Lucas Belvaux © DR
Cité au César 1986 du meilleur espoir masculin pour Poulet au vinaigre de Claude Chabrol, Lucas Belvaux a tenu une cinquantaine de rôles et réalisé une dizaine de films dont la trilogie Un couple épatant-Cavale-Après la vie (2002) qui établit sa réputation d’auteur à travers une geste balzacienne d'une grande audace scénaristique. Né en 1961 à Namur, il accomplit ses débuts de metteur en scène avec Parfois trop d'amour (1992), un film d’auteur résolument décalé, puis change radicalement de registre en réunissant Ornella Muti et Jean-Pierre Léaud dans Pour rire ! (1996). Il signe par la suite La raison du plus faible (2006), Rapt (2009), 38 témoins (2012) et Pas son genre (2014), tout en tournant pour la télévision Mère de toxico (2001), Nature contre nature (2004), deux épisodes de la série documentaire Les prédateurs (2007) et La fin de la nuit (2015). Dans Chez nous (2016), il décrypte la montée d'un parti identitaire sur fond de misère sociale, à travers l’embrigadement d'une infirmière confrontée quotidiennement à la misère et au dénuement qu’incarne Emilie Dequenne. Un nouvel acte de civisme artistique nécessaire pour ce réalisateur belge pétri de convictions et nourri d’un idéal chevillé au corps qui porte un regard sans concession sur les ravages de la fracture sociale et de l’horreur économique, en cultivant avec ses personnages une empathie communicative et en les filmant systématiquement à hauteur d’homme.
Comment vous est venue l’idée de Chez
nous ?
Lucas Belvaux J’ai tourné mon film précédent, Pas
son genre, à Arras, en pleine campagne électorale, et nous suivions les
sondages qui donnaient le Front National très très haut dans la région. Or,
nous ne tournions qu’avec des gens sympathiques, chaleureux, agréables, travailleurs
et il y avait des scènes dans lesquelles il pouvait y avoir jusqu’à deux cents
figurants. Et pourtant, statistiquement, à l’intérieur de cette foule, il
pouvait y avoir entre trente et quarante pour cent d’électeurs du FN, donc ça
m’a un peu perturbé, du moins, ça m’a incité à me poser certaines questions. Et
en tournant avec Émilie Dequenne qui interprétait une coiffeuse trentenaire
d’Arras, personnage pour qui j’avais beaucoup d’affection, d’estime et de
respect, à un moment, je me suis demandé pour qui elle pourrait bien voter et
j’ai réalisé que je ne m’étais jamais posé cette question… Or, avec l’histoire
qu’elle est en train de vivre dans le film avec un intellectuel parisien et qui
se termine mal, je me suis demandé quelle réaction elle pourrait provoquer et
si sa colère ne pourrait pas la faire basculer sur le plan politique. Et, à la
fin du film, je me suis dit que le suivant débuterait probablement là. J’ai eu
ensuite un long moment de réflexion parce que je n’arrivais pas à trouver la
forme, le point de vue. Et c’est en lisant un roman de Jérôme Leroy intitulé Le bloc que je lui ai demandé d’être mon
coscénariste. C’est en fait une sorte de portrait synthétique du FN à travers
un roman noir qui n’a rien à voir avec l’histoire de Chez nous, mais dont l’approche stylistique m’a beaucoup inspiré.
Le scénario a-t-il été compliqué à écrire ?
L. B.
Ça s’est écrit finalement assez vite, avec des hésitations, mais le rôle de
Jérôme s’est avéré déterminant. Il vit à Lille et a été longtemps professeur,
par choix. Il connaît en outre très bien l’extrême-droite locale donc, au-delà
de son rôle de coscénariste, il servait aussi en quelque sorte de conseiller
technique, historique et politique, et il m’empêchait en tant que tel de
commettre certaines erreurs d’a priori, de trop ou pas assez. Nous nous sommes
vus quelques fois pour définir le cadre avant que je ne me mette à écrire. Moi,
j’avais l’histoire de cette infirmière qui va se faire “embaucher”, ce qui me
permettait de parler à la fois des électeurs et du parti, mais il fallait voir comment
décrire cette mouvance sous différents angles. Jérôme était donc là pour
corriger le tir, mais aussi pour amener des idées de situations et parfois de
dialogues.
Le financement du film a-t-il été difficile ?
L. B.
Pas tant que ça. En fait, nous sommes repartis avec les mêmes partenaires que
sur le film précédent et ils sont tous intervenus à peu près au même montant,
plutôt un peu en-dessous pour certains. Chez
nous est donc un film un peu moins bien financé que Pas son genre, alors qu’il coûtait a priori plus cher, dans la
mesure où il comporte beaucoup plus de rôles, de décors et de séquences de
nuit. Son budget tourne autour de cinq millions d’euros. En fait, j’ai senti
davantage de questionnements éthiques que de réticences, notamment dans les
chaînes de télé, même s’ils ne nous les ont pas posés. Disons que le temps
d’engagement a été un poil plus long. Les discussions proprement dites n’ont
porté quant à elles que sur des problèmes artistiques.
Comment la région a-t-elle réagi ?
L. B.
Là il n’y a eu aucun problème, alors même que c’était juste avant les élections
régionales. Je me suis posé la question et j’avais décidé que si le FN passait,
il faudrait renoncer à ce financement. Je n’avais pas envie de voir aux
avant-premières un président du conseil régional FN.
Bande annonce de Chez nous (2016) de Lucas Belvaux
Comment expliquez-vous la violence des attaques dont a été victime le
film avant même sa sortie ?
L. B.
Elles ont commencé quatre heures après la mise en ligne de la bande annonce. Il
s’agit pour le FN d’une position de principe contre le film en tant qu’objet.
C’est une tartufferie. Ce qui compte pour eux, c’est de faire passer un message
à leurs électeurs en leur disant ce qu’il faut penser du film, même sans
l’avoir vu. Ils disent donc que c’est un navet, sous-entendu « n’allez pas le
voir », que c’est caricatural et que « c’est financé avec votre argent, celui de
vos impôts », ce qui est faux ! C’est donc le discours habituel plaqué sur
un film, mais celui-ci n’a rien à voir là-dedans. Au début, j’ai pensé que
c’était d’une maladresse totale, mais pas du tout. Il suffisait de lire tous
les commentaires dans les heures qui ont suivi la mise en ligne : ils
reprenaient tous presque mot pour mot les mêmes arguments, avec en plus tout ce
que ramène ce parti d’antisémitisme et de haine.
Pourquoi avez-vous intitulé votre film Chez nous ?
L. B.
Il s’est imposé assez rapidement, dès la première note d’intention, parce qu’« on
est chez nous » est un slogan identitaire et aussi parce que ça se passe chez
nous, dans notre société, dans la communauté nationale. Ce n’est pas l’invasion
des profanateurs de sépultures, c’est notre problème et notre responsabilité,
et ne je ne me mets pas en-dehors de ce mouvement là. Chez nous m’a donc paru à la fois territorialement et politiquement
juste.
Quel a été l’apport d’Émilie Dequenne ?
L. B.
J’ai écrit le film pour elle. Elle arrive à garder à la fois le côté
extraordinaire, c’est-à-dire le caractère héroïque du personnage, tout en
restant The Girl Next Door,
c’est-à-dire quelqu’un de juste. Et puis, c’est en quelque sorte la cousine de
la coiffeuse de Pas son genre. Émilie
est à la fois dans une maîtrise technique absolue, une connaissance extraordinaire
de son métier, et en même temps capable de laisser échapper ou de donner une
spontanéité qui émane d’elle et va imprimer la pellicule. Elle est à
l’équilibre parfait entre les deux et est capable de se lâcher suffisamment
pour que le personnage se nourrisse de quelque chose de mystérieux, comme l’ont
les individus qu’on croise dans notre quotidien. Tout est question
d’ajustements. Elle a une hyper-conscience de tout ce qui se passe sur le
plateau, la place de son partenaire, ses marques, une maîtrise absolue de
l’outil, et en même temps une liberté totale de jeu et d’esprit. C’est assez
étonnant à voir.
Bande annonce de Pas son genre (2014) de Lucas Belvaux
Quelle place occupe Patrick Descamps, l’acteur qui incarne son père et
qu’on retrouve dans la plupart de vos films ?
L. B.
Patrick possède une telle présence et un tel talent que quoi qu’il fasse, il
amène quelque chose. Je sais de quoi il est capable et que je peux lui confier
des choses importantes. Dans le téléfilm Nature
contre nature que j’ai réalisé, qui était une comédie, il avait un rôle complètement
différent et amenait une présence et même une légèreté formidables par son
humour décalé. C’est un acteur qui possède un potentiel inouï.
Pourquoi avez-vous peu à peu renoncé à être acteur ?
L. B.
J’ai joué dans la trilogie et dans La
raison du plus faible, mais d’une part c’est fatiguant, de l’autre je me
dis qu’il y a des gens dont c’est le métier et qui vont pouvoir se consacrer à cent
pour cent à leur rôle Quand j’ai débuté comme acteur, je n’imaginais pas devenir
réalisateur. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que je n’étais pas
toujours très à l’aise devant la caméra et que j’étais sans doute plus fait
pour être réalisateur qu’acteur. J’ai pris beaucoup de plaisir à le faire dans
mes films, mais à un moment j’en ai ressenti la limite. En revanche, j’ai
beaucoup appris en faisant les deux. L’expérience physique de l’acteur apprend
la difficulté que c’est de jouer, d’être par moments seul devant toute une
équipe et à d’autres seul sur un écran. Un acteur ne maîtrise pas tout.
Procédez-vous à des lectures ou des répétitions ?
L. B.
Très peu. Je crois avant tout à la vérité du plateau. Je suis super directif,
car je fais un cinéma assez découpé où tout le monde doit être dans le bon
timing et à la bonne place, que ce soit la caméra, l’ingénieur du son, la
perche ou les acteurs. Ils ne disposent pas d’une grande marge de liberté. En
revanche, dans ce cadre là, je suis beaucoup plus souple sur le jeu, même si je
leur donne des intentions très précises.
Avez-vous travaillé de la même façon sur votre trilogie ?
L. B.
Non. Les trois films étaient très construits et, à une exception près, il n’y a
pas un plan tourné pour un film qui se soit retrouvé dans un autre. Chaque film
avait son découpage qui n’était a priori pas compatible avec celui des autres.
Comment avez-vous réussi à faire accepter ce concept ?
L. B.
Ça a été assez compliqué et très dur à financer. Ça faisait peur parce que ce
n’était pas un mais trois films qui risquaient de se planter. Mais c’était
vraiment à prendre ou à laisser. À un moment, on a tenté de remonter les trois
films en respectant la chronologie, en se disant que ça pourrait donner lieu à
une série télé de trois ou quatre fois une heure : ça marchait, mais
c’était autre chose.
Bande annonce de la trilogie
Un couple épatant-Cavale-Après la vie (2002) de Lucas Belvaux
Est-ce le projet qui vous a le plus appris ?
L. B.
Bizarrement non, même si c’est celui qui m’a le plus pris la tête. Le film qui m’a
le plus appris est le deuxième, Pour
rire !, avec Jean-Pierre Léaud et Ornella Muti, parce que mon film
précédent, Parfois trop d’amour,
possédait une structure extrêmement lâche, libre. C’est un projet extrêmement
singulier qui se situait complètement en dehors de son époque. Je l’ai revu il
y a quatre ou cinq ans et il m’a surpris. Entre le premier et le deuxième, il
s’est passé beaucoup de temps [quatre
ans] et l’échec a été tel qu’il fallait que je me remette en question en
allant contre ma nature. J’ai donc essayé de voir où le projet avait péché et
j’ai appris beaucoup en écrivant le suivant, que je qualifie de projet de la
rédemption, non seulement sur la mécanique mais sur ce qui me convenait, alors
que la conception de la trilogie a été très longue et très compliquée, mais m’a
finalement peu appris. Mon premier film ne me correspondait pas tant que ça,
même si je l’aime, sans doute parce que j’avais encore un surmoi un peu trop
fort.
Comment passez-vous d’un film à l’autre ?
L. B.
Entre Pas son genre et Chez nous, j’ai tourné pour la
télévision La fin de la nuit, une
adaptation d’un roman de Mauriac écrite par Jacques Fieschi que j’ai retouchée un
petit peu, mais qui était une proposition. En général, chaque film naît du
précédent. Par exemple, la trilogie vient directement de mon premier film, même
si je l’ai tournée dix ans après. Elle pose le problème du statut du personnage
secondaire. À l’époque, je me suis dit qu’il faudrait que je travaille sur un
projet balzacien dans lequel les personnages secondaires deviendraient
principaux et vice versa. Je crois beaucoup à cette idée. Quelle que soit
l’importance du rôle, j’aime décrire le personnage en détails. Un comédien a
d’ailleurs dit de moi un jour : « Ce qui est bien avec Lucas Belvaux,
c’est qu’on n’a pas besoin d’apporter son manger. » Mais il faut nourrir
les acteurs et ne jamais les laisser tout seuls. Je le sais par expérience et
je suis toujours prêt à répondre aux questions qu’ils se posent, car j’ai envie
de vérité et de profondeur dans mes personnages, même les plus petits. Il faut
qu’on y croie. Sur 38 témoins,
certains comédiens venaient pour un plan ou pour une heure et ils avaient parfois
des monologues très difficiles à jouer. Il fallait donc être en mesure de leur
raconter des choses pour que le personnage existe dans sa complexité, sa
profondeur et son mystère. Et puis, il y a aussi le plaisir d’amener le
comédien à ce point de justesse, de vérité.
Vous n’avez pas été tenté de vous lancer à nouveau dans une aventure
comparable à la trilogie ?
L. B.
Je vous répondrai par la phrase de Mark Twain : « Ils ne savaient pas
la chose impossible, alors ils l’ont faite. » Maintenant je sais que c’est
quelque chose de presque miraculeux à tous les niveaux et j’aurais peur. C’est
six mois de tournage avec tout ce que cela suppose de compliqué.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile sur Chez nous ?
L. B.
C’est de le faire bien dans le temps qui nous était imparti. Il y avait sans
doute trop de décors et de personnages, donc il fallait aller vite, mais je ne
regrette rien. C’était sans filet, car si l’on ratait quelque chose, il était
hors de question de le refaire le demain, pour des raisons liées aux lieux et
au plan de travail. Le manque de temps accroît la pression. En plus, je n’aime
pas faire d’heures supplémentaires. Mais c’est le troisième film d’affilée que
je tourne avec la même équipe.
Bande annonce de La raison du plus faible (2006) de Lucas Belvaux
Pourquoi tournez-vous aussi rarement en Belgique ?
L. B.
J’ai tourné La raison du plus faible
intégralement à Liège, parce que le décor racontait l’histoire, mais je vis en
France depuis presque quarante ans. J’avais écrit la trilogie pour Grenoble,
parce que je connaissais la ville qui m’impressionnait et qu’elle m’intéressait
à la fois sociologiquement et géographiquement. Pour rire ! est évidemment un vaudeville parisien. Le décor,
c’est 50% de l’image d’un film. Alors, soit je décris des endroits que je
connais, soit j’effectue des repérages préalables. Par exemple, Arras, où se
déroule Pas son genre, est une ville
étrange et assez atypique du Nord-Pas de Calais qui a été intégralement
reconstruite, donc c’est un véritable décor. Pour moi, les paysages racontent
la vie des gens qui les peuplent. D’où l’importance de tourner au bon endroit.
Je commence d’ailleurs souvent mes repérages pendant l’écriture. En outre, la
première impression est déterminante parce que c’est elle qui suscite l’envie.
Selon quels critères avez-vous choisi la ville dans laquelle se déroule
Chez nous ?
L. B.
Il fallait que cette histoire se déroule dans le bassin minier. Cette petite
ville fictive n’est pas vraiment Hénin-Beaumont. D’ailleurs, Hénard est la
contraction de son ancien nom, Hénin-Liétard. Selon les quartiers dont nous
avions besoin, nous avons tourné à Bruay-en-Artois, Béthune, Lens, Mazingarbe
et d’autres communes avoisinantes dans un rayon de vingt kilomètres. Le bassin
minier est une succession discontinue de communes bordées par la campagne.
J’aurais aussi pu tourner en Lorraine, mais si j’avais choisi l’Aisne ou les
Ardennes, que je connais bien, le film aurait été différent.
Vous considérez-vous comme un cinéaste social ?
L. B.
Plutôt politique, je pense. Je suis sur un cinéma qui est bizarre, car il est à
la fois social et politique, mais en même temps sous une forme romanesque, ce
qui est un moyen de toucher les gens. On me reproche souvent d’être trop
classique, alors que je me pose des questions formelles tout le temps, mais ça
évite aux films de vieillir.
Vous n’êtes pas tenté par le documentaire ?
L. B.
Si, mais ça prend du temps et j’aime bien les histoires et les acteurs. Les
idées que j’ai dans mes tiroirs relèvent du documentaire. J’ai ainsi une idée
dans le bassin minier autour du stade de Lens et d’autres au Havre à Liège, des
endroits où j’ai tourné et qui m’ont inspiré. Quand on passe un mois de
préparation et deux mois de tournage dans une ville, en travaillant avec les
gens du cru, on découvre son fonctionnement et ses rouages de l’intérieur, tout
en gardant une certaine distance. Je crois ainsi connaître mieux Le Havre que quatre-vingt-dix
pour cent de ses habitants. Ne serait-ce que sur le port, il y a dix métiers
différents, mais ceux qui les pratiquent ne se connaissent pas et communiquent
très peu entre eux. Quant aux Havrais, pour des questions de sécurité, ils ne
peuvent plus y accéder. En fait, j’aimerais faire un documentaire comme un
western.
Savez-vous déjà quel sera votre prochain film ?
L. B.
Pour le moment, je n’en ai aucune idée. Je sais juste que j’ai tourné dix films
et quatre téléfilms en vingt-cinq ans, ce qui est beaucoup. Il y a aussi un moment
où il faut prendre un peu de recul et laisser les choses décanter. Donc je ne
me force plus à avoir des idées tout le temps.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en janvier 2017
Bande annonce de Pour rire ! (1996) de Lucas Belvaux
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