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Agnès Varda (1928-2019) : Documenteuse

Agnès Varda © DR


Plus que jamais, la cinéaste oscarisée de Visages villages (2017), qu’elle a réalisé avec JR, fait figure de pionnière de ce septième art au féminin qu’elle a servi pendant plus de six décennies, en alternant fictions et documentaires. Une passion unique unit son premier long métrage, La Pointe Courte (1955), réalisé à l’époque où elle officiait comme photographe attitrée de la troupe du fameux TNP de Jean Vilar, au dernier, Varda par Agnès (2019) qui boucle la boucle de sa carrière avec l’humour et la poésie qu’on lui connaît. À 90 ans, loin de se prélasser au fond du nid douillet de la rue Daguerre dont elle a fait sa tour de contrôle, la réalisatrice trace sa route et encourage ses émules sans relâche, tout en perpétuant la mémoire de celui qui fut son prince charmant, Jacques Demy, avec le soutien actif de leurs deux enfants : Rosalie Varda et Mathieu Demy. Outre le film magnifique qu’elle lui a consacré, Jacquot de Nantes (1991), la filmographie foisonnante d’Agnès Varda ne compte qu’une douzaine de fictions aussi audacieuses qu’engagées dont Cléo de 5 à 7 (1962), Le bonheur, qui lui a valu le Prix Louis Delluc en 1964, Les créatures (1966), L’une chante l’autre pas (1977), Documenteur (1981), Sans toit ni loi (1985), Kung-fu master et Jane B. par Agnès V. (1988) et Les cent et une nuits de Simon Cinéma (1995). Passant régulièrement du court au long métrage, elle a signé une œuvre documentaire considérable dont les fleurons restent Daguerréotypes (1976), Mur murs (1981), Les glaneurs et la glaneuse (2000), qui lui a valu un European Film Award, et Les plages d’Agnès (2008), pour lequel elle a obtenu un César. Bref, une œuvre unique à la première personne du féminin singulier qu’elle assume totalement.



 Avec Agnès Varda, rue du Bourg-Tibourg, en juin 2018
© Jean-Philippe Guerand


En quoi consistait l’exposition qui vous a été consacrée dans le Marais au printemps 2018 ?
Agnès Varda Cette exposition est à mes yeux une dépendance du cinéma. Parce que la cabane que j’y présente est faite à partir des 2500 mètres de pellicule 35mm du film Le bonheur. C’est un double projet : c’est de la récupération et du recyclage, mais aussi de la nostalgie, parce que moi j’ai aimé le 35mm, j’ai aimé son odeur, j’ai aimé le tripoter, j’ai aimé le montage, j’ai aimé tout ce que cela signifiait de manipulations, de le mettre dans des boîtes en fer pour le transporter quand on allait au mixage, ce rapport physique qu’on avait avec la pellicule : accrocher les chutes. Je suis bien d’accord que ça va très bien maintenant, que ça va très vite, que c’est autre chose, mais ce n’est pas une nostalgie ravageuse, c’est une espèce de sentiment : est-ce qu’on peut encore être ami du 35mm ? Alors, c’est ce que je fais en le recyclant, en recréant une maison de cinéma. On pourrait dire que c’est Le bonheur qui devient non seulement une cabane mais une serre, parce que le générique du film est plein de tournesols. On rentre ainsi dans le film d’une autre façon. C’est comme de réinventer le cinéma sous une forme d’artiste : ça s’appelle artiste visuelle. Mais j’ai gardé un rapport très fort avec le cinéma, évidemment. Parmi les autres maquettes qui sont exposées, chacune d’elles est liée à un film. Tout a commencé par la maison réalisée en 2006 pour la Fondation Cartier à partir d’une copie des Créatures, un film qui n’avait pas marché malgré les merveilleux Catherine Deneuve et Michel Piccoli. J’ai ensuite réalisé un bateau échoué, en utilisant les images de La pointe courte, et une tente construite à l’aide de Sans toit ni loi. Nous avions de plus en plus de bobines qui traînaient, d’autant que quand les films ne marchent pas, on récupère des copies qui sont généralement encore en bon état. C’est ce qui m’a donné l’idée la première fois. Et puis, j’aimais l’idée de découvrir des gros plans de Catherine et de Michel à hauteur des yeux. Après cette réflexion sur ce qu’on fait de ce cinéma abandonné, nous qui envoyons des DCP partout dans le monde, comment utiliser toutes ces copies ? J’ai entendu dire que pendant la guerre on recyclait la pellicule pour faire du vernis à ongles. Moi, il ne s’agit pas de recyclage industriel, mais plutôt d’une façon de réinventer les bons rapports que j’ai eus avec les films que j’ai faits. Ces cabanes en 35mm et ces maquettes en super-huit continuent mon travail de cinéaste.


Agnès Varda à travers le mur d'une de ses cabanes
© Jean-Philippe Guerand


Quel souvenir gardez-vous de Visages villages ?
A. V. Nous avons travaillé en bonne entente avec JR, parce qu’il a comme moi un regard curieux et bienveillant envers les gens, et que cette errance dans la France avec des village où l’on avait des contacts et d’autres lieux où le hasard nous a servi, nous a permis de faire ce que j’aime le plus au monde, finalement : le documentaire où l’on met en valeur des gens anonymes qui eux-mêmes ont une vie très dense, des gens qui ne sont pas connus du public. Et comme on est saoulés, quand même, d’images de gens connus, ou de gens pour vendre, c’est-à-dire ou les stars ou les publicités : de très belles femmes et des hommes qui ont l’air pensif pour vendre des parfums et des cosmétiques. Et les stars des films, et les hommes politiques qui ne sont pas toujours très agréables à regarder. Alors, l’idée de mettre en valeur des personnes là où elles sont, des personnes qui travaillent et d’accepter avec eux que cela les intéresse que leur propre image soit sur un mur, qu’ils deviennent des héros de leur village. Certains ne sont d’ailleurs toujours pas décollés, mais d’autres sont partis. Éviter que, par exemple, dans une usine, on parle aux ouvriers, on leur dit qu’on va faire un portrait de groupe avec leur accord. JR leur a demandé de faire un ballet. C’est-à-dire que dans les projets, on associait les gens. Ce n’était pas : on vient vous voler, on fait notre truc et on repart. On a vraiment essayé chaque fois que ça les intéresse, que ça participe. Je me rappelle quand j’ai fait une enquête avec JR pour savoir pourquoi on enlevait les corps des chèvres, un drôle de sujet que les gens ne connaissent pas. Finalement, on a collé une grande chèvre et il y avait là un garagiste qui nous a dit que désormais il pourrait répondre à cette question. Et il s’est alors demandé pourquoi on ne leur mettait pas des balles de ping-pong. Or, c’est pour moi la réussite car ce n’était pas question-réponse, mais engager les gens à parler eux-mêmes de leur propre imagination, de leur propre pensée. Ce qu’on voulait, nous, c’est une conversation et chaque fois qu’une personne, de son propre chef, a proposé une idée ou un projet, nous avions l’impression d’avoir fait notre métier, de les mettre en accord avec eux-mêmes, d’être filmés, d’avoir des choses à dire. Donc j’adore faire des documentaires, mais aussi avec cette idée de mélanger les paroles qui s’exprimaient et les grandes images, ces photographies que JR ou moi avions réalisées. On a donc essayé de faire un travail de documentariste sociologue, mais de bonne humeur.

Parmi votre œuvre, il n’y a en fait qu’une dizaine de longs métrages de fiction…
A. V. Oui, d’autant plus que beaucoup de mes films frisent le documentaire.

Où situez-vous la limite ?
A. V. Prenez Les plages d’Agnès, par exemple : c’est un documentaire, mais, à un moment donné, je voulais montrer la cour où j’habite dans l’état où elle était dans les années 50. Eh bien, on l’a reconstituée dans son état premier en studio, avec des restes de câbles et de bouts de bois et les pavés au sol. Deux ou trois fois, je parlais de mes souvenirs d’enfance et notamment que quand on était petites, sur les plages belges, on échangeait des fleurs en papier contre des coquillages. Du coup, j’ai fait rejouer la scène à des petites filles. Donc il s’agissait de ré-animer des images de souvenirs qui étaient du documentaire. C’est ce que je m’autorise, mais ce n’est pas caché.

Bande annonce des Plages d’Agnès (2008)


N’avez-vous pas eu parfois l’impression d’écarter les murs ?
A. V. Pas vraiment. Par exemple, Sans toit ni loi est entièrement une fiction. Tout est écrit, y compris les témoignages des gens qui ont vu passer Mona qu’incarne Sandrine Bonnaire. En revanche, Les glaneurs et la glaneuse est vraiment un documentaire auquel je me suis permis d’ajouter que quand j’étais en camion, je m’amusais à filmer des camions et qu’une fois j’avais vu mes cheveux blancs. C’est-à-dire que je m’autorise à exister dans le film, mais qu’il reste complètement documentaire. Et quand on applaudit Les glaneurs…, je dis toujours qu’on applaudit les personnes que j’ai filmées, qui sont en situation difficile voire très dure et qui, quand même, ont des choses à dire et des points de vue sur la société. Ils ne sont pas catalogués comme pauvres qui n’ont rien à dire, mais plutôt comme personnes pensantes mais vivant mal. Ce problème du gâchis, qui est évident dans notre société, du recyclage éventuel, des gens qui vivent de ce que nous jetons, ce sujet qui nous tient particulièrement à cœur, j’ai vu des évolutions considérables dans ma vie, des poubelles en fer qui faisaient du bruit jusqu’à celles de maintenant qui sont recyclées. Dans Les glaneurs et la glaneuse, j’ai essayé de m’approcher de gens qui faisaient prendre conscience de tout ce qui est jeté et l’empathie que j’éprouve pour eux m’a permis de faire de vraies rencontres. Et certains de ces glaneurs ont dit des choses extrêmement intéressantes sur notre société. L’autre sujet du film, c’est le formatage : le fait que les agriculteurs vendent des patates de cinq centimètres sur sept.

N’est-ce pas la preuve que votre film a eu un impact qui va bien au-delà du cinéma ?
A. V. Pour moi, cette histoire renvoie à notre société qui est intransigeante envers les gens qui ne sont pas formatés. J’ai senti très fort qu’il y avait une allégorie dans ces patates : « Si tu files droit, tu vas aller au supermarché », mais moi, ce sont les grosses, les petites, celles qui ont une forme de cœur qui m’intéressent et j’ai aimé les regarder vieillir. Mon travail d’artiste visuelle s’installe naturellement au milieu de mon travail de cinéaste. Sur la notion de gâchis, il y a des associations qui ont fait des groupes, des conférences en utilisant le film comme outil de réflexion. J’ai remarqué que quand quelqu’un fouille dans des poubelles, les gens qui passent changent de trottoir en pensant que cette personne a honte. Moi, j’allais vers eux en disant : « Vous avez drôlement raison. Il y a beaucoup de choses encore. » Donc changer, même quelques personnes, un petit groupe, certains jeunes, changer les mentalités, c’est quand même notre boulot.



Le cinéma documentaire peut-il contribuer à faire changer les regards ?

A. V. J’en suis sûre, mais pas que le mien. Les films documentaires font réfléchir. C’est le cas par exemple de Mélanie Laurent et Cyril Dion avec Demain ou de Coline Serreau avec Solutions locales pour un désordre global. Quand on observe attentivement des faits de société, qu’on les met en évidence et qu’on se prend d’amitié pour les personnages, qu’il s‘agisse de pauvres ou de paysans, comme dans Visages villages, le spectateur aime les personnes. Mais cette empathie, JR et moi la ressentons spontanément. Nous n’avions pas besoin de la créer. Et puis, j’ai beau être vieille, je ne vois pas pourquoi je perdrais mon sens de l’humour, y compris sur ma propre situation, dans la mesure où, quand on peut travailler et penser, j’ai l’expérience de ma propre vie, l’expérience de tas de gens que j’ai connus, appréciés et aimés ou qui m’ont aimée. Et ça crée un bagage riche, avec tout ce que ça comporte aussi de déceptions et de choses qui n’ont pas évolué assez vite.


Quel regard portez-vous à quarante ans de distance sur L’une chante, l’autre pas ?
A. V. 68 a provoqué un boum et plusieurs femmes se sont mises à filmer. Elles étaient énormément dans le ressenti, parce qu’elles avaient été maltraitées, qu’il y avait une injustice, non seulement dans les usines, mais entre l’homme et la femme. Moi, j’avais déjà un peu une expérience de cinéma et je me suis dit que j’allais pouvoir parler de cette période et notamment de l’amitié des femmes entre elles, leur bonne humeur et comment elles ont milité en s’amusant. On a une façon de dire que les féministes sont des râleuses, mais ce n’est pas vrai. Celles que j’ai connues sont des battantes et des joyeuses. Pas mal des marches de femmes étaient vraiment amusantes et rigolotes. Alors il m’a semblé qu’il fallait témoigner de cette époque et de comment une lutte continue sous toutes les formes qu’on a connues : manifestations, rencontres, planning familial, MLF, groupement divers… Comment ce travail, qui a été fait patiemment, consistait à dire aux femmes qu’elles avaient le droit de n’avoir que des enfants désirés et pas d’autres. C’était une façon de célébrer en même temps le droit à la contraception voire à l’avortement et le plaisir d’être enceinte, dans le même film. Il y a une chanson très drôle qui dit : « Ah que c’est bon d’être une bille, ah que c’est bon d’être un ballon ! » Mais il y a aussi des textes de Marx et de Engels repris en chantant. J’aime particulièrement cette citation écrite par Marx et reprise par Engels :« Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme représente le prolétariat. » Il fallait oser chanter tout ça, alors que les gens de 68 avaient exprimé beaucoup de choses sur les murs. Je me souviens d’ailleurs d’un groupe de gauche qui militait, femmes et hommes, et les filles avaient dit une fois : « Pour quoi est-ce encore nous qui faisons le café ? » Donc elles avaient créé un sous-groupe qui s’appelait Le torchon brûle. J’ai connu beaucoup de ces militantes pleines d’humour, mais il ne faut pas oublier que le combat des femmes fait partie du combat général pour l’égalité et la liberté. Les femmes n’étaient pas des râleuses annexes. Il y avait le combat des partis de gauche, notamment du Parti Communiste, qui se battaient pour aider les pauvres, les victimes d’injustice et les mal payés. Et il y avait un peu de méfiance envers les féministes, comme si elles n’étaient que râleuses. Et là, le travail qui a été fait semblait extraordinaire à l’époque. Et quand on réunissait les femmes pour qu’elles parlent, elles disaient : « Je ne peux pas venir avec mon mari, parce que je ne parlerai pas devant lui. » On a critiqué le fait que les femmes organisent des réunions entre elles, mais c’est que la plupart d’entre elles avaient peur de s’exprimer. Il a fallu faire beaucoup de réunions de femmes entre elles pour qu’on leur dise : « Maintenant vous avez le droit à la parole. » Et après, peu à peu, il y a beaucoup d’hommes qui ont milité avec les femmes et on a tout de même fait beaucoup de choses pratiques. Gisèle Halimi a gagné un procès à Bobigny, Simone Veil a prononcé un discours extraordinaire à l’Assemblée et elle a eu l’intelligence de défendre cette loi sans jamais parler de la liberté des femmes. Car je crois que si elle avait ouvert le bec en disant que les femmes sont libres de leur corps, c’était fichu car le droit des femmes les énervait plus que toute autre chose. J’ai vu des changements, quand même. Les jeunes générations ont beaucoup évolué. Mais il ne faut pas s’illusionner non plus : dans la classe travailleuse, celle pour laquelle on se bat, ils n’ont pas très envie d’évoluer, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes.


Bande annonce de L'une chante, l'autre pas (1977)

Pourquoi avez-vous attendu 1976 pour réaliser L’une chante, l’autre pas ?
A. V. Je voulais attendre, parce qu’on continuait à se battre. La loi Veil est passée en 1974. Ce n’est pas un documentaire, mais une fiction avec deux personnages typiques. Une qui a “subi” : deux enfants, elle ne veut pas avoir le troisième, mais n’est pas capable de prendre de décision. L’autre, une petite révoltée de base qui va tout de suite militer et chanter. Donc, en prenant deux personnes très différentes, parfaitement interprétées par Valérie Mairesse, pleine de pep’s, et Thérèse Liotard, qui était belle et pensive, je pouvais apporter les deux courants d’impressions qu’on avait sur les femmes : une qui essaie de se sortir d’être victime, se reconstituer et militer pour les autres au sein d’un groupe où il y a aussi des docteurs et des hommes, et puis l’autre, petite, marrante, avec un groupe qui s’appelait Orchidée et qui pense qu’en chantant, on va faire passer des messages qui ne passent pas très bien en les disant. Donc il me semble qu’en le faisant dix ans après, j’avais le recul, je savais les choses qui avaient évolué, je pouvais le raconter un petit peu au passé, y compris le procès de Bobigny qu’on avait reconstitué avec la participation de Gisèle Halimi qui était passée très gentiment pendant une demi-heure. À l’époque, il y avait des gamines en prison et la dernière condamnée à mort était une femme qui avait pratiqué des avortements et à laquelle Chabrol a d’ailleurs consacré son film Une affaire de femme. C’est une période que j’ai vue de près et qui a été douloureuse pour beaucoup de femmes, donc je ne voulais pas faire un film douloureux et plaintif. Ce que j’adore chez les femmes, c’est la force vitale, la capacité d’énergie à aimer la vie et à se battre pour elle, mais pas seulement la leur. Parce qu’elles veulent que la vie soit plus belle, que ça se passe bien. Et tout le boulot qu’on fait avec les hommes, avec les enfants. Ma fille Rosalie, qu’on voit dans le film et qui représente l’avenir, elle a élevé trois garçons qui ont 24, 28 et 30 ans. L’autre jour, on en parlait et elle m’a dit : « Je crois quand même que je les ai élevés avec cette idée que les femmes ont des droits, ont une vie à soi, de la capacité d’amour, mais pas que de servantes, etc.

Vous souvenez-vous de l’aventure qu’a représenté ce tournage ?
A. V. Oui, il y avait une équipe de vingt personnes qui comprenait dix femmes et dix hommes. Et j’avais même précisé aux hommes qu’il n’y aurait pas que les femmes qui s’occuperaient des enfants.

Dans quelles conditions le film a-t-il été produit ?
A. V. J’avais écrit un autre scénario qui s’appelait Mon corps est à moi, mais qui n’a pas été pris, puis un autre intitulé Hélène au miroir, qui tournaient un peu autour du même thème. Et puis, quand j’ai écrit L’une chante, l’autre pas, on a eu l’avance sur recette, ce qui était important pour nous, puis on l’a produit avec les moyens du bord. Peu à peu, on a eu des coproducteurs, des gens qui nous ont donné des coups de main et qui nous ont prêté des appareils. Et puis, il se dégageait une telle bonne humeur de ce groupe Orchidée qu’on avait le sentiment de militer en faisant ce film. La musique a été composée par François Wertheimer, un garçon qui avait écrit un musical intitulé Gomina. Comme 68 n’était pas loin, les hommes s’habillaient en blanc ou portaient des chemises à fleurs. J’avais une décoratrice formidable, Frankie Diago, qui a repeint les camions et réalisé costumes et décors. Moi je considérais que faire du cinéma, c’est de la joie de vivre et dans ce film plus encore que dans les autres. Là, c’était facile d’être content, parce que tout était joyeux. On a vécu toutes les aventures de tous les tournages et notamment cette excitation des films où ça se passe bien, mais où l’on n’a ni tellement d’argent ni tellement de possibilités. En plus, quand il est sorti, il a marché. Il a fait du bruit et a suscité de grands débats. À la fin de certaines projections, certains spectateurs me reprochaient de trop aimer les hommes, d’autres de ne pas les aimer assez. Il y avait cette idée qu’il aurait fallu régler la société par rapport à ce film.


 


Comment assumez-vous aujourd’hui votre statut de pionnière parmi les réalisatrices ?
A. V. En 1982, Antenne 2 avait demandé à sept femmes de réaliser sept films de sept minutes. Le mien s’intitulait Réponse de femme et était particulièrement virulent en montrant comment l’image de la femme était exploitée dans la pub. Il y avait cette idée que la femme puisse être considérée de deux points de vue : montre-toi, tu veux vendre, et cache-toi.  Ce double statut dégoûtant qui était très bien compris par les femmes n’a pas beaucoup évolué.

Quel regard portez-vous rétrospectivement sur votre carrière ?
A. V. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai fait une carrière sans avoir de succès commercial. Quand j’ai reçu mon Oscar d’honneur, il y a quelques mois, j’ai pu dire dans mon discours que je comprends qu’il y ait des cinéphiles dans les bureaux, mais que je peux me vanter de ne jamais avoir fait gagner d’argent à qui que ce soit et d’être pourtant connue dans le monde entier. J’ai un film qui a marché, dont je dis quelquefois que c’est une erreur, c’est Sans toit ni loi qui est pourtant un des plus durs. C’est le seul à avoir dépassé le million d’entrées. Tous les autres ont fait des petites carrières.

Même Cléo de 5 à 7 ?
A. V. C’était énorme, mais ça ne représente rien. Il a été exploité dans trois salles pendant six mois. Pourtant ce film qui date de 1961 est connu dans le monde entier et on m’en parle partout, de Séoul au Nord du Brésil en passant par Caracas. Les glaneurs et la glaneuse est un film extrêmement connu, mais il n’a rien gagné. En fait, je suis connue sans avoir fait une carrière qui a marché.

  
Bande annonce de Visages villages (2017)

Comment avez-vous traversé ces soixante ans d’histoire du cinéma qui vont de La pointe courte à Visages villages ?
A. V. Les films sont restés et les débats sont les mêmes. J’essaie de traverser la réalité, parce qu’elle est comme tout le monde : elle nous agresse quand même. Quand on a fait Visages villages, c’était un moment où la vérité du monde nous agressait. Et je ne parle même pas des attentats qu’on a vécus pendant qu’on tournait et de cette atrocité de migration qui nous envahit depuis trois ans. Alors, volontairement, nous nous sommes dits que nous allions parler des gens, et parmi les gens que nous avons rencontrés, nous ne leur avons jamais demandé pour qui ils votaient, ni même posé la moindre question politique. Parce qu’on s’aperçoit que les gens existent avec leur vie, leur famille, leur métier et qu’ils ne sont pas forcément passionnés par tel ou tel parti. Nous voulions faire quelque chose sur l’empathie, le partage. Moi qui ai été engagée toute ma vie, je me suis dit qu’il y a des fois où il faut choisir la rencontre, la poésie. De toutes façons, dès qu’on s’approche des gens en prenant son temps, on dessine la France. Je pense par exemple à ce film magnifique de Christophe Agou intitulé Sans adieu et avant lui à Georges Rouquier.

Y a-t-il des réalisateurs de documentaires qui vous aient influencée ?
A. V. Influencée, je ne crois pas. Il y a des gens qui font un travail très différent, comme Fred Wiseman, par exemple. Mais il laisse durer et c’est aussi une approche très honnête, j’allais dire pure.

Pourquoi avez-vous toujours accordé une importance si particulière au montage ?
A. V. Alain Resnais a été le monteur officiel de La pointe courte. Il avait travaillé avec la documentariste Nicole Védrès, qui était elle-même une fameuse monteuse, et m’a proposé d’animer le film tout en me conseillant de le garder dans son jus. Il est peut-être trop lent, trop particulier, mais on va le monter au mieux en le gardant comme il a été écrit. C’était la leçon de ce grand monteur qu’était Resnais. J’ai compris alors qu’on ne peut pas faire semblant d’être un autre. On peut être brillant, mais il faut que le montage soit vraiment conforme à ce qu’on veut. Pour Visages villages, c’est monté comme c’est tourné, avec ces gens qu’on approche et ces hasards qui nous ont tellement aidés. On a tourné pendant quinze mois à raison d’une semaine par mois, parce que sinon j’étais trop fatiguée. Il y a une des séquences qui m’a fascinée. On était dans l’usine, les garçons jouaient au ping-pong et tout d’un coup, je vois un type bien habillé et je dis, comme ça : « Alors, vous allez à une fête ? » Et il me répond : « Je dois offrir un verre, c’est mon dernier jour à l’usine. » Et tout d’un coup, il témoigne de ses trente-cinq ans passés dans cette usine de chimie, il est perdu et il dit : « Je crois que je suis au bord de la falaise, je vais tomber. » JR lui demande alors ce qu’il fera le lendemain et il répond qu’il dormira. Et quand il l’interroge sur le jour suivant, il répond qu’il ne sait pas. C’est un désarroi concret face à la retraite. C’est bien la preuve que le documentaire apprend à découvrir des choses, mais je n’y aurais pas pensé toute seule.



Que vous a appris votre expérience de photographe au TNP ?
A. V. J’aimais beaucoup la littérature et je lisais beaucoup, car je trouvais que les photos étaient tout de même un peu muettes. Au TNP, ce qui m’a le plus frappée, c’est l’intelligence de Jean Vilar. Sa méthode de travail était tellement rigoureuse et c’est surtout ça que j’en ai retenu. Il filait droit dans son projet. Il avait une conception de la mise en scène et ensuite il l’appliquait. Et moi, quand je faisais des photos, j’essayais qu’elles correspondent à l’esprit du spectacle, plus qu’à telle ou telle scène. Dans le petit livret, c’était littéral, mais les photos que je faisais en plus, c’était un peu des photos imaginaires de ce que représentait la pièce. Par exemple, pour Macbeth, j’avais fait deux profils de Maria Casarès et Jean Vilar, alors qu’ils n’étaient jamais ainsi à la scène. J’ai bien aimé être photographe, mais je me suis assise dans ma cour et j’ai écrit un scénario et c’est ainsi que je suis passé au cinéma. J’ai été influencée par la littérature avec le désir de faire du cinéma radical et, comme je l’ai raconté dans Les plages d’Agnès, mon premier film, La pointe courte, était inspiré par la construction d’un roman de William Faulkner intitulé Les palmiers sauvages dans lequel il y a un chapitre qui raconte deux histoires sans rapport. Ça m’avait fasciné.

Vous sentez-vous partie prenante de la Nouvelle Vague ?
A. V. Je n’étais pas dans les mêmes projets. Je faisais partie de ceux qui voulaient structurer une écriture, avec Alain Resnais et Chris Marker. L’expression Nouvelle Vague inventée par Françoise Giroud était pratique parce qu’elle a servi à désigner le cinéma des années 60. Mais on ne se connaissait pas. Moi, je n’allais pas aux Cahiers du Cinéma.

Quels sont vos projets ?
A. V. Je fais un truc qui constitue un peu la fin des fins. Comme j’ai fait beaucoup de conférences, partout, au Louvre, dans les écoles et même à Harvard en anglais, comme on me demande de parler de mes films, il s’agit d’une sorte de conférence. C’est-à-dire qu’il y a cinquante minutes sur le vingtième siècle, avec tous mes films, et cinquante minutes sur le vingt-et-unième siècle, qui sont les documentaires et les installations. Ça sera diffusé sur Arte, parce que je ne veux plus sortir de film en salle. C’est trop de boulot : il y a des rencontres de presse, des avant-premières, sans parler de l’international. Là, on l’envoie sur Arte et il tient bon. La réalité, c’est qu’il y a trop de films et pas assez de spectateurs.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juin 2018




En février 2019, la réalisatrice atteinte d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) qui la condamne à la cécité à brève échéance se rend une nouvelle fois au festival de Berlin pour y présenter ce qui deviendra quelques semaines plus tard son testament artistique : Varda par Agnès. Une sorte de mosaïque impressionniste diffusée sur Arte qui décrypte l'ensemble de son œuvre. Le 29 mars suivant, la cinéaste s'éteint parmi les siens. Le 2 avril, ses intimes, ses admirateurs et la fine fleur du cinéma français se réunit, à quelques heures de son enterrement, à la Cinémathèque Française où chacun y va de son hommage, de sa marque d'affection ou de son anecdote. En voici les moments les plus marquants…

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Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

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Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract