Marin Karmitz © DR
Né le 7
octobre 1938 au sein d’une famille juive de Bucarest, en Roumanie, Marin
Karmitz échappe à la Shoah et immigre à Nice en 1947. Au lendemain de ses
études à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), qu’il a
intégré en 1957, il est engagé comme stagiaire par la réalisatrice Yannick Bellon
sur Le second souffle (1959), puis travaille
aux côtés de plusieurs cinéastes de la Nouvelle Vague tels que Pierre Kast (Merci Natercia, 1959), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962) ou Jean-Luc Godard
(le sketch La paresse des Sept péchés capitaux). Il passe lui-même
à la réalisation avec le court métrage Les
idoles (1963), Nuit noire, Calcutta
(1964) sur un scénario de Marguerite Duras, puis porte à l’écran la pièce de
Samuel Beckett Comédie (1965). C’est
en 1967 que Marin Karmitz baptise de ses initiales la maison de production mk2
qui se consacre dans un premier temps au court métrage. Dans la foulée de Mai
68, devenu membre de la Gauche prolétarienne il signe trois longs métrages
engagés qui lui valent des démêlés avec la censure et le pouvoir politique :
Sept jours ailleurs (1969), Camarades (1970) et Coup pour coup (1972). Dans l’incapacité de tourner et même de
produire, il devient distributeur et exploitant à partir de 1974. Au fil des
ans, MK2 a distribué plus de 300 films, en a produit et coproduit plus de 80 et
a créé un circuit de dix complexes cinématographiques à Paris. Détenteur des
droits de plus d’un demi-millier de films, Marin Karmitz a par ailleurs entretenu
des liens au long cours avec plusieurs auteurs parmi lesquels les frères
Taviani, Claude Chabrol, Lucian Pintilie, Krzysztof Kieslowski, Mohsen
Makhmalbaf, Gus van Sant, Michael Haneke et Abbas Kiarostami. Il a passé le
relais à ses deux fils en 2005 et mis un terme à ses activités de producteur en
2012.
Comment réagissez-vous aujourd’hui à l’exhumation de Coup pour coup que vous avez réalisé en
1971 ?
Marin Karmitz Je suis fier qu’on ressorte ces images de l’enfer, qu’elles reprennent
vie et qu’elles touchent les gens. De même que mon court métrage Comédie est considéré par énormément
d’artistes plasticiens comme le film fondateur de l’art vidéo, en 1965. Mon
troisième long métrage, Coup pour coup,
a d’ailleurs aussi été tourné en vidéo, ce qui était nouveau pour l’époque. À
Clermont-Ferrand, le film passait dans une salle, mais au bout de trois jours,
il y a eu une telle contestation des patrons locaux qu’il a été retiré de l’affiche
et des centaines de personnes sont descendues dans la rue en disant « Nous
voulons Coup pour coup ».
Pourquoi avez-vous cessé d’être réalisateur ?
M. K.
Il faut se replonger dans les années après 1968. J’ai arrêté après avoir fait
deux courts métrages, l’un avec Marguerite Duras, l’autre avec Samuel Beckett,
et trois longs métrages. Or, on arrête souvent après le second film, parce
qu’on ne peut pas faire autrement. Les deux premiers avaient quand même suscité
un certain retentissement : Camarades
était passé dans de très nombreux festivals dont la Semaine de la critique à
Cannes et Sept jours ailleurs a été
sélectionné à Venise. En fait, j’ai arrêté parce que j’ai été blacklisté,
c’est-à-dire que je ne pouvais plus faire du cinéma, au point de ne plus trouver
de travail comme assistant-réalisateur. Or, j’avais besoin de gagner ma vie.
C’était consécutif à Coup pour coup,
qui a posé de vrais problèmes au pouvoir politique, mais aussi au pouvoir
syndical auquel je m’attaquais dans le film. C’était à la fin de la présidence
de Pompidou et au début de celle de Giscard d’Estaing dont les gouvernements
étaient autoritaires et durs. Il y avait des gens qui étaient en taule parce
qu’ils militaient, des journaux qui avaient été interdits et une certaine
répression. Par exemple, ensuite, même en tant que producteur, je n’ai eu accès
aux crédits bancaires qu’à partir de 1981. Jusque-là, je n’avais produit des
films que grâce aux quelque succès que j’avais eus comme distributeur dont Padre padrone qui a obtenu la Palme d’or
à Cannes en 1977. Il n’y avait à l’époque qu’un seul organisme de prêt pour le
cinéma, mais je n’y avais pas accès. On peut donc dire que j’ai payé très cher
mon engagement militant, mais que j’ai toujours su pourquoi je faisais les
choses.
Comment s’est opérée votre transition d’un métier aux autres ?
M. K.
Ça a été d’abord extrêmement douloureux. Entre les deux, j’ai appris un autre
métier et je suis devenu antiquaire pendant deux ans, avec l’idée de faire des
films et de continuer dans le cinéma. Je me rendais compte qu’il y avait un
certain nombre de mes copains qui n’arrivaient pas à sortir leurs films. Le
système de programmation commençait à se mettre en place, à travers UGC,
Gaumont et Pathé, mais les films en marge du système commercial étaient rejetés,
ce qui m’était aussi arrivé avec Coup
pour coup, mais ça ne me gênait pas du tout parce qu’on avait fait une
diffusion de détente qui a eu énormément de succès. On allait avec un appareil
de ville en ville, d’usine en usine, de coron en coron et on montrait le film,
mais j’aurais préféré le sortir en salle. Dans ce contexte militant où, pour
moi, le cinéma était inscrit dans une volonté de changer le monde, j’ai
participé à beaucoup de luttes. J’ai dit qu’il fallait qu’on trouve un moyen de
montrer ces films. Le problème, c’est qu’on n’avait pas de points de diffusion.
Donc, en 1974, j’ai trouvé un bistrot à la Bastille qu’on a transformé en trois
salles de cinéma différentes : il y avait une librairie, un bistrot et des
lieux d’exposition et de débat dans un quartier populaire. L’idée était aussi
de sortir du ghetto du Quartier Latin et de montrer les films en v.o., par
exemple à Montparnasse ou dans les salles Parafrance que j’ai rachetées à
Odéon. Et c’est l’une de mes fiertés d’y être arrivé en ouvrant des salles dans
des quartiers populaires où il n’y avait plus de cinémas. Dans le dix-neuvième
arrondissement, jusqu’au milieu des années 70, il y avait 26 salles. Elles ont
toutes fermé. Quand j’ai trouvé un espace pour y ouvrir mes six premières salles,
en v.o. de surcroît, les gens pensaient que j’étais complètement fou, car
c’était le quartier de la drogue et qu’il fallait y remettre de la vie en
faisant un travail de cohésion sociale dans un arrondissement qui l’avait
totalement perdu, où régnait la peur et où les gens n’osaient pas sortir le
soir. C’est le cinéma qui a transformé ce quartier et plus largement Paris,
mais c’est le résultat d’un travail qui a duré des années et que nous
continuons de faire. Et comme ça marchait très bien chez nous, les autres nous
ont suivis et j’en suis ravi. Nous avons aussi veillé à la programmation. Par
exemple, le premier film que j’ai passé au 14 juillet Bastille, en mai 1975, c’était
un documentaire de Jorge Sanjinés intitulé
Le courage du peuple qui racontait une révolte paysanne en Bolivie.
En tant que producteur, vous êtes allé vers des cinéastes qui étaient
parfois en difficulté. Pourquoi ?
M. K.
Je suis allé vers eux, mais ils sont aussi venus me voir. Lorsque j’ai eu une
première Palme d’or avec Padre padrone,
j’ai pu participer à la production de L’amour
violé. Comme son titre l’indique, c’était un film sur un sujet tabou, le
viol, qui plus est réalisé par une femme, en l’occurrence Yannick Bellon. Par
la suite, j’ai produit le premier long métrage de Jean-Charles Tacchella, Voyage en grande Tartarie, qui est un
film écolo, ainsi que deux films sélectionnés à Cannes : Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc
Godard et Le saut dans le vide de
Marco Bellocchio qui a valu deux Prix d’interprétation à Anouk Aimée et Michel
Piccoli. Godard avait réalisé un remake de Coup
pour coup intitulé Tout va bien,
mais pour Sauve qui peut (la vie),
Jean-Luc a commencé à chercher d’autres producteurs qu’il n’a pas trouvés et
donc il est venu me voir parce qu’il me connaissait. Je lui ai dit oui tout de
suite, parce que ça me passionnait de travailler avec lui. C’est le premier des
seconds premiers films que j’ai faits. À Cannes, il a provoqué un scandale
mémorable. Et puis est arrivé 1982 où Yol
d’Yilmaz Güney a remporté la Palme d’or. MK2 avait 8 films, un record battu
seulement cette année avec 9 films, et nous avons reçu plusieurs
récompenses : Grand Prix spécial du jury pour La nuit de San Lorenzo des frères Taviani, Prix du scénario pour Travail au noir de Jerzy Skolimowski et
Caméra d’or pour Mourir à trente ans
de Romain Goupil. J’ai travaillé avec beaucoup de cinéastes qui sont venus me
voir parce qu’ils ne trouvaient pas de gens plus réputés et plus riches que
moi. C’est ce qui m’incite à dire que j’ai beaucoup fait les poubelles des
Champs-Élysées. Et dans ces poubelles, il y avait Au revoir les enfants, Poulet au vinaigre et Mélo, mais Louis Malle, Claude Chabrol et Alain Resnais ne
travaillaient plus et avaient du mal à trouver des producteurs. Moi, j’ai
toujours été très fier de ça, mais ça s’est fait peu à peu et souvent dans des
conditions financières très rudes, mais très positives parce que les
contraintes créent en même temps beaucoup de liberté. À l’époque, je produisais
moi-même, avec mon argent, ce qui n’était possible que dans certaines limites,
même s’il y avait parfois l’avance sur recettes et rarement la télé.
Comment avez-vous tissé votre réseau de relations dans le métier ?
M. K.
J’ai connu Chabrol et Godard quand j’ai été assistant d’Agnès Varda. Elle a
d’ailleurs rejoint récemment MK2 en confiant ses films à mes fils. J’ai fait
Mai 68 avec Chabrol, mais on ne s’est retrouvés qu’en 1985 pour Poulet au vinaigre, quand il m’a
téléphoné pour me dire qu’il n’avait pas de producteur, alors qu’il avait fait
tout Paris pour en trouver un. Après, nous avons fait douze films ensemble qui
ont été douze succès.
Quel est le meilleur souvenir que vous gardez de votre carrière ?
M. K.
C’est tout ce que ces différents réalisateurs m’ont apporté, chacun à sa façon.
L’ensemble fait un énorme paquet cadeau.
Sur quoi reposait la relation si particulière que vous avez nouée avec
Abbas Kiarostami, par exemple ?
M. K.
C’est un peu comme avec Krzysztof Kieslowski. Kiarostami comprenait un peu le
français, moi un peu l’anglais, du moins le sien parce qu’il avait un accent,
et nous arrivions à bavarder très agréablement en voiture, quand je conduisais.
Il passait son temps à me raconter des histoires et quand il voyait sur mon
visage que j’accrochais, éventuellement il la développait, mais quand ce
n’était pas le cas, il passait à autre chose. Je crois que c’est le réalisateur
qui a poussé le plus loin la réflexion sur “Qu’est-ce que c’est qu’un cinéma
moderne ?”, sans doute encore davantage que Rossellini, Bresson, Bergman
ou Godard. Il est de notre temps. Je suis particulièrement fier d’avoir fait Ten, cette histoire de femmes iraniennes
qui est universelle. Après Coup pour
coup, j’ai été content de voir qu’il s’intéressait à la lutte des femmes,
mais aussi à leur générosité et à leur humour. C’est une passion que nous
partagions.
Au contact de tous ces cinéastes que vous avez accompagnés, vous n’avez
jamais éprouvé l’envie de revenir vous-même à la réalisation ?
M. K.
J’aurais pu, mais contrairement à certains de mes confrères qui ont réalisé des
films tout en étant producteurs, comme Claude Berri, par exemple, je m’en
sentais incapable. Parce que mon rapport avec les réalisateurs était tellement
passionnel et intime, et que ça me demandait de très grands efforts pour amener
leurs films à être vus et les faire connaître. Donc je ne pouvais pas faire en
même temps le contraire, car être réalisateur, c’est amener beaucoup de choses
vers soi. Être producteur m’a aidé à comprendre qu’il ne fallait surtout pas se
poser en tant que réalisateur face à eux, sous peine de ruiner nos relations.
Il fallait que je reste dans mon métier. D’où aussi parfois ma brutalité face à
certains projets que je trouvais médiocres ou faciles. Mais, là, je viens de
refaire un film.
De quoi s’agit-il ?
M. K.
J’ai organisé d’octobre à février 2018 une expo à la Maison Rouge sur ma
collection dont je suis très fier et qui m’a beaucoup pris de temps et apporté
de satisfactions. Elle a connu un énorme succès et je l’ai conçue comme s’il
s’agissait d’un film, en concevant l’espace comme un décor de cinéma dans
lequel j’ai raconté une histoire avec des photos, des dessins, des tableaux,
des vidéos, etc. Afin d’en conserver une trace, j’ai réalisé un film sans
acteurs de trente minutes qui devrait être montré en complément d’un film sur
moi qu’ont réalisé deux jeunes qui ont pris comme prétexte le moment de l’expo.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2018
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