coup, il a fait reprendre l’adaptation du Prince et le pauvre par George MacDonald Fraser, un auteur anglais de romans feuilletons qui venait de travailler sur les romans d’Alexandre Dumas. À partir du moment où le film s’est fait, Berta étant comme une seconde mère pour moi et sachant que je voulais faire du cinéma, elle m’a proposé de travailler sur Le prince et le pauvre et c’est comme ça que j’ai connu Laurent Perrin qui était l’autre stagiaire français. Le tournage s’est déroulé un petit peu en Angleterre et pour tout le reste en Hongrie où nous partagions un appartement et étions payés en florints. C’était à mourir de rire, car du coup, j’allais apporter son café le matin à Charlton Heston, Rex Harrison ou George C. Scott et j’étais chargé d’aller chercher, Oliver Reed raide bourré et d’arriver à l’extraire de sa caravane. C’était vraiment abracadabrant, mais Richard Fleischer était très sympathique. Il s’agissait d’un film de mercenaires, mais aussi d’un cinéma d’une autre époque. La photo était signée Jack Cardiff qui éclairait les feux de bois en orange au premier plan, avec une lumière bleue derrière pour évoquer la nuit. Mais c’était assez passionnant car c’était l’occasion de voir un artisanat d’une autre époque. Comme si j’avais assisté au tournage d’un film des années cinquante. Il existait à l’époque une tradition selon laquelle il y avait une petite plaque sur les grosses caméras Panavision où l’on gravait les titres des films auxquelles elles avaient contribués. Or, je me souviens aussi que sur l’une de celles utilisées pour Le prince et le pauvre, figuraient des titres que je connaissais et un qui ne me disait rien : Star Wars !




Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
O. A. Je me suis surtout beaucoup amusé. En fait, bizarrement, le plus important a été ma rencontre avec Laurent [Perrin], parce qu’il tournait déjà des films en super-8 qui passaient dans des festivals branchés de l’époque. Et, grosso modo, il avait repéré que l’équipe chargée du making-of avait une caméra seize. Alors, comme elle ne l’utilisait pas le week-end, il m’a suggéré de la lui emprunter pour tourner à Budapest et on a commencé à se monter la tête, sans que j’arrive à me rappeler si l’on a vraiment tourné quoi que ce soit. Rien de concret n’en est sorti, mais cette rencontre avec Laurent s’est avérée d’autant plus déterminante qu’il venait de ce cinéma indépendant et underground qui me faisait alors fantasmer. À son contact, je me suis dit qu’il était possible de prendre une caméra et de tourner. Du coup, on a commencé à réaliser des courts métrages ensemble.




Autre expérience atypique, vous avez ensuite été stagiaire au montage sur Superman, également produit par Alexandre Salkind. Quel souvenir en gardez-vous ?
O. A. C’est à nouveau par Roberta que j’ai décroché ce stage. C’était d’autant plus passionnant que c’est là que j’ai compris comment marchaient les effets spéciaux. Du coup, quand je suis entré aux Cahiers du Cinéma, un ou deux ans plus tard, j’ai écrit un texte publié sur cinq numéros consécutifs sur la révolution des effets spéciaux dans le cinéma, à partir de ce que j’avais pu observer dans la salle de montage de Superman. Parce que je voyais arriver les rushes que j’étais chargé de numéroter, mais aussi des maquettes et des effets optiques. Le film était réalisé par Richard Donner, qui en était à ses débuts, et monté par Stuart Baird pour lequel j’avais une grande admiration. En outre, je ne restais pas en permanence dans la salle de montage, car le tournage se déroulait à Pinewood et que j’allais aussi sur le plateau pour y assister. J’y étais notamment quand ils ont tourné l’explosion de la planète Krypton en présence de Marlon Brando. Je suis aussi allé visiter les ateliers dans lesquels étaient réalisés les effets spéciaux. Tout d’un coup, c’était une révélation qui était en train de naître.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en janvier 2020



© Jean-Philippe Guerand

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La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract