Accéder au contenu principal

Antony Cordier : Une affaire de classe

Antony Cordier
sur le plateau de Gaspard va au mariage ©DR



Après Douches froides, Prix Louis Delluc du premier film en 2005, et Happy Few, en compétition à Venise en 2010, Antony Cordier a laissé mûrir pendant sept ans son troisième long métrage, écrit à quatre mains avec sa complice Julie Peyr, par ailleurs coscénariste des trois derniers films d’Arnaud Desplechin. Une comédie de caractères autour des retrouvailles mouvementées d’une famille baroque dont le père (Johan Heldenbergh) s’apprête à se remarier avec celle qui partage sa vie depuis des années (Marina Foïs). Une communauté qui vit en autarcie dans un zoo et va se retrouver perturbée par le retour du fils prodigue (Félix Moati) accompagné d’une jeune femme rencontrée dans un train (Laetitia Dosch), sous le regard de ses frère et sœur (Guillaume Gouix et Christa Théret). Un portrait de groupe avec drame qui progresse sur la corde raide des sentiments et témoigne d’autant d’audace que de liberté, de la part d’un auteur issu de la Femis qui aime à se frotter à l’humain. Quitte à flirter parfois avec des tabous sur le registre d’un romantisme assumé qui sait se montrer lyrique.




 
Quel a été le point de départ de Gaspard va au mariage ?
Il est assez compliqué de raconter la genèse du film. Au départ, je travaillais avec Julie Peyr, ma coscénariste de toujours avec qui j’ai été formé à la Femis. Notre idée était d’adapter un roman qui racontait la rencontre d’un garçon vaniteux et un peu artiste avec une fille un rien borderline, mais on a éprouvé beaucoup de difficultés. Jusqu’au moment où est venue une idée qui m’a tout de suite reconnecté avec des souvenirs d’enfance. Quand j’étais petit, je passais très souvent les vacances du côté de Royan, et nous allions au zoo de la Palmyre. Ce lieu a été créé par Claude Caillet, une personnalité locale assez étonnante qui accueillait lui-même les visiteurs. Dans le livre qui raconte sa vie, il y a des photos sur lesquelles ses fils évoluent parmi les animaux. Sur l’une d’elles, il y a un gamin de six ans en train de dormir dans son lit avec un bébé guépard. J’ai raconté tout cela à Julie, je lui ai montré le livre et, à partir de là, nous avons commencé à imaginer une fratrie et à travailler sur les perspectives que nous offrait cet univers en tant que scénaristes et réalisateur. Ça nous a ouvert des portes en élevant le niveau d’expressivité et d’imaginaire et la part de magie par rapport aux films que nous avions écrits jusqu’à présent. Comme le projet semblait difficile à monter, nous nous sommes décidés à tenter le tout pour le tout.

Pourquoi était-ce si compliqué ?
En France, dès l’instant où l’on a une proposition fictionnelle, c’est problématique, parce que ça fait peur et qu’on se met à tout à interroger d’un seul coup. Quand on dit que l’un des personnages sera une fille qui se prend pour un ours, on s’entend répondre que ça n’existe pas, car on ne sait pas très bien dans quel genre de film on est. Ensuite, si l’autre proposition consiste à dire que le frère et la sœur sont un peu amoureux l’un de l’autre, sans que ce soit le thème principal, et que ce ne sera pas un drame mais une comédie, ça déstabilise et ça rend le financement compliqué parce qu’on sort des sentiers battus. Du coup, qui dit inspirations multiples dit aussi accumulation de problèmes. Comme il faut passer par des tas de guichets pour financer les films, vous vous trouvez confronté à des lecteurs de 25 ans qui ont envie de se faire les dents et vous interrogent sur la moindre ligne. C’est ce qui fait que le processus nécessite beaucoup de temps. Si vous annoncez vouloir raconter la vie de Dalida, tout le monde la connaît et sait qu’elle meurt à la fin, alors que si vous travaillez uniquement à partir du réel et de votre imaginaire, tout devient sujet à questions.

Gaspard va au mariage s’inscrit pourtant dans la plus pure tradition du cinéma français, à travers des références à la peau d’ours de La règle du jeu ou aux relations entre le frère et la sœur qui évoque Les enfants terribles. Comment assumez-vous cet héritage ?
Tout le monde ne travaille pas comme ça et ce n’est peut-être pas une méthode à recommander, mais avec Julie, quand nous abordons des thèmes, nous essayons toujours de nous demander à quoi ils nous font penser. Par exemple, si nous écrivons une scène de baignoire, nous évoquons celles qui existent et nous nous demandons comment faire mieux. C’est comme ça que nous phosphorons et soit ça ne nous sert à rien, soit nous en tirons parti. C’est vrai que le personnage de fille-ours qu’interprète Christa Théret nous a évoqué La règle du jeu, mais aussi Peau d’Âne et le roman de John Irving Hôtel New Hampshire. De même que ce château dans lequel ils habitent et la partie de chasse. Notre film se déroule dans un cadre français où certaines références s’imposent d’elles-mêmes et où l’on se remet parfois dans les pas d’un autre.
 
Comment définiriez-vous votre film ?
C’est une comédie qui parle de tendresse, mais qui aborde aussi des thèmes un peu ardus, à travers l’amour d’une sœur pour son frère ou cette fille qui porte une peau d’ours. Imposer ces idées nécessitait donc de s’y accrocher, mais le ton du film a réussi à aplanir ces problèmes, à travers l’interprétation, mais aussi le cadre, en l’occurrence ce zoo familial qui pousse le réalisme vers le magique et le féérique et nous permet d’aborder des thèmes qui semblaient délicats dans le scénario et ont dissuadé certains comités de lecture de nous soutenir.

 Bande-annonce de Gaspard va au mariage (2017)

De quelle manière avez-vous travaillé avec vos interprètes ?
Je tiens d’abord à saluer l’enthousiasme et la solidarité dont ils ont fait preuve. J’ai décidé dès le départ de les traiter tous pareil afin de souder le groupe, qu’il s’agisse de Félix Moati, Christa Théret, Marina Foïs, Guillaume Gouix ou Laetitia Dosch, qui était encore peu connue à l’époque. Je les ai fait travailler par couples, mes films s’appuyant sur leurs personnages féminins.

Est-ce lié au fait que votre coscénariste est une femme ?
Peut-être, mais nous avons appris à écrire ensemble. C’est par l’intermédiaire de Why Not qu’elle a collaboré aussi avec Arnaud Desplechin. J’ai également fait appel à Nathalie Najem qui est intervenue sur le script pendant deux mois, car je ne le trouvais pas assez excentrique et j’avais besoin d’un autre regard


Quel travail effectuez-vous en amont sur les personnages ?
Nous rédigeons des fiches sur l’ensemble des protagonistes, sans que ce qui y est mentionné intervienne nécessairement dans le scénario. C’est l’action qui fait comprendre leur psychologie. En général, Julie et moi déterminons la logique d’un personnage et son inconscient. Pour la vétérinaire qu’incarne Marina Foïs, par exemple, nous sommes allés dans des zoos afin de discuter avec certains praticiens. C’est ainsi que nous avons découvert qu’ils exercent ce métier par passion, en général, parce qu’ils adorent les animaux, souvent depuis leur enfance, mais qu’en fait ceux-ci ne le leur rendent pas. En effet, dans un zoo, lorsque les animaux voient arriver le vétérinaire, ils savent qu’ils vont subir un soin, une piqûre ou une contrainte. Donc il s’agit de gens qui fonctionnent sur des affects assez particuliers et qui n’ont rien à voir avec les soigneurs qui, eux, bichonnent les animaux et leur donnent à manger. Du coup, les vétérinaires ont un rapport assez particulier à leur passion et on s’est dit que le couple que forme Peggy-Marina Foïs avec le père pourrait être inspiré de ce modèle : en l’occurrence, elle est capable d’aimer Marc, mais sans forcément lui demander autant en retour, ni vouloir être aimée avec la même intensité ou même épousée. C’est ce qui en fait quelqu’un d’un peu à part. Nous procédons ainsi pour tous les personnages afin de déterminer leur logique à partir de leur métier et de leur passion. Mais, ce que nous découvrons à l’écriture, c’est qu’il y a parfois des personnages qui demandent au contraire d’être le moins définis possible, comme Laura qu’incarne Laetitia Dosch, par exemple. Nous avions écrit beaucoup de choses sur son parcours et son passé, que nous avions utilisées dans le scénario, mais ça ne marchait pas très bien. Jusqu’au moment où nous nous sommes aperçus que plus nous retirions d’informations sur ce personnage, mieux ça fonctionnait. En fait, c’est l’actrice qui a nourri de son tempérament ce personnage a priori assez neutre dans le scénario. Par ailleurs, notre enjeu était d’encourager Laetitia Dosch à être assez différente des rôles qu’elle a joués jusqu’à présent, car elle n’avait ni l’âge du personnage, ni la plupart de ses caractéristiques, mais j’avais envie de travailler avec elle pour l’avoir vue dans les films de Justine Triet et plusieurs courts métrages.

Pourquoi avez-vous choisi Christa Théret pour incarner la fille-ours ?
Je trouve que c’est une actrice vraiment incroyable. Par ailleurs, son rôle dans Lol a pris beaucoup de place dans sa carrière, mais aujourd’hui elle tourne avec Olivier Assayas dans E-book et sa carrière va prendre un virage. Dans Gaspard va au mariage, ce qui était intéressant pour elle, c’est que son rôle était lourd et qu’elle pouvait partir de propositions animales et travailler là-dessus.

En fonction de quels critères choisissez-vous vos interprètes ?
Ce qui est excitant, c’est de se demander si tel acteur peut marcher dans tel rôle. Ceux que j’ai réunis dans Gaspard va au mariage impliquaient des propositions de jeu très différentes. Félix Moati, par exemple, a un côté un peu lunaire qui n’est pas spécialement naturaliste, alors que Laetitia Dosch possède un caractère plus explosif et déstabilisant. Derrière son excentricité apparente, c’est en fait l’une des actrices les plus normales que j’aie rencontrée et c’est une grande bosseuse. Mais, même s’ils sont tous les deux très réfléchis, tout cela a été très compliqué.

Comment associe-t-on deux acteurs ?
Il faut dire la vérité : on ne choisit pas les acteurs, car il y en a plein qui disent non. C’est pour ça qu’il faut se méfier des idées prédéfinies et que je n’écris jamais pour un comédien en particulier. Mais quand j’ai réuni Félix et Laetitia, je les ai fait travailler sur une scène du scénario du film que je veux faire ensuite, afin de ne pas les stresser, et le chef opérateur est venu les filmer. C’est ainsi qu’on a pu vérifier que leur couple était crédible. C’est la preuve par l’image. Pour moi, le casting constitue vraiment la dernière étape de l’écriture et j’apprécie que les acteurs ne viennent pas redire ce qui figure déjà dans le scénario, mais plutôt le réécrire. Par exemple, le personnage de Virgile qu’incarne Guillaume Gouix, c’était l’enfant le plus sage, celui qui était défini comme le gestionnaire, donc ce rôle pouvait faire penser à tout un tas d’acteurs… que j’ai demandé à ma directrice de casting d’éviter. L’intérêt de Guillaume, c’est qu’il est très terrien et assez concret, ce qui va à l’encontre de l’opinion qu’a de lui son père. Dès lors, le choix de l’acteur rebat les cartes du scénario pour raconter quelque chose d’autre.

 Bande-annonce de Happy Few (2010)

Vous interdisez-vous de penser à des interprètes précis pour tous les rôles au moment de l’écriture ?
Il y a parfois des musiques intéressantes. Par exemple, je connaissais Marina Foïs pour l’avoir déjà dirigé dans Happy Few et son côté iconoclaste m’a inspiré dans le scénario, au même titre que la musique de sa voix. Du coup, nous sommes allés chercher ses dialogues d’une manière instrumentale.

Aviez-vous écrit vos précédents films de la même façon ?
Dans Happy Few, l’action se concentrait autour de quatre personnages et comme c’était un film d’amour, ou au moins de flirt, je suis parti du profond désir qu’avaient les uns de jouer avec les autres, parce que ça se voit nécessairement à l’écran et qu’il y a des chances que le spectateur s’amuse aussi. Dans Douches froides, en revanche, c’était plus compliqué, parce que mes personnages étaient plus jeunes -ils avaient 17 ans-, qu’il y a assez peu d’acteurs professionnels de cet âge, donc, face à Salomé Stévenin, nous avons choisi son partenaire masculin en procédant à un casting sauvage et en auditionnant cinq cents adolescents.

Comment avez-vous choisi l’interprète du père ?
Nous avons d’abord essayé de trouver un acteur en France, mais ça ne marchait pas. Comme il ne s’agissait pas d’un rôle principal, et que le personnage n’arrivait qu’au bout d’un quart d’heure de film et devait se mettre à poil dans un aquarium devant ses enfants, les acteurs de cet âge-là ne trouvaient pas ça normal et n’étaient pas intéressés. Pour essayer de débloquer cette situation, j’ai décidé de sortir de France et d’aller voir les Italiens qui se sont montrés très enthousiastes, puis les Belges. J’avais vu Johan Heldenbergh dans Alabama Monroe dont il tenait le rôle principal. Quand il a lu le scénario, contrairement aux autres, il a accepté sur la première scène, celle de l’aquarium. C’est un acteur de théâtre qui n’avait pas prévu le succès d’Alabama Monroe, ni de se retrouver aux Oscars. Du coup, il a tourné l’an dernier un film à Hollywood avec Jessica Chastain, La femme du gardien de zoo, mais rien de tout cela n’était programmé. Il a donc accueilli tout cela avec beaucoup de joie et a trouvé ça formidable, ce qui en faisait un acteur parfait qui ne comptait pas son nombre de répliques, mais qui regardait les scènes et savourait son plaisir. En règle générale, sur ce film, les acteurs m’ont beaucoup soutenu par leur envie.

Comment expliquez-vous que ce film soit le plus baroque que vous ayez réalisé ?
Nous nous sommes laissés porter par l’univers de ce zoo qui n’est pas tout à fait un décor normal. Les animaux eux-mêmes possèdent des formes magiques ou surréalistes. Du coup, nous avons essayé de récupérer la poésie que nous avions sous les yeux. D’où la présence de ce tapir d’une grosseur étrange que nourrit Christa Théret. Nous avions à notre disposition un terrain de jeu particulièrement intéressant et comme ce film était difficile à monter, j’ai encouragé mon équipe à être audacieuse pour introduire une dose de magie et que l’image y participe. Du coup, nous nous sommes bien amusés.

Avez-vous envie de persévérer dans cette voie ?
En France, nous sommes nombreux à essayer de nous débattre avec le naturalisme qui est un peu un penchant naturel national et a produit par le passé des films magnifiques et quelques chefs d’œuvre. Nous cherchons donc tous des pistes pour pouvoir nous en échapper, tout en le conciliant avec d’autres inspirations dont une ouverture vers la magie. Dans Gaspard va au mariage, je l’ai fait naturellement, sans y réfléchir vraiment. Mais je vois aussi qu’à chaque étape de la fabrication du film, il y a une sorte de machine qui se met en route et qui essaie de faire baisser son expressivité. Mon rôle a donc consisté à résister et à tenir la barre, que ce soit à la préparation, au tournage, mais aussi au montage et au mixage voire lors de la promotion. Et je ne sais pas pourquoi mais, par une sorte de peur ou d’habitude culturelle, les gens reviennent toujours à une forme de réalisme assez terre à terre qui formate le plus souvent les films français.

Chaque cinéaste a son rythme. Pourquoi n’avez-vous tourné que trois films en douze ans ?
Je ne vois pas comment il me serait possible de réaliser un film par an. Là, j’ai achevé le tournage depuis un an et j’ai travaillé depuis tous les jours. Par ailleurs, je trouverais ça assez irrespectueux de proposer un film par an aux spectateurs, alors même qu’il en sort une vingtaine par semaine. Il faut que le public sente une nécessité lorsqu’il voit un film. Moi, toutes les étapes de la production m’intéressent et je ne me vois pas ne pas être constamment présent au montage ou au mixage. C’est la particularité du cinéma que d’intégrer de multiples activités et je les savoure toutes. Ma curiosité est multi-directionnelle. En contrepartie, l’inconvénient de tourner à ce rythme-là, c’est que je pratique mon métier assez peu souvent, et ça c’est un problème. Ce qui assez particulier dans le cinéma, c’est que quand on commence un tournage, celui qui va être le chef est aussi souvent celui qui a le moins d’expérience. J’ai réalisé trois longs métrages, alors que mon chef opérateur, Nicolas Gaurin, avec qui j’ai débuté, en a éclairé une vingtaine pendant ce temps-là. Et Félix Moati, qui a 25 ans, en a tourné à peu près autant. Cet état de fait nécessite une grande confiance en soi.

Que faites-vous entre les films ?
J’aimerais bien gagner beaucoup d’argent en faisant de la pub, mais personne ne me l’a proposé jusqu’alors. Avoir une caméra entre les mains et diriger des acteurs est nécessairement bénéfique. Idem pour le documentaire, mais je préfère la fiction. J’aimerais tourner davantage, mais mes projets sont toujours difficiles à monter, car ils n’entrent pas dans une case déterminée et n’appartiennent ni tout à fait au cinéma d’auteur, ni vraiment au cinéma de divertissement.

En quoi consiste la préparation de vos films ?
Je consacre beaucoup de temps aux repérages, parce que je trouve essentiel que tout le monde se sente à l’aise dans un décor. Le travail avec les acteurs est un peu plus compliqué, parce qu’ils sont toujours occupés et qu’il est difficile de les rassembler. Du coup, j’essaie de les faire travailler sur des activités un peu parallèles. C’est pourquoi j’ai imaginé cette chorégraphie avec les trois acteurs qui ne figure pas dans le scénario et qui m’a été inspirée par Bande à part de Jean-Luc Godard et Simple Men d’Hal Hartley. Le fait qu’ils ne dansent pas de la même manière dit quelque chose sur chacun de ces personnages et du lien qui les unit. L’idée était de répéter cette scène avec un chorégraphe sans l’abîmer avant d’arriver au tournage. De même, Christa Théret a travaillé avec un comédien zoomorphe qui sait imiter plusieurs sortes d’animaux de façon saisissante et lui a appris à se comporter comme un ours. C’était un entraînement presque sportif qui lui a permis de se familiariser avec son personnage sans interpréter à proprement parler de scènes du film. Avec Félix Moati et Laetitia Dosch qui posent plus de questions sur leurs personnages, j’ai procédé différemment, sans me livrer pour autant au commentaire de la situation qu’ils attendaient de moi, car ils ne se posaient pas forcément toujours les bonnes questions. Par exemple, à propos de leur première rencontre, ils voulaient savoir s’ils étaient amoureux l’un de l’autre. Or, ce n’est pas le genre de choses qu’on se demande au moment où l’on vit une telle situation. C’est pourquoi nous nous sommes efforcés d’effacer systématiquement tout ce qui était de l’ordre du commentaire afin d’éviter de prémâcher le travail du spectateur. À lui de le faire tout seul s’il en a envie.

Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Du premier documentaire que j’ai réalisé jusqu’à Gaspard va au mariage, ce qui me travaille, c’est mon itinéraire personnel par rapport aux classes sociales. Je suis issu d’une famille ouvrière dont j’ai filmé plusieurs générations dans mon film de fin d’études à la Femis, Beau comme un camion. J’étais alors le seul parmi les miens à avoir fait des études et personne n’était allé jusqu’au bac. J’y racontais comment on passait d’une génération de manuels à une génération d’intellectuels et combien de générations il fallait pour y parvenir. J’y parlais avec ma grand-mère qui y racontait sa vie et avec ma mère qui a toujours adoré l’école mais qui a été obligée de la quitter à 14 ans pour aller travailler. Elle avait l’amour des livres et possédait une sorte de savoir qu’elle s’était fabriqué elle-même, sans être une intello. Mais, en même temps, si l’on avait des devoirs à faire à la maison, il n’était pas question de transiger, ce qui était quelque peu différent du temps de la génération de ma grand-mère qui était plus anti-école. J’ai d’ailleurs moi-même un frère qui, lui, n’a pas suivi du tout ce parcours-là, qui a arrêté l’école très tôt, qui a pratiqué un métier manuel et a travaillé dans les grands magasins. J’ai donc un peu échangé avec lui sur nos parcours différents. Ça a libéré une sorte de parole. Plus tard, Douches froides était un conte entre un petit riche et un petit pauvre, Happy Few parlait de la classe moyenne à laquelle je commençais à appartenir à ce moment-là et Gaspard va au mariage évoque de façon fantasmatique une classe sociale plus bohème, à travers une famille plus colorée, plus excentrique, plus marrante, avec peut-être moins de problèmes matériels qu’a pu en rencontrer la mienne.

 Bande-annonce de Douches froides (2005)

Pourquoi la cellule à laquelle vous vous intéressez s’élargit-elle film après film ?
Dans Douches froides, puis Happy Few, les parents étaient également présents et ils racontaient aussi quelque chose des personnages principaux. C’est vrai que la famille se trouve au cœur de mes films, mais cette fois les choses sont peut-être distribuées de façon un peu plus équilibrée.

Vous avez signé un documentaire à la Femis. Pourquoi n’avez-vous pas poursuivi dans cette voie ?
Beau comme un camion n’est pas né de l’idée de réaliser un documentaire, mais plutôt de mon envie de tourner. En effet, à la Femis, j’étais en section montage, donc j’avais pour consigne de travailler exclusivement sur des images d’archive, mais comme je venais d’une famille ouvrière qui n’avait pas les moyens de posséder une caméra super-huit, il fallait que je les reconstitue. C’est donc l’exercice qui a fait que je me suis dirigé dans cette voie. Ensuite, le film a très bien marché et comme l’école ne voulait pas le présenter dans les festivals, parce que je n’étais pas en section réalisation, je l’ai montré en contrebande à Clermont-Ferrand où j’ai obtenu le prix spécial du jury en l’an 2000. Du coup, il s’est retrouvé sélectionné dans plein d’autres manifestations à travers le monde. Mais ce qui me passionne, c’est la fiction : créer à partir de rien.

Combien de temps s’est-il passé entre le moment où vous avez commencé à écrire le scénario de Gaspard va au mariage et la sortie du film, le 31 janvier 2018 ?
Environ six ans, mais entre-temps, j’ai changé de producteur et de distributeur. Il est vrai qu’à un moment, j’ai eu envie de renoncer à ce film, parce que je le trouvais trop compliqué et que j’avais l’impression que personne n’en voulait. C’est grâce au soutien des acteurs que j’ai tenu. Douches froides avait été un vrai succès qui m’a permis de monter mon deuxième film dans la même maison de production, Why Not, où Happy Few s’est financé assez facilement. Mais comme il a été moins apprécié, c’est devenu plus compliqué pour Gaspard va au mariage. J’ai travaillé pendant deux ans au développement de ce projet. Jusqu’au moment où Sébastien Lemercier, que j’avais rencontré pendant mes études à la Femis et avec lequel je collaborais depuis dix ans, est parti s’installer à Los Angeles pour y produire American Nightmare. Le succès de ce film de genre a été tel qu’il a donné lieu à des suites, à une série télé et à un jeu vidéo qui l’ont accaparé. Du coup, au bout de deux ans de travail, alors que le projet était déjà avancé, j’ai rencontré plusieurs producteurs parmi lesquels Nicolas Blanc d’Agat Films & Cie qui m’avait proposé une adaptation quelques années plus tôt et qui a amené un souffle et un désir nouveaux. C’est le côté film de famille qui l’a intéressé dans le sujet de Gaspard va au mariage, mais le projet restait difficile à financer car il n’entrait ni dans la case auteur ni dans le créneau du cinéma de divertissement. Au stade de l’écriture, ce qui est compliqué, c’est qu’on doit tout justifier, alors que c’est très différent quand on fait des repérages et qu’on auditionne des acteurs où l’on est porté par l’excitation du moment.
 
Qu’est-ce qui s’est avéré le plus compliqué au cours de cette aventure ?
C’est d’essayer de ne pas sacrifier le mystère du film. Quand un projet est difficile à monter au stade de l’écriture, il faut tout expliquer pour passer les différents guichets de financement, qu’il s’agisse des télévisions, du CNC et des soficas où l’on n’a pas toujours affaire à des personnes intelligentes. Certains lecteurs sont mal payés, car ce sont le plus souvent des gens qui ont eux-mêmes envie d’être produits par la boîte pour laquelle ils travaillent et qui se font les dents sur les projets des autres. Donc il faut toujours tout détricoter en permanence, en préservant ce fameux mystère dont on aura besoin à la fin. Du coup, le doute s’installe et l’on est tenté de trop en dire, car ce sont ces guichets qui détiennent le pouvoir et l’argent. Bien sûr, il est toujours possible de faire des compromis, mais ce film-là ne pouvait pas se réaliser à l’arrache, car il se déroule dans un zoo, ce qui impliquait des dresseurs, donc du temps de tournage, parce que les animaux nécessitent une attention particulière. Il faut donc résister, mais c’est assez difficile.

Avez-vous fait face à des griefs particuliers ?
Quand j’ai raconté le sujet au distributeur avec lequel j’avais travaillé sur mes deux premiers longs métrages et qui soutient de purs films d’auteur, il m’a dit qu’il ne sortirait jamais un film dans lequel un frère et une sœur sont amoureux, alors que c’est un sujet qui revient régulièrement chez Jacques Demy, par exemple. Ou alors il aurait fallu en faire le sujet principal et que ce soit un drame dans lequel les gens souffrent.

Le film terminé est-il très différent du scénario initial ?
Non, il est assez proche. Dans la mesure où Julie Peyr et moi mettons plusieurs années à écrire, chaque ligne de dialogue est pesée et il est rare que je garde les propositions des acteurs pendant le tournage et je préfère qu’ils s’en tiennent au texte. En revanche, je retravaille beaucoup la structure au montage, mais les dialogues évoluent assez peu.

Tournez-vous beaucoup de prises ?
Le premier jour de tournage de Christa Théret, on a enchaîné quarante-deux prises du même plan, qui était en outre assez long, mais c’était aussi volontaire car je percevais sa nature et je voulais qu’elle comprenne que je n’allais pas la lâcher. À d’autres moments, il a pu m’arriver de ne faire qu’une seule prise pour faire passer à l’équipe le message qu’il faut se mobiliser et être concentré dès la première. Toutes les stratégies sont bonnes. Mais globalement, nous n’avons tourné que sept semaines, donc il n’y avait pas tant de rushes que cela.
 
Comment percevez-vous le cinéma français contemporain ?
Je trouve que sa carence réside dans le fait qu’il témoigne d’une forte capacité d’analyse, mais manque trop souvent d’imagination. C’est un problème culturel, car on bride les enfants dès leur plus jeune âge au lieu de les encourager à se lâcher. Résultat, dans le cinéma, on baisse le curseur de l’expressivité en cherchant à formater les films en amont.

Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en novembre 2017

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract