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Xavier Giannoli : Le voyage en douce



Xavier Giannoli © DR


Né en 1970, Xavier Giannoli a obtenu la Palme d'or du court métrage au festival de Cannes pour L’interview (1998), son cinquième opus. Impliqué dans la production de deux films d'Olivier Assayas, Demonlover (2002) et Clean (2004), il passe ensuite au long avec Les corps impatients (2003) que suivent Une aventure (2005), Quand j'étais chanteur (2006), A l'origine (2009), Superstar (2012) et Marguerite (2015). Dans L’apparition (2018), le réalisateur confie à Vincent Lindon le rôle à haut risque d’un grand reporter interprété par Vincent Lindon qui accepte de mener une enquête inhabituelle à la demande du Vatican. Au prix d’un douloureux travail d’introspection et de reconstruction…
 



D’où vous est venue l'idée de réaliser L’apparition ?
Xavier Giannoli Je savais qu’il existait des enquêtes canoniques et je m’y étais intéressé. Il y a quelques années, j’ai lu un article qui en expliquait le processus : à savoir, un évêque réunit dans le secret et la discrétion qui il décide, qui il veut, que ce soit un médecin, un journaliste, un ecclésiastique, un théologien ou un historien. Ces gens vont mener une enquête qui s’apparente à un travail journalistique sur un fait supposé surnaturel qui ne relève ni de l’idolâtrie ni du fanatisme. Cette idée a constitué pour moi un déclic, car cela correspondait peut-être à ce que je ressentais à ce moment-là. J’ai été très motivé à l’idée de suivre un personnage de journaliste sérieux et honnête qui ait un principe de vérité dans un univers où il va être question de surnaturel, d’apparition, de miracle… Est-ce que tout ça a une crédibilité ou n’en a aucune ? Ce qui va l’amener à se poser des questions qui ont à voir avec la foi, le mensonge, l’illusion, le fanatisme et le besoin d’amour.

Comment vous êtes-vous documenté sur votre sujet ?
X. G. Comme j’écris seul, Il est très important que ce que j’écris soit ancré dans une réalité documentaire. Donc je commence toujours par mener une enquête avec l’espoir d’être surpris. Mais là, dans un milieu aussi fermé, ce n’était pas simple. J’ai rencontré des théologiens, des ecclésiastiques et puis j’ai fini par avoir la confiance de certains et j’ai même eu accès à un interrogatoire contemporain de ce qu’on appelle “une voyante”. Tous les documents qu’on voit dans le film sont authentiques, notamment ce petit film en 8mm qu’il regarde dans les archives du Vatican : on y voit des jeunes filles assistant à des apparitions qui se sont produites à Garabandal, en Espagne. Ce film qu’on peut visionner sur Internet m’avait énormément touché, ému et impressionné. Il m’avait d’autant plus intéressé que j’ai lu ensuite des rapports contradictoires mettant en doute la véracité de ces apparitions. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que reconnaître des faits surnaturels est un très long processus, très rigoureux et très exigeant, et qu’il ne faut surtout pas faire l’erreur de croire que l’Église court après cela, l’espère et serait prête à valider tout et n’importe quoi. C’est même exactement le contraire. Vis-à-vis des faits apparitionnaires et surnaturels, l’Église est beaucoup plus méfiante que les laïcs. Une foi moderne ne s’encombre pas de reliques, de preuves d’apparitions ou de miracles. La foi, c’est autre chose : on décide de croire à un grand mystère. Ce qui était très important pour moi, dans le contexte actuel où chaque débat sur le fait religieux est hystérisé, c’était d’avoir une histoire ou un personnage qui récupère la part la plus intime de ces questions avec dignité et respect, et pas sa part la plus polémique, et comprenne que la foi est une décision libre et éclairée. Ensuite, j’espère que ce que l’on ressent, c’est qu’il est très important pour moi que le film interroge, car c’est avant tout l’enquête d’un homme qui essaie de savoir la vérité sur un mystère qui a obsédé l’humanité.

Pourquoi avez-vous choisi pour personnage principal un grand reporter ?
X. G. Il y a d’abord sa fonction : c’est un journaliste de guerre, donc quelqu’un qui a une certaine éthique, qui a vu des choses très dures, qui a l’habitude d’aller sur le terrain et au contact des choses. Et puis, il est surtout une figure de la modernité en ce qu’il incarne une exigence de vérité et qu’il est à la recherche de preuves. Mais il va enquêter dans un univers où, justement, la preuve n’est pas utile et intéressante. Ensuite, il s’agit d’un homme fragilisé par ce qu’il a vu qui revient d’un théâtre de guerre et qui est physiquement marqué : il souffre acouphènes, ce qui arrive très souvent sur les zones de conflit, comme me l’ont confirmé des reporters de guerre que j’ai rencontrés. Il a une fragilité, mais Vincent Lindon apporte quelque chose de concentré, d’obstiné et de sérieux à ce personnage qui accepte de se retrouver face à une jeune fille qui lui raconte une histoire a priori incroyable : elle marchait et tout d’un coup elle a eu une apparition. Je trouvais beau que ce soit une aventure humaine entre ces personnages. Je ne suis pas théologien, je ne suis pas un intellectuel et mon film n’est pas un pensum sur la question de la foi. C’est une histoire romanesque et humaine où des personnages négocient avec leurs doutes et où l’on sent qu’et l’un et l’autre avaient besoin de cette rencontre.



Bande annonce de L’apparition (2018)

C’est aussi une quête introspective. La fin du film évoque d’ailleurs Profession : reporter de Michelangelo Antonioni. Est-ce une référence que vous assumez ?
X. G. C’est un des plus beaux films du monde, mais vous êtes la première personne à m’en parler ! Quand j’écrivais, je regardais Profession : reporter, mais c’est une référence prestigieuse et intimidante. Antonioni est l’un des plus grands inventeurs de formes de l’histoire du cinéma parce qu’il incarne quelque chose du mystère de la modernité et de la recherche de la grâce à travers l’époque. Mais je pourrais vous parler aussi de plein d’autres cinéastes.

Y a-t-il des films consacrés à la foi ou à la religion qui vous aient inspiré ?
X. G. Apocalypse Now est un film qui m’a bouleversé parce qu’on y suit une quête et qu’on y voit un homme qui a fini par se prendre pour une forme de dieu et s’est perdu dans son illusion, son imposture et une sorte de vertige. Mais je pourrais vous dire la même chose d’un de mes cinéastes préférés qui est John Huston avec L’homme qui voulut être roi. Je ne vous parlerai ni d’Ordet ni de Sous le soleil de Satan, parce que mon point de vue est celui de l’enquêteur. Il y a un moment saisissant dans mon film où l’on voit soudain des plumes dans un couloir sans savoir d’où elles viennent. On a l’impression qu’il s’agit d’une apparition miraculeuse, alors qu’il s’agit juste d’une soufflerie, parce que la jeune novice habite dans un monastère où les sœurs fabriquent des couettes. À un autre moment où elle se trouve assise dans un centre commercial, il suffit que cette jeune fille, qui a supposément eu un contact avec un fait surnaturel et possède une aura extraordinaire, pose les yeux sur quelque chose pour que ça prenne un sens que ça n’avait pas. Et là, il y a quelque chose du cinéma qui est très important pour moi : filmer la réalité et que pourtant on en exprime le mystère. Et je sais qu’au-delà du thème qui me touche intimement sans que je sache exactement comment, il y avait aussi quelque chose qui avait à voir avec le cinéma et ce qu’une caméra peut révéler du mystère des êtres et des choses.

Cette quête existentielle se trouve au cœur de la plupart de vos films. Est-ce la vôtre ?
X. G. Je suis fasciné par les gens qui veulent croire. Dans Marguerite, Catherine Frot veut croire qu’elle est chanteuse d’opéra. Dans À l’origine, le personnage qu’incarne François Cluzet en vient à se prendre pour un constructeur d’autoroute. Mais est-ce que tout cela n’a pas simplement à voir avec une vérité humaine et la place que nous cherchons dans la société et même dans l’existence ? Nous vivons tous les jours en oubliant la plupart du temps que nous sommes mortels. Heureusement, sinon la vie serait atrocement triste. Nous avons tous besoin d’illusions pour vivre. Ça m’intéresse de traquer un personnage à chaque fois et d’aller le plus loin possible dans l’exploration de ce qu’est un être humain. Ces personnages me touchent parce qu’ils expriment des émotions et ont tous quelque chose à voir avec la solitude.


Bande annonce des Corps impatients (2003)


Est-ce la différence qui sépare vos deux premiers films, Les corps impatients et Une aventure de ceux qui ont suivi ?
X. G. Quand je filmais Galatea Bellugi qui marchait pieds nus sous la pluie, à la fin, quand on a l’impression qu’elle est possédée, j’étais étonné parce que je pensais à Ludivine Sagnier dans Une aventure où je l’avais également filmée comme ça, dans la rue. Et puis, dans le premier, Les corps impatients, mes personnages luttaient aussi contre une forme de culpabilité où il était question du désir et de la loi. Donc je sens bien que tout cela est travaillé par des choses qui ont à voir avec mon enfance, mon éducation et des choses avec lesquelles je me débats pour écrire. C’est un peu douloureux d’en parler, mais Les corps impatients est une histoire en grande partie autobiographique, même si je me suis aussi appuyé sur un roman, qui racontait l’histoire d’une jeune fille morte, en l’occurrence mon premier amour. Et il est vrai que quand je filmais la mort de Galatea à l’hôpital dans L’apparition, après celle de Marguerite, c’était très étrange, cette figure de la jeune femme sacrifiée. Et cette parole possède évidemment aussi une résonance religieuse. Pourquoi autant d’œuvres en opéra et en littérature ont-elles à voir avec la souffrance d’une femme ? C’est tout de même l’un des grands mystères de l’histoire de l’art. Là, je filme la passion d’une jeune fille, de la même façon que j’avais filmé la passion de Cluzet dans À l’origine. Il y a peut-être en moi quelque chose de profondément enraciné et trouble avec lequel je me débats et qui a à voir avec la foi et le religieux, mais aussi avec l’enfance. Mes parents n’étaient pas du tout des bigots, mais ils étaient pratiquants, avec quelque chose de la bourgeoisie éclairée. C’était des progressistes humanistes et ils m’ont transmis ça. Peut-être aussi que quand on est enfant, on croit en Dieu pour rejoindre ses propres parents dans leur monde. Et puis, c’est normal, quand on est enfant, d’être fasciné par l’histoire du Christ qui fait des miracles, qui marche sur l’eau, qui multiplie les pains, qui peut ressusciter et guérir les blessés. C’est un personnage fascinant et fantastique. D’ailleurs, est-ce que vous avez remarqué qu’E.T. descend du ciel, accomplit des miracles, meurt, ressuscite et retourne au ciel. D’ailleurs, Spielberg le savait très bien, puisque l’affiche du film se réfère à la chapelle Sixtine où est représenté le doigt de Dieu. En écrivant, j’avais noté cette phrase que je trouvais très belle, qui est je crois de Chesterton dans L’homme idéal : « Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles. » Quant à la plus importante, elle est dans le film et dit que « souvent la foi voyage incognito », parce que de plus en plus, on pense que les idées chrétiennes sont éteintes, ou en tout cas en train de s’éteindre, car, à travers la presse et les chaînes d’info, elles sont devenues un nouveau marqueur social. Or, il était très important pour moi de me réapproprier une part plus intime et plus secrète de ces questions. Par ailleurs, on voit dans le film deux églises dont les portes sont murées. Ce qui réunit tous mes films, c’est une sorte de mélancolie, et peut-être que c’est ce qui reste quand le sentiment religieux se retire. Mais tout ça est trouble pour moi et, en même temps, je sens que quelque chose de viscéral se joue à travers ces questions.


Bande annonce britannique d’Une aventure (2005)


Comment passez-vous d’un film à l’autre ?
X. G. Je tourne au rythme d’environ un long métrage tous les deux ans. Pourtant, je n’ai pas l’impression de passer d’un film à l’autre, mais plutôt de continuer à chercher et à essayer. C’est étrange…

Distinguez-vous des cycles parmi vos films ?
X. G. J’ai la chance de pouvoir faire des films très personnels et j’ai un partenaire particulier en la personne de Jacques Fieschi à qui je fais lire ce que j’écris et qui est quelqu’un de très important pour moi. Sa qualité d’écoute et son regard sur mon travail me sont extrêmement précieux. Ce que je lis sur mes films m’apporte également un éclairage a posteriori, mais sur le plateau, un regard d’un acteur ou une situation rencontrent tout à coup un écho avec des films que j’ai faits, mais je ne le calcule pas. Je n’essaie pas d’écrire, j’essaie de me laisser écrire. Il y a un certain nombre de lignes de force qui reviennent, se mélangent autrement et j’espère se déploient d’une façon surprenante d’un film à l’autre, sans me répéter. Tous les auteurs sont travaillés par un secret, mais je pense aussi qu’on fait des films pour essayer de comprendre pourquoi on a eu besoin de les faire. Il y a une part d’intuition au début et puis, petit à petit, on ressent une nécessité en le faisant. Ce film-là a été pour moi une expérience humaine très émouvante : les interrogatoires de Galatea Bellugi quand elle parle, son extraordinaire sincérité, alors qu’on se demande si c’est une menteuse, le trouble de Vincent Lindon, la qualité de son regard et même la couleur de ses yeux ont complètement changé pendant le film… Il a ouvert son cœur à une autre dimension de ce qu’est la vie, ce qui constituait l’un des enjeux du film.

À quel moment l’avez-vous impliqué dans ce film ?
X. G. J’ai écrit le film dès le début en pensant à lui et nous avons échangé sur son personnage. Ce que j’aimais beaucoup, c’était sa présence physique, son corps, quelque chose d’assez entier, brutal, et de confronter un journaliste de guerre à qui il ne faut pas mentir, parce qu’il ne se laissera pas raconter n’importe quoi. Vincent est quelqu’un qui exige une forme de vérité et d’honnêteté par ce qu’il est, sa présence, son histoire. À partir de là, j’ai veillé à ce que la ligne dramatique soit la plus tendue possible.

Quelles indications donnez-vous à vos interprètes ?
X. G. Sur le plateau, le travail avec les acteurs est très concret sur les gestes, les déplacements, les temps, les regards, avec toute une part qu’ils apportent, eux, et que j’essaie de capter et de susciter. J’essaie de savoir très peu de choses sur les comédiens que je filme, parce que ça m’encombre. J’aime bien que l’acteur préserve son mystère.


Bande annonce de Quand j’étais chanteur (2006)


Est-ce pour cela que vous en changez régulièrement ?
X. G. Oui, ça m’est nécessaire, mais j’ai aussi fait deux films avec Cécile de France et Gérard Depardieu. Par exemple, j’ai l’impression d’avoir rencontré Catherine Frot pendant qu’on parlait du film, une fois qu’il était fait, au cours de sa promotion, même si nous avons d’excellents rapports. J’aime énormément les acteurs, mais j’ai besoin qu’ils me laissent rêver à leurs personnages. Et puis, il y a toujours quelque chose d’intime et de personnel qui vient, mais pas forcément de façon vulgaire. Avec Catherine Frot et Vincent Lindon, j’ai été confronté à certains moments du tournage à des moments d’émotion imprévus. D’un coup, quelque chose s’emparait d’eux et ils avaient l’air très remués par l’histoire et surtout très troublés. C’est aussi pour cela que j’ai apprécié que Vincent et Galatea aient gardé leurs distances, sans pour autant que se crée la moindre tension entre eux.

Compte tenu de son sujet, L’apparition a-t-il été un film difficile à monter ?
X. G. Je ne crois pas qu’il ne s’agisse pas d’un sujet dans l’air du temps. Hormis les comédies, chaque film est un prototype. La prière de Cédric Kahn et Benedetta de Paul Verhoeven en sont la preuve. À partir du moment où le cinéma s’intéresse à l’expérience humaine, il y a des films sur des histoires d’amour, sur des meurtres et sur la foi. Ces thèmes sont omniprésents depuis toujours, que ce soit en peinture, au théâtre ou en musique. J’ai fait un film qui s’intitule À l’origine. Or, ce sont les premiers mots de l’Ancien Testament. Dans Marguerite, la voiture s’arrêtait tout le temps devant un petit calvaire et à la fin, Catherine Frot disait : « C’est très intéressant, la souffrance. » Et puis, la musique a quelque chose à voir avec le sentiment religieux. De par mon éducation, ma vie d’homme, l’âge que j’ai et ce que j’ai vécu ces derniers temps, je sens très bien que je suis traversé par cette question et qu’en même temps, il y a une dissonance et un doute. De la même façon qu’on sent que la voix de Marguerite est traversée par le doute, on sent que le regard de Vincent Lindon sur cette histoire d’apparition l’est aussi. Je vois bien que ça communique, mais je ne sais pas comment.

Sans déflorer l’intrigue, avez-vous décidé dès le début comment allait se terminer le film ?
X. G. Oui. Je n’ai pu écrire qu’à partir du moment où j’ai décidé de me concentrer uniquement sur l’enquête, parce que je savais que j’allais soulever à travers elle des questions qui ont à voir avec la foi, l’illusion, le mensonge, etc. Et puis, le grand enjeu scénaristique, c’était que le suspens du film repose sur une question : est-ce que cette jeune fille qui prétend avoir vu une apparition est une menteuse ? Mais il ne fallait pas que la résolution soit déceptive ou illuminée. Donc, j’ai pu me mettre à écrire à partir du moment où j’ai trouvé ce qui me semblait le plus beau à répondre.

Avez-vous hésité à répondre ?
X. G. Je me souviens d’un film d’enquête remarquable qui m’a beaucoup impressionné : Zodiac de David Fincher, mais à la fin il ne répond pas et c’est très décevant, bien que ce soit la vérité historique. Alors, moi je prends un risque et cette résolution est au plus proche de ce que je ressens et la plus cohérente par rapport à tout ce qu’on a vu pendant le film avec cette enquête et toutes les questions qu’elle a soulevées. Je pense que c’est la seule réponse qui avait une forme de beauté, d’émotion et de mystère.

Le film terminé est-il très proche du scénario ?
X. G. Extrêmement. J’écris des scénarios de plus en plus précis, même s’il m’arrive d’ajouter des petites choses. C’est le cas, par exemple, quand les bonnes sœurs se retirent mutuellement les plumes dont elles sont couvertes. Je dessine, très mal, mais j’en ai besoin pour certaines scènes. Là, j’ai dû réaliser en tout pas loin de 2 000 dessins que j’ai montrés à mon chef opérateur et parfois à des acteurs, parce que je crois à l’écriture filmique. Je cherche avec une caméra à exprimer quelque chose de ce que j’ai écrit, en le mettant à l’épreuve avec les acteurs, dans les déplacements et l’utilisation de l’espace. Du coup, je me sens plus libre sur le plateau. Mais il y a tout de même des moments qu’offre le tournage. Dans À l’origine, l’équipe se nettoyait au Kärcher tous les soirs et comme je trouvais ça beau, j’ai décidé de le filmer.


Bande annonce d’A l'origine (2009)


Comment avez-vous eu l’idée du métier que pratiquent les sœurs ?
X. G. J’ai vu un documentaire sur Internet à propos d’un couvent où les petites sœurs de Verdun fabriquent des couettes et avaient cette énorme machine qui crache des plumes.

Quelle a été la plus grande difficulté sur un film comme L’apparition ?
X. G. Je n’arrive pas à me lancer dans un projet si je ne commence pas par me dire qu’on ne va jamais y croire. C’était déjà le cas pour À l’origine, cette histoire d’un type qui a réussi à construire deux kilomètres d’autoroute au milieu d’un champ. Après, je vais chercher à faire croire à cette histoire avec tous les outils du cinéma : le son, la couleur, les mouvements… Ça donne une impulsion très importante à mon rapport à la mise en scène et me force à apporter un soin obsessionnel au choix des décors, à la qualité de jeu des acteurs et à tout ce qui va faire le film. Dans un espace comme celui-là, il est hors de question de prendre le risque que quelque chose n’apporte pas un sentiment de vérité. C’est pour ça que j’ai aussi besoin de faire un documentaire précis, de travailler avec des directeurs artistiques, de voir énormément de photos et que mon travail de mise en scène va consister à la fois à tout faire pour arriver à ce que le cinéma apporte un sentiment de vérité à l’histoire romanesque que je raconte. Et si je fais bien mon travail et que je ne me suis pas trompé de sujet, quelque chose d’autre que la réalité va apparaître qui aura à voir, j’espère, avec la grâce et l’émotion.

Avez-vous envie d’élever encore la barre de vos ambitions ?
X. G. J’aime bien trouver des situations très originales et des personnages forts, si possible avec un peu de poésie. Et puis, ça m’intéresse de poser une certaine qualité de regard sur ces gens. Je réalise aujourd’hui que si les personnages d’À l’origine, Marguerite et L’apparition me touchent autant, c’est parce qu’ils sont aussi perdus que moi. Ils font des choses très concrètes, très techniques, où il est question de beaucoup de travail, que ce soit avec un bulldozer, un professeur de chant ou une enquête, et où il faut aller à la rencontre du réel, et en même temps, il y a quelque chose qui s’ouvre en eux sur une dimension du mystère de la vie qui leur échappera toujours.

Avez-vous eu la curiosité d’aller voir Florence Foster Jenkins qui s’inspirait du même personnage que Marguerite ?
X. G. Quand j’ai lu la véritable histoire de Florence Foster Jenkins, mon intuition a été qu’elle ne suffisait pas et qu’il fallait la déployer ailleurs. De la même façon que dans l’histoire de Philippe Berre, dont je me suis inspiré dans À l’origine, il y avait cette poésie et cette folie, mais il y avait besoin de l’écriture et du cinéma pour arriver à en exprimer l’essence. Le cinéma est pour moi un spectacle, dans le sens noble et poétique du terme. Mais, comme à l’intérieur de mes personnages, il y a une espèce de tension entre la réalité et la folie ou la poésie.


Bande annonce de Marguerite (2015)


N’avez-vous jamais éprouvé l’envie de réaliser un documentaire sur l’un de ces personnages ?
X. G. La question documentaire se pose à chaque film, mais j’essaie de la dépasser pour que ça nourrisse mon projet romanesque, car j’ai besoin de l’ancrer dans une réalité incontestable afin que le spectateur éprouve un sentiment de vérité. Quand, dans L’apparition, il voit cette jeune fille et les interrogatoires, le couvent où elle vit ou Vincent Lindon rentrer du Moyen-Orient, j’espère que le romanesque s’ancre dans un sentiment de vérité. Et ça m’intéresse d’autant plus que cette vérité va être confrontée à un grand mensonge, à une illusion, à une usurpation, à une imposture. Mais ça a peut-être à voir aussi avec l’époque. Nous vivons aujourd’hui dans ce que nous pourrions appeler une sorte de transparence moderne où la presse et les chaînes info prétendent sans arrêt nous livrer une vérité en temps réel sur quelque chose du monde. Or, comme le dit un personnage de mon film, « on sait très bien que la vérité est ailleurs », donc cette tension entre une exigence de vérité et le mensonge et l’illusion me semble dire, en plus d’une vérité humaine, quelque chose sur notre époque.

Comment trouvez-vous l’inspiration de vos films ?
X. G. Il y a des moments où je suis disponible. J’ouvre un journal, je vais sur Internet, je m’intéresse beaucoup à la presse. Et puis, tout d’un coup, il y a quelque chose qui vient, qui s’accroche et le désir d’un film se déploie à partir de ce détail, de cette anecdote ou de ce fait divers. J’ai eu de la chance.


 
Comment s’organise votre écriture ?
X. G. C’est très ritualisé. Je trouve une idée… ou l’idée me trouve, je ne sais pas, et ça doit communiquer avec des choses inconscientes, puis je me rends compte que ça s’impose et je vois bien dans quel univers ça se passe. Dans L’apparition : une enquête canonique et la vie d’un journaliste de guerre. Alors je mène une enquête qui me donne plein d’éléments romanesques, un univers se déploie, s’incarne et derrière j’essaie de trouver une structure. Je commence alors à écrire l’histoire sur une vingtaine de pages et je vois si ça tient, c’est-à-dire s’il y a quelque chose à la fois de suffisamment opaque et lumineux pour que j’aie envie de continuer à travailler. J’essaie de sentir qu’il y a quelque chose dans le sujet qui m’obsède et qui me résiste. Il est très important pour moi que les scénarios soient tendus, mais aussi que le cinéma donne un mystère à voir et à sentir. C’est une recherche contradictoire qui devient un arc de lumière, une tension entre quelque chose qu’on veut rendre efficace et le souci de ne pas éventer le mystère. Il faut qu’il y ait une dimension poétique qui nous échappera toujours. C’est pour ça que ce que faisait Cluzet à la fin d’À l’origine était formidable, lorsque le chef de chantier lui demandait « Elle va où, cette route ? » et qu’alors qu’il ne s’était jamais posé la question, il finissait par lui répondre : « Je ne sais pas… nulle part. » Et pour écrire le film, j’ai regardé beaucoup de making of, parce que j’avais l’impression de raconter l’histoire d’un cinéaste



Quel rôle assignez-vous à Jacques Fieschi dans ce processus ?
X. G. Il est crédité comme conseiller à l’écriture. Nous entretenons un échange qui m’est très précieux. J’écris, moi, mais son intervention est importante. On tâtonne, car il est à la fois question de savoir-faire et de technicité, mais aussi d’intuition un peu aveugle, et ça va de l’un à l’autre. Et puis, on espère qu’à un moment, les images et les plans vont s’emparer du scénario et que ça va devenir un travail de cinéma où il va être question de cadre, de musique et d’utilisation du son. Un artiste, c’est aussi un catalyseur de contingences, parfois très prosaïques, qui vont d’un coup devenir très poétiques, parce qu’ils vont être intégrés à un mouvement, une émotion.

S’agit-il d’éléments qui interviennent très en amont ?
X. G. J’ai écrit L’apparition en écoutant Arvo Pärt et les moments où je pensais qu’il y aurait certaines musiques sont restés tels qu’ils étaient. C’est un très grand compositeur lituanien vivant et aussi l’un des plus pillés par la musique de film. Je savais que cette orchestration qui est parfois au bord de la dissonance, et qui pourtant possède une qualité d’émotion stupéfiante, une noblesse et une élévation, accompagnerait merveilleusement quelqu’un qui marche dans un centre commercial et qu’une partie de l’esthétique du film se jouait là. Grâce à cette musique, on sent qu’il y a d’autres forces plus mystérieuses à l’œuvre. Et puis, à la fin, il y a un morceau très rare de Georges Delerue qui s’appelle “Stellaire”, qu’il avait composé dans les années 80 pour une extraordinaire série documentaire sur l’histoire de l’astrophysique intitulée Tours du monde, tours du ciel dans laquelle intervenait Michel Serres. La musique de Delerue lui apportait une dimension à la fois magique et mystique. Par ailleurs, bon nombre des théologiens avec lesquels j’ai parlé pour écrire L’apparition me disaient que les astrophysiciens qu’ils rencontraient leur disaient que quand ils étaient confrontés au mystère et à la magie de l’histoire de l’univers finissaient par se poser la question de Dieu. Or, c’est précisément ce qu’incarnait cette musique de Delerue qui est l’une des plus belles que j’aie entendue de ma vie et dont je suis très heureux qu’on ait pu acheter les droits. Et puis, il y a sûrement aussi autre chose : le film commence par la télévision, avec des images de la modernité, de l’actualité et de la violence, et il se termine par une musique qui évoque le cinéma, puisqu’elle est signée Georges Delerue qui a composé pour beaucoup des réalisateurs qui m’ont fasciné et qui m’ont donné envie de faire du cinéma, et aussi par une image de cinéma qui a à voir avec l’apaisement et l’élévation. Pour moi, cet arc dramatique est aussi un projet esthétique qui est d’essayer que le cinéma puisse entraîner quelque chose du monde comme il va vers l’émotion, l’élévation, la noblesse… D’ailleurs, à la fin, Vincent Lindon s’incline comme un chevalier devant un mystère.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en janvier 2018



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