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Isabelle Huppert : Première de sa classe


Isabelle Huppert dans Elle (2016) de Paul Verhoeven © DR
 
Vingt-trois ans séparent les deux Prix d’interprétation remportés par Isabelle Huppert sur la Croisette. De Violette Nozière (1978), le premier de ses six films avec l’hédoniste Claude Chabrol, à La pianiste (2001) de l’ascète autrichien Michael Haneke, la comédienne française n’a jamais cessé d’arpenter le monde et de traquer émotions et sensations sous la direction des plus grands cinéastes de la planète. Rôle après rôle, elle a construit une carrière brillante dont la constante est de ne jamais se répéter. Paul Verhoeven l’a d’ailleurs affirmé publiquement lors de la conférence de presse cannoise d’Elle (2016), Isabelle Huppert est un joyau. Il aura pourtant fallu attendre leur rencontre pour que cette comédienne d’exception décroche enfin sa première nomination à l’Oscar.
En plus de cent trente rôles d’une carrière exemplaire, Isabelle Huppert a privilégié les auteurs et n’a jamais hésité à les solliciter. Sa première apparition au cinéma, elle l’accomplit sous la direction de Nina Companeez dans Faustine et le bel été (1971). À ses côtés, d’autres débutantes pointent leur minois. Parmi elles : Isabelle Adjani, Nathalie Baye et Virginie Thévenet. Huppert apparaît chez Claude Sautet (César et Rosalie), Bertrand Blier (Les valseuses), Yves Boisset (Dupont Lajoie), et Bertrand Tavernier (Le juge et l’assassin). Mais c’est dans le rôle titre d’Aloïse (1975) de Liliane de Kermadec, où elle campe la version jeune de Delphine Seyrig, qu’elle reçoit sa première nomination au César. Citée à seize reprises, elle n’en a obtenu que deux : celui de la meilleure actrice pour La cérémonie de Claude Chabrol, en 1996, le cinéaste qui lui a valu son premier Prix d’interprétation à Cannes pour Violette Nozière, en 1978 (un an après avoir explosé dans La dentellière de Claude Goretta), l'autre pour Elle de Paul Verhoeven, en 2017, ainsi que deux Coupes Volpi à Venise, pour Une affaire de femmes (1988) et La cérémonie du même Chabrol.

Bande annonce d’Une affaire de femmes (1988) de Claude Chabrol


À vingt-deux ans, Isabelle Huppert figure déjà au casting de Rosebud (1975) du vétéran Otto Preminger. C’est toutefois le rôle principal féminin de La porte du paradis (1980) de Michael Cimino qui lui permet d’entrevoir une carrière américaine. L’échec commercial du film, adoubé depuis comme un chef d’œuvre, en décide autrement. André Téchiné (Les sœurs Brontë, 1979), Jean-Luc Godard (Sauve qui peut (la vie), 1980) et Maurice Pialat (Loulou, 1980) affinent sa réputation de star intello, pérennisée récemment avec L’avenir de Mia Hansen-Løve. Simplement parce qu’elle analyse intelligemment ses rôles. Grâce au soutien de son compagnon d'alors, Daniel Toscan du Plantier, véritable Laurent de Medicis de la Gaumont, son tableau de chasse s’enrichit : Mauro Bolognini (La dame aux camélias, 1981), Joseph Losey (La truite, 1982), Marco Ferreri (L’histoire de Piera, 1983), Andrzej Wajda (Les possédés, 1988), Schroeter (Malina, 1991), Hal Hartley (Amateur, 1994) ou les frères Taviani (Les affinités électives, 1996). Toujours avec la même curiosité et une soif inextinguible. Le public la plébiscite dans Coup de foudre (1983) et Après l’amour (1992) de Diane Kurys, en Madame Bovary (1991) chez Chabrol ou en Marie Curie dans Les palmes de M. Schutz (1997) de Claude Pinoteau. Elle revendique le côté obscur de sa force dans Les sœurs fâchées d’Alexandra Leclère (2004) ou Gabrielle (2005) de Patrice Chéreau. 

Deux cinéastes comptent toutefois assurément plus que les autres : Benoît Jacquot, avec qui elle tourne cinq films, des Ailes de la colombe (1981) à Villa Amalia (2009), et le réalisateur autrichien Michael Haneke qui la pousse dans ses ultimes retranchements avec La pianiste (2001), en lui valant un deuxième Prix d’interprétation “à l’unanimité” sur la Croisette, et qu’elle contribuera elle-même à couronner d’une Palme d’or pour Le ruban blanc en tant que présidente du jury de l’édition 2009, avant d’être associée à la deuxième pour Amour (2012) et de revenir en vedette de Happy End (2017) avec Jean-Louis Trintignant. Isabelle Huppert continue à susciter les rencontres, que ce soit avec le philippin Brillante Mendoza (Captive, 2012), le coréen Hong Sang-soo (In Another Country, 2012), le norvégien Joachim Trier (Back Home, 2015) ou le belge Bavo Defurne (Souvenir, 2016). Et si l’aventure lui plaît, elle la poursuit. C’est le cas en 2017 avec Serge Bozon (Madame Hyde), Anne Fontaine (Marvin), Hong Sang-soo (La caméra de Claire) et Benoît Jacquot (Eva). On prend les mêmes et on recommence… mais toujours en mieux.





On a beaucoup dit que c’est vous qui aviez provoqué votre rencontre avec Michael Haneke. Dans quelles circonstances avez-vous pris contact ?

Isabelle Huppert Nous sommes allés l’un vers l’autre. Je l’avais repéré depuis longtemps. J’avais beaucoup vu, lu et entendu sur Benny’s Video et 71 fragments d’une chronologie du hasard. Et puis, j’ai appris qu’il voulait aussi faire ma connaissance. Ça fait au moins six ou sept ans que nous nous sommes rencontrés.



Pourquoi avez-vous attendu aussi longtemps pour tourner ensemble ?

I. H. Il m’avait déjà proposé Funny Games que je n’avais pas eu le courage de faire car je trouvais qu’il n’y avait pas du tout d’échappée possible vers le romanesque. Le projet du film en lui-même excluait toute possibilité que l’imaginaire de l’acteur fonctionne un petit peu. Quand j’ai vu le film, je l’ai trouvé magistral dans sa démonstration, mais il avait quelque chose de sacrificiel. Par la suite, Haneke m’a proposé un autre projet, très beau, qui ne s’est pas fait mais qu’il fera peut-être un jour.



Lorsqu’il vous a finalement proposé La pianiste, connaissiez-vous le roman d’Elfriede Jelinek ?

I. H. J’en avais entendu parler mais je ne l’avais pas lu. D’ailleurs, je ne l’ai toujours pas lu… Il m’a envoyé le scénario qui m’a décidé à jouer le rôle, or il était tellement écrit, tellement littéraire, donc je suppose si proche du roman, qu’il m’a dit qu’il était sans doute inutile que je lise le roman. En revanche, je connais très bien Jelinek, parce que c’est elle qui avait adapté Malina d’Inesorg Bachmann pour Werner Schroeter et qu’il y a une filiation évidente entre elles, ne serait-ce que par la nationalité car ce sont deux grandes romancières autrichiennes qui se sont inspirées l’une et l’autre de leur autobiographie.



La question qu’on peut se poser, c’est aussi pourquoi Schroeter et Haneke ?

I. H. Ce n’est pas forcément très défini sur le moment, mais ce sont des cinéastes différents. Il y en a quand même un qui est baroque, plus opératique, et l’autre qui est plus rigoureux, plus mathématique, plus bressonnien. Mais c’est vrai que je suis attirée par ces pays là. Je m’y sens bien. À l’évidence, je suis plus dans mon élément là que dans un univers plus latin ou plus extériorisé. L’Autriche est tout de même le pays de Freud et de la psychanalyse, et tout ce qui se fait autour de ça en découle, que ce soit la littérature ou le cinéma.



Comment avez-vous abordé le personnage que vous incarnez dans La pianiste ?
I. H. Je l’ai abordé dans un double mouvement. J’ai tout de suite compris ce qui pouvait transiter par moi, donc une fois que c’était bien posé, je n’avais pas besoin d’en rajouter. Ça m’a donné l’envie et toute la liberté nécessaire pour composer un personnage aussi loin de moi que possible. Et je pense que c’est là que réside l’une des réussites du film : ce rôle n’est pas une énième déclinaison de moi-même. Il échappe à l’effet miroir dont on est toujours un peu victime dans son propre pays. On finit toujours par se ressembler et faire un peu la même chose, tandis que là j’ai essayé de respecter un langage, une contrainte que m’imposait Haneke, tant sur le costume que sur l’apparence physique. On a fait beaucoup d’essais. Il voulait que mes cheveux soient très tirés et qu’il n’y en ait pas un qui dépasse. Au début, je trouvais ça très contraignant. Et puis, j’ai vite compris que la composition du personnage passait par là et qu’il fallait qu’on croie que c’était un professeur de conservatoire autrichien rigide. Il n’y avait pas d’indulgence, pas de mollesse par rapport à ça. Il y avait vraiment un formalisme, une stylisation à laquelle il tenait beaucoup et à laquelle je n’ai pas du tout résisté. C’est vrai qu’à certains moments, j’étais un peu gêné par la manière dont elle parlait, mais je me suis très vite rendu compte qu’il fallait se soumettre à cette manière de parler qui est souvent métaphorique mais très peu psychologique et m’était lointaine à la fois par la forme, parce qu’elle est un peu ampoulée, et par le fond, parce qu’elle parle d’Adorno et de Schumann. Ça me paraît très autrichien.

 Bande annonce de La pianiste (2001) de Michael Haneke


On a l’impression que ce conservatoire de musique ressemble à une caserne. Comment vous êtes-vous acclimatée à cette atmosphère ?

I. H. On a travaillé le piano pendant plus d’un an. Au départ, Haneke ne savait pas très bien quels morceaux il allait choisir. Ensuite, il a compris ce qu’on pouvait et ce qu’on ne pouvait pas lui donner. Le concerto de Bach était injouable. D’ailleurs, au départ, il était écrit pour le clavecin. Donc on en a juste isolé un passage pour la main gauche qui était difficile mais tout de même plus abordable que le reste du morceau. On a aussi beaucoup travaillé Schubert mais c’était aussi à travers ça un apprentissage d’une attitude et de l’effort. Comme il tenait beaucoup à ce qu’on croie vraiment que c’était nous qui jouions certaines parties, on l’a fait, parce que c’était très bien pour le personnage, pour le rôle, pour le film. On a travaillé avec des professeurs de là-bas qui ont aussi une manière de vous expliquer la composition. C’était passionnant parce que ce n’était pas uniquement du travail technique. On s’intéressait également à la composition de l’œuvre, comment Schubert l’avait jouée et comment les voix se répondent dans l’œuvre. On a travaillé avec des professeurs à Paris, à Lausanne, parce que je tournais Merci pour le chocolat, et à Vienne.



Avez-vous demandé que certaines scènes soient modifiées ou supprimées ?

I. H. Non, pas du tout. C’était un scénario qui était traduit, or c’est toujours difficile de passer l’épreuve de la traduction. J’en ai souvent fait l’expérience. J’ai d’abord lu le scénario traduit d’allemand en anglais, puis d’anglais en français. Donc la première fois, j’ai identifié ce qui me semblait être des faiblesses de traduction. En l’occurrence, je n’ai pratiquement rien changé car je me suis très vite rendu compte que je résistais davantage à une manière de parler qui ne me ressemblait pas qu’à des défauts de traduction proprement dit.



Il y a des scènes audacieuses dans le film. Comment les avez-vous abordées ?

I. H. Haneke m’a un peu provoquée car il m’a prévenu d’emblée que c’était pire que Funny Games et qu’il pensait que je ne le ferais pas. Mais comme il m’avait aussi précisé qu’il ne le ferait avec personne d’autre que moi, je me sentais à la fois responsable et protégé : rassurée parce que personne ne me le prendrait et en même temps confrontée au fait qu’il ne se fasse jamais. J’ai eu un doute et un temps d’hésitation. Juste avant le tournage, je relisais le scénario dans l’avion, et puis la confiance l’a emporté. Et puis, dès le début du tournage, le sentiment de protection que Haneke m’a donné tout de suite. La confiance intuitive que je lui ai accordée a très vite été confirmée, parce que par rapport à toutes les scènes dont on parle, il se posait les bonnes questions. Le problème d’Haneke, ce n’est pas de montrer pour montrer, c’est qu’on y croie, tout en sachant que le spectateur a conscience que c’est du cinéma et qu’il y a de la distanciation. Donc un acteur se trouve rassuré par ça. En tant que metteur en scène, il sait qu’il vaut parfois mieux en montrer moins pour qu’on y croie plus. C’est toute la différence entre l’érotisme et la pornographie.



Depuis ses débuts, Michael Haneke réfléchit sur la puissance des images et le voyeurisme. En quoi était-ce une garantie ?

I. H. Connaissant bien son cinéma et ayant vu Funny Games sur lequel je m’étais posé beaucoup de questions et que j’avais refusé, je pense que les films d’Haneke sont plus durs à lire et à voir qu’à faire. Comme c’est un grand metteur en scène, il sait manier le hors-champ. Or c’est précisément ça le cinéma. Et le hors-champ, au stade de la lecture, c’est comment l’imaginaire va être en marche à travers le langage et les mots. Quand j’ai vu Funny Games, je me suis mis à la place des acteurs et j’ai compris pourquoi c’était insupportable à voir pour les gens. Mais comme j’avais lu le scénario, j’ai compris aussi que pour l’acteur cela a été probablement moins dur que ce que j’avais imaginé en le lisant. Donc j’ai compris ce mécanisme intuitivement en lisant La pianiste. je savais qu’il en montrerait moins qu’il ne le racontait. Pendant le tournage, il disait : « Je voudrais que ce soit tellement insupportable que les gens ne puissent pas regarder l’écran et qu’ils soient obligés d’en détacher leur regard. » La scène de la mutilation peut être insupportable à regarder pour certains, mais c’est moins par ce qu’elle montre que par ce qu’elle suggère. Et puis, au cœur même de l’histoire, dans le film, il y a un déplacement habituel du regard. Moi, je ne me suis jamais sentie objet dans le film. Parce que c’est justement l’histoire de quelqu’un qui veut être pris comme sujet et pas comme objet, et qui impose cette loi-là à l’homme dans un échange où la femme décide de changer la loi du genre. Du coup, comme actrice, je bénéficiais aussi de ce projet-là et j’étais complètement protégée. Je ne me sentais pas regardée. Je me sentais regardante..



Avez-vous demandé à voir les rushes ?

I. H. Non. Je ne visionne les rushes que pour des problèmes de lumière.



Comment avez-vous réagi quand vous avez découvert le film pour la première fois ?

I. H. Je l’ai trouvé formidable ! La lumière est magnifique, parce qu’elle suit constamment le trajet du personnage. J’ai été très bouleversée par le film. La musique y est à la fois diabolisée par cet espace d’envie, d’ambition, de frustration, de jalousie qu’elle crée, par ce ferment de cruauté qu’elle peut générer. Et puis, elle est aussi angélisé lorsqu’on entend ces morceaux sublimes et qu’elle tombe amoureuse de lui à travers l’écoute de cette musique. Il y a une communion dans ce langage occulte, souterrain, mais aussi de la compétition. Et c’est ça qui est formidable.


 Bande annonce de La dentellière (1977) de Claude Goretta


Aviez-vous mesuré l’impact qu’aurait ce film pour vous ?

I. H. J’avais bien compris que ça pouvait être le rôle de ma vie. Comme La dentellière à l’époque. Parce que ce sont des rôles qui, de manière très intime, ont transité par moi à un certain moment de ma vie. J’espère qu’il y en aura d’autres et que ce ne sera pas toujours dans ce contexte de douleur et de souffrance, même si ce n’est pas un hasard si c’est toujours dans cet espace-là. Avec en même temps, dans La pianiste, une provocation qui me donnait la possibilité d’en dire plus que je n’en avais jamais dit. Et ça, je l’ai senti dès que je l’ai lu. Au-delà de ce rôle extraordinaire, j’ai compris qu’il y avait à la fois de l’autoportrait et en même temps l’espace suffisant pour composer quelque chose de plus impressionnant, à la fois du côté de la vérité et du mensonge.



Pensez-vous que le fait d’être l’une des rares comédiennes de composition françaises explique votre carrière à l’étranger ?

I. H. C‘est marrant que vous disiez ça, parce qu’a priori je ne me serais pas définie comme une comédienne de composition. Peut-être plus en France qu’ailleurs, les acteurs sont souvent soumis à ce que j’appelle l’effet miroir. Et même si vous trouvez que je fais des compositions, j’ai souvent tendance à me répéter. Et c’est vrai que c’est à l’étranger qu’on échappe un peu à ça.



Comment avez-vous résisté à l’effondrement du star système qui s’est produit dans les années 80 ?

I. H. J’ai très vite compris que le secret c’était l’anticipation et qu’elle ne passait pas sur soi mais toujours à travers le metteur en scène. Si l’on ne fait qu’un pari sur soi-même, on est condamné à faire du sur place. Ce qui peut paraître un peu marginal sur le moment sera forcément écouté le lendemain.



Pourquoi tournez-vous toujours autant ?

I. H. Parce que j’aime ça. Mais une soixantaine de films en trente ans, ce n’est pas tant que ça.



Hormis Chabrol, vous avez peu retourné avec les mêmes cinéastes. Pourquoi ?

I. H. J’ai tout de même tourné deux fois avec Godard, deux avec Tavernier, deux avec Blier, quatre avec Benoît Jacquot, six avec Chabrol et je pense que je retournerai avec Haneke.



Quels sont les nouveaux univers que vous avez envie de découvrir aujourd’hui ?

I. H. J’ai eu de la chance parce qu’après La pianiste, j’ai tourné 8 femmes, un film de François Ozon qui est très différent. C’était comme une aubaine. Surtout au lendemain de Sous le sable. J’y incarne un personnage très outrancier, très comique. Mon secret, c’est que j’ai fait croire pendant très longtemps que je faisais des choses formidables alors qu’en fait, c’est maintenant que ça va commencer !



Vous êtes sérieuse ?

I. H. Bien sûr. J’ai lu dans une revue scientifique que l’être humain n’est qu’à un tout petit pourcentage de ses capacités. Les acteurs, c’est exactement pareil. Moi, j’en suis à moins que le pourcentage du budget de la culture. Donc j’ai encore beaucoup à faire…


 Bande annonce de 8 femmes (2002) de François Ozon


Est-ce pour accroître ce pourcentage que vous vous mettez autant en danger ?

I. H. J’ai le sentiment que je ne peux pas arriver à saturation, parce que ce que j’ai fait, ce n’est encore rien par rapport à ce que je peux faire.



Vous avez été souvent en compétition à Cannes. Est-ce que vos deux Prix d’interprétation correspondaient à vos attentes ?

I. H. J’ai eu quatorze films en compétition à Cannes dont trois la même année. À un moment donné, on a le sentiment qu’on a le prix pour un film mais aussi pour ce qui l’a précédé. C’est un peu l’impression que j’ai eu pour La pianiste.



Malgré la lourdeur de ce rôle, on a l’impression que vous êtes plus insouciante que vous ne l’avez jamais été ?

I. H. Cette aventure a pris des allures de contes de fées. Non seulement le film ne devait pas aller à Cannes, mais il a obtenu trois prix. Ça l’a légitimé.



Aujourd’hui, après le film de François Ozon, savez-vous ce que vous allez faire ?

I. H. Un film avec Olivier Dahan, La vie promise.



Quels sont les trois de vos films que vous emmèneriez sur une île déserte ?

I. H. La pianiste, forcément. La dentellière. Le problème, c’est le troisième. Je crois tout de même que ce serait Une affaire de femmes.



C’est votre Chabrol favori ?

I. H. C’est difficile à dire, parce que tous les rôles que j’ai joués dans les films de Chabrol sont à la fois pareils et différents. Il y a tout de même une typologie qui, sous des aspects différents, revient tout le temps de la même manière, de Madame Bovary à Une affaire de femmes. Il y a vraiment quelque chose de très récurrent.


  Bande annonce de Loulou (1980) de Maurice Pialat


Comment expliquez-vous la complicité qui s’est établie entre Chabrol et vous ?

I. H. On s’est plus mais j’aurais bien aimé tourner à nouveau aussi avec Pialat, par exemple. Chabrol fait un cinéma qui est très peu romanesque, où les personnages sont très peu idéalisés et où ce qu’on pourrait prendre pour un apparent cynisme est davantage un humanisme, une manière de montrer les situations et les gens dans leur totalité, sans faire de choix. C’est en cela que Chabrol est sans doute le plus flaubertien des cinéastes Il y a une subjectivité évidente, mais qui nous mène à une objectivité. Et dans cette objectivité, il y a une multiplicité de subjectivités qui donnent un point de vue complètement objectif, mais l’on ne peut pas choisir un angle plutôt qu’un autre. C’est en cela qu’on se correspond profondément.



N’est-ce pas aussi parce que Chabrol et Jacquot voient l’un et l’autre plus de vérité en vous ?

I. H. Je crois que c’est tout simplement parce qu’ils se voient eux en moi. Ce qui est toujours troublant et émouvant, c’est la reconnaissance de l’un dans l’autre.



Et vous, vous n’avez jamais ressenti l’envie de vous voir dans quelqu’un d’autre, en devenant réalisatrice ?

I. H. Je suis tellement habituée à ce que les autres se voient en moi que, tout d’un coup, l’idée de me projeter dans quelqu’un d’autre m’intéresserait davantage par curiosité intellectuelle que par nécessité organique. Devenir metteur en scène, c’est passer de l’autre côté et ordonner le monde d’une manière différente, beaucoup plus frontale que quand on est acteur. Et je ne suis pas sûre de correspondre à ça.



Ne vous est-il pas aussi arrivé à certains moments d’éprouver l’envie de prendre le pouvoir ?
I. H. J’ai eu la chance de toujours tourner avec des metteurs en scène qui, au moment où le film se faisait, ne m’ont jamais donné le sentiment qu’ils étaient dans une errance, ou si c’était le cas, elle était voulue. Sur Passion, Godard ne savait pas très bien où il allait mais il le disait et on sentait bien que c’était aussi une stratégie. Mais je n’ai jamais eu à vivre cet inconfort là.


Avez-vous suscité des projets à la suite de lectures ?

I. H. Contrairement à ce qu’on pense, je ne lis pas beaucoup. J’ai lu récemment le dernier livre de Schlink, qui s’intitule Amour en fuite. Là, on a envie de jouer toutes les nouvelles, mais ce n’est pas pour moi parce qu’il n’y a que des rôles d’hommes. Pourtant je me suis dit : « Tiens, je pourrais prendre une nouvelle et la mettre en scène. »



On ne vous a jamais proposé de passer à la mise en scène ?

I. H. Si. Trois fois. C’était sur des projets un peu atypiques. On me l’a proposé dans une série pour Arte en caméra DV. Et puis, sur des projets plus étranges, par exemple de mettre en scène un opéra. Mais je n’ai pas donné suite.



Avant votre rencontre avec Michael Haneke, aviez-vous déjà accompli cette démarche qui consiste à aller vers un metteur en scène ?

I. H. Oui. Souvent.



Allez-vous beaucoup au cinéma ?

I. H. Non, pas énormément. Mais quelquefois j’ai des intuitions sur des gens dont je n’ai pas vu les films. C’est par association, par recoupement, par des choses que je lis, que j’entends. C’est une sorte de mosaïque qui se crée dans ma tête et qui me donne envie d’aller vers quelqu’un.


 Bande annonce de L’avenir (2016) de Mia Hansen-Løve


Où se situent vos envies, en ce moment ?

I. H. Aujourd’hui, toute actrice française ou européenne qui se respecte a envie d’aller à l’Est, vers la cinématographie asiatique. Il y a un metteur en scène japonais, Suwa, qui m’a proposé H Story, un film que je n’ai pas pu faire et qu’a finalement interprété Béatrice Dalle.



Y a-t-il des metteurs en scène à côté desquels vous avez eu l’impression de passer ? Je pense à Truffaut, par exemple.

I. H. Je ne sais pas si j’aurais tourné avec Truffaut.



Pourquoi ?

I. H. Ce n’est pas un hasard si les cinéastes se reconnaissent dans les actrices. Étant donné le rapport de filiation profonde que j’ai établi avec certains cinéastes, je ne suis pas sûre que Truffaut ou Sautet se seraient reconnus en moi, même si j’ai joué le rôle de la petite sœur de Romy Schneider dans César et Rosalie. Je pense qu’il y a des reconnaissances qui doivent se faire et d’autres qui ne se font pas. J’ai rencontré Truffaut mais ce n’est pas un hasard si ça ne s’est pas fait.



Vous avez l’impression qu’il y a des familles de cinéma et qu’il est parfois difficile d’y entrer ?

I. H. Non. Ce n’est pas une question de famille, mais plutôt de reconnaissance ou de gémellité. Je sais pourquoi mais je ne suis pas sûre d’avoir envie de l’expliciter davantage. Il y a aussi peut-être une volonté ou une manière de vouloir regarder la vérité en face qui ne peut pas correspondre à tous les réalisateurs. Au fond, être cinéaste, c’est ordonner le monde et se placer d’une certaine manière par rapport à lui. Or cette compatibilité d’attitudes, il suffit de regarder les films pour la percevoir.



Continuez-vous à recevoir des propositions des Américains ?

I. H. Non, pratiquement là. J’en ai un en ce moment, un petit film indépendant new-yorkais, mais je ne sais pas si je vais le faire.



Les indépendants s’intéressent-ils davantage à vous que les studios ?

I. H. La porte du paradis était un film d’auteur à cinquante millions de dollars. Il y avait quelque chose qui ne collait pas.


Bande annonce de La porte du paradis (1980) de Michael Cimino


Avez-vous l’intention de renouveler les expériences comme cette Madame Deshoulières que vous avez enregistrée avec Jean-Louis Murat ?
I. H. Oui mais il faut que ça vienne de lui. Ce qui était bien avec Madame Deshoulières, c’est que c’était un projet auquel il m’a rattaché d’une manière extrêmement libre et légère, mais que, de son côté, c’était très travaillé.



On a le sentiment que vous voguez de projet en projet. Vous ne vous donnez jamais de temps pour vivre autre chose ?

I. H. Non, ça n’arrive pas. Concrètement, dans ce parcours, on peut ne rien faire pendant longtemps, mais l’imaginaire est toujours en voyage, toujours accroché à quelque chose de plus ou moins réel, de plus ou moins proche, de plus ou moins concret.



Que faites-vous lorsque vous ne tournez pas ?

I. H. Je n’arrête pas de tourner pendant assez longtemps pour que tout d’un coup le plan de vie soit fondamentalement changé. Il y a toujours une sorte d’effervescence que je dois vouloir parce que sinon je ne vois pas pourquoi je me mettrais dans une telle situation, même s’il est toujours difficile d’identifier la part de nécessité et ce qui vous échappe. Entre le film de François Ozon que j’ai terminé fin mai et celui d’Olivier Dahan que j’ai commencé mi-août, il ne s’est passé que trois mois, ce qui est très court pour modifier profondément un temps de vie. En plus, entre-temps, j’ai préparé la sortie de La pianiste. Or, pour ne rien faire, il faut du temps et moi, je ne m’arrête jamais assez longtemps pour entrer dans ce rythme différent. Par exemple, j’aime chanter et hélas je réalise tous les jours que ça fait un an que je n’ai pas pris de cours. Mais, en fait, à part tourner, je n’ai pas de passion.


Pourtant vous multipliez les activités. Qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer Médée, par exemple ?
I. H. Il n’y avait ni calcul ni stratégie. Là, c’était un rôle particulier que j’avais envie de jouer depuis longtemps. Le théâtre me plaît parce que c’est une autre manière d’aborder un texte, c’est un autre engagement physique. Jouer dans la cour du Palais des Papes, c’est aborder des sensations indescriptibles dans un mélange de frénésie et d’inconscience totale. C’est vérifier qu’on en a les moyens tout en se doutant qu’on les a, parce que ce serait un peu dommage d’aller se mettre dans une situation inconfortable J’espère que j’aurai encore envie de le faire. J’ai d’ailleurs un projet pour dans deux ans [rires].


Y a-t-il d’autres rôles du répertoire qui pourraient vous décider ?

I. H. Autant que Médée, pas tellement. C’est un peu comme La pianiste. C’est de la violence qu’on s’inflige à soi en même temps qu’aux autres. Il y a beaucoup de choses que j’aimerais jouer au théâtre mais je ne vois pas comment je pourrais trouver mieux dans ce domaine. Là, après l’expérience de La fausse suivante de Benoît Jacquot, j’aimerais bien jouer du Marivaux sur scène.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand

en juillet 2001


 Bande annonce d’Elle (2016) de Paul Verhoeven


Pour L'Avant-Scène Cinéma, Isabelle Huppert est revenue sur sa première expérience américaine : La porte du paradis (1980), la fresque martyrisée de Michael Cimino. Une aventure qu’elle raconte comme si elle l'avait vécue la veille… à trois décennies de distance.


Dans quelles circonstances avez-vous été amenée à rencontrer Michael Cimino ?

Isabelle Huppert. Cimino m’a d’abord rencontrée par écran interposé, quand il a vu quelques plans de Violette Nozière, qui passait au cinéma Le Paris où sortent beaucoup de films français et où il était descendu s’aérer, alors qu’il préparait La porte du Paradis. C’est comme ça qu’il a décidé de me contacter pour que je fasse partie de cette aventure. Ensuite, mon agent français, qui était à l’époque Jean-Louis Livi, m’a prévenue qu’un metteur en scène américain allait me contacter. C’était en novembre ou décembre 1978 et l’on pressentait déjà le très grand succès qu’allait avoir Voyage au bout de l’enfer, qui s’apprêtait à sortir à New York et qui a récolté quelques semaines plus tard cinq Oscars. Il m’a ensuite envoyé le scénario car il voulait que je fasse le film, alors que les Artistes Associés n’y tenaient pas vraiment. À ce moment-là, j’étais en train de tourner Loulou avec Maurice Pialat.



Comment avez-vous réagi quand Cimino vous a fait parvenir le scénario ?

I. H. Le scénario était magnifique et je n’avais aucune raison de ne pas y aller. Et puis, entre-temps est sorti Voyage au bout de l’enfer qui a été le plus gros succès américain du moment, et franchement La porte du Paradis m’est arrivé comme sur un plateau d’argent.



Cimino vous a-t-il expliqué pourquoi il vous avait choisie ?

I. H. En fait, non… Ce qui intéressant, c’est que quand on lit le scénario, on voit que je ne correspondais pas tant que ça à la description du personnage qui est moins enfantine que je ne l’étais à l’époque. Je crois d’ailleurs que beaucoup d’actrices américaines avaient été envisagées avant moi. C’est quand même une patronne de maison close, mais je pense qu’il a dû se dire que c’était plus intéressant d’avoir une figure pas forcément fragile et finalement beaucoup plus jeune qu’on ne l’imaginait, et moins une femme de pouvoir et d’autorité.



Votre rôle constituait aussi un véritable défi physique ?

I. H. Il y a énormément d’épreuves d’endurance : je devais monter à cheval, conduire une carriole, faire du patin à roulettes et même danser la valse…



Comment vous êtes-vous préparée ?

I. H. Ça s’est fait une fois sur place, sauf le patin à roulettes pour lequel Cimino avait envoyé à Paris un émissaire, en l’occurrence Paul d’Amato, un acteur de Voyage au bout de l’enfer qui incarne un ami de De Niro dans beaucoup de scènes du début du film. Il s’est retrouvé sur le tournage de Loulou, ce qui l’a étonné au moins autant que Pialat, et au bout d’une heure, il m’a regardée et m’a dit : « They Put Me to Work… » [littéralement, « Ils m’ont mis au boulot »], parce que Pialat avait dit qu’il fallait profiter de sa présence pour le faire travailler et comme il était très gentil, il a joué les machinos. Maurice le trouvait aussi très sympathique et ils ont beaucoup parlé ensemble. Paul était chargé de m’apprendre à faire du patin à roulettes, ce qui n’était pas évident sur le tournage de Loulou, et on est allés à la fois au jardin du Luxembourg et dans le jardin de la maison qu’habitaient mes parents dans la banlieue Ouest. En fait, il était aussi chargé de me ramener en temps et en heure, ce qu’il a fait. On a pris l’avion ensemble pour New York, parce que Cimino voulait absolument que j’arrive à une date précise, ce dont Maurice m’a beaucoup voulu par la suite, parce qu’il a considéré que j’avais déserté le navire. Mais j’avais ce qu’on appelle une Stop Date [date d’arrêt impérative], alors qu’on n’avait pas terminé, ce qui nous a obligés à procéder à un re-tournage à l’automne suivant. Pialat en a fait une affaire personnelle, ce qui n’était pas le cas, mais il était de très mauvaise foi.





Est-il exact que Michael Cimino ait tenu à ce que tous les comédiens soient présents en permanence sur le plateau ?

I. H. En fait, quand je suis arrivée sur le plateau, fin avril 1979, j’ai tourné pendant trois journées particulièrement intenses. Il s’agissait des scènes très dramatiques où je reviens en larmes et où Kris Kristofferson se rase dans sa chambre et m’ordonne de partir, alors que le village est à feu et à sang. Ensuite, je n’ai quasiment plus tourné jusqu’à la fin du mois de juin, mais je suis restée sur place. C’était un peu comme un Summer Camp [une colonie de vacances] : quand on ne tournait pas, on partait tous les jours en bus avec plein d’acteurs pour aller s’initier au patin à roulettes sur une piste qui se trouvait à Kalispell dans le Montana ou apprendre à monter à cheval.



Etiez-vous déjà montée à cheval ?

I. H. Oui, j’avais pratiqué un peu l’équitation quand j’étais adolescente.



Au point de tourner cette scène au cours de laquelle vous arrivez en carriole chez Christopher Walken avant d’enfourcher un cheval au galop ?

I. H. Non, pour être sincère avec vous, le saut, ce n’est pas moi [rires]… tout au moins la deuxième moitié. En revanche, personne ne m’a doublée pour la bataille finale. L’ensemble du tournage de cette scène a d’ailleurs duré trois semaines.



Pendant le tournage, vous avez ressenti la pression exercée par les Artistes Associés sur Cimino ?

I. H. Oui, au point que fin juin, le tournage a été arrêté et qu’on percevait des mouvements dans notre hôtel sans les voir. Les discussions entre Michael, Joann Carelli [la productrice] et les représentants des Artistes Associés ont été très serrées, car le budget était extrêmement important pour l’époque [environ 44 millions de dollars], et des rumeurs ont couru selon lesquelles on voulait retirer le tournage à Cimino. Je crois que c’est l’époque à laquelle ils ont proposé à Sam Peckinpah de reprendre le film. Mais le pouvoir n’était absolument pas dilué. Il était entièrement concentré entre les mains du réalisateur qui a résisté, mais n’a jamais lâché les rênes. Et puis, finalement, le tournage a repris, mais à un rythme beaucoup plus normal et plus soutenu et il s’est poursuivi jusqu’à début septembre. Du coup, j’ai dû renoncer pour cela à La femme flic d’Yves Boisset dont le tournage devait débuter au mois de juin. J’étais partie pour deux mois et j’y suis restée trois de plus.



À cette époque, vous aviez déjà une jolie carrière, mais vous n’aviez jamais participé à un projet d’une telle ampleur. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

I. H. J’avais déjà tourné à l’étranger, notamment Les héritières de Marta Meszaros en Hongrie, mais La porte du Paradis était ma première expérience américaine. On ne ressentait pas l’ampleur de la production de manière pesante, car Cimino avait l’art de manier l’infiniment grand aussi bien que l’infiniment petit. Ce qui fait à la fois la force, la beauté et la fragilité du film vis à vis de certains standards de l’époque, ou même encore aujourd’hui, c’est qu’il est à la fois très ample et extrêmement intime et qu’il savait ménager toutes les conditions propices, sans qu’on sente jamais le poids de l’équipe. On ressent de toutes façons une différence d’organisation entre un film français et une production américaine plus modeste, ce que j’ai pu vérifier plus tard en tournant avec Hal Hartley [Amateur, en 1994], l’incarnation éclatante du cinéma indépendant new-yorkais. L’organisation y est plus forte, mais ça ne m’a pas vraiment surprise plus que ça.



Comment avez-vous réagi à la mutilation qui a été opérée sur le montage du film lors de sa sortie ?

I. H. C’était bien davantage qu’une frustration : une douleur. Mais le film est entré immédiatement dans l’histoire du cinéma, même si ce n’est pas de la meilleure manière car son rejet public a été d’une violence incroyable.



A quel moment avez-vous ressenti cette “douleur” ?

I. H. Tout de suite ! Lors de la première qui a été organisée au mois de novembre 1980 à New York. Les spectateurs partaient par grappes et l’on entendait le bruit des sièges qui claquaient. Et après l’entracte, la salle était de plus en plus vide. Le lendemain, on partait pour Toronto et on s’est retrouvés vers huit heures du matin à l’aéroport, Michael Cimino, Kris Kristofferson, Christopher Walken et moi. Et là, on a ouvert le “New York Times” et on a lu le titre de l’article du critique Vincent Canby qui disait « Unqualified Disaster » [littéralement « Désastre inqualifiable »]. Une fois arrivés à destination, vers une heure du matin, Cimino nous a demandés de venir le voir dans sa chambre et nous a annoncé qu’il avait pris la décision d’annuler les avant-premières prévues à Toronto et à Los Angeles pour remonter le film. Cette version courte est sortie en février suivant, sans plus de succès, puis La porte du Paradis est allé à Cannes où il a été plutôt bien accueilli, mais n’a pas obtenu de prix, alors qu’on avait tous espéré que le phénomène Barry Lyndon allait se répéter[1].



Comment expliquez-vous la violence de ce rejet ?

I. H. On pensait les Américains capable d’auto-critique par rapport à leur passé, comme ils l’ont fait très vite à la même époque vis à vis de la guerre du Vietnam, notamment dans Voyage au bout le l’enfer. Mais La porte du Paradis était différent, en ce sens qu’il s’attaquait à l’origine même de ce qui fonde le mythe américain, et les gens n’ont pas supporté que ce film sape ses fondements mêmes. C’était une anti-Conquête de l’Ouest.



On a donc dû trouver des raisons esthétiques pour justifier un rejet politique…

I. H. Cela dit, ce n’était pas difficile de les trouver, ces raisons esthétiques. Il est vrai que La porte du Paradis ressemblait plutôt à un grand film d’auteur à l’européenne, avec un budget à l’américaine, une narration très peu classique et une dimension très onirique. Quand le film est sorti, Cimino a d’ailleurs déclaré que « tout film pouvait être un rêve ». Dans la scène de la fin, sur le bateau, quand Kris Kristofferson se souvient, ce n’est pas très hollywoodien, car cela signifie qu’on peut accepter toutes les errances, toutes les digressions, tout ce qu’une narration peut avoir d’improbable, tous les étirements dans le temps et ce qui a provoqué un rejet.



 Isabelle Huppert avec Michael Cimino
pendant le tournage de La porte du Paradis


Ça vous a touché d’incarner une femme entre deux hommes, à une époque où ce n’était pas très courant ?

I. H. C’est aussi ce qui fait la “modernité” et l’originalité du film, cette relation improbable de cette femme entre ces deux hommes, et cette attirance entre eux, qui est très peu nommée mais qu’on peut ressentir. C’est le personnage incarné par Christopher Walken qui accomplit le plus long trajet, en passant d’un monde à l’autre. Il est attiré à la fois idéologiquement et intuitivement par ce que représente l’idéal de Kris Kristofferson.



Comment vous êtes-vous entendue avec vos deux partenaires masculins ?

I. H. Très bien, mais ce sont des acteurs très différents bien que poétiques l’un et l’autre. Kris Kristofferson est un chanteur, au départ, et il bouge très bien. Il fallait d’ailleurs avoir une fibre sensible particulière pour accepter ce genre de projet, face à la personnalité hors du commun de Michael Cimino qui se devait d’être une sorte de général d’armée sur un tel tournage, tout en étant capable d’avoir une relation particulière avec chacun d’entre nous. Il nous a beaucoup donné et on a essayé de lui rendre autant. Aujourd’hui, je serais incapable de refaire le quart de ce que j’ai fait à l’époque, notamment en ce qui concerne les scènes physiques. Waldemar Kalinowski, qui incarne le photographe, a d’ailleurs eu un accident au cours du tournage de la scène finale. Moi, j’étais encadrée en permanence par deux cow-boys qui étaient chargés de me protéger et pouvaient intervenir à tout moment, en cas de danger.



Quel sorte de directeur d’acteurs est Cimino ?

I. H. L’une des raisons pour lesquelles le tournage a duré aussi longtemps, c’est que Cimino avait besoin de nous sentir ensemble. J’ai notamment le souvenir d’une scène dans la cuisine avec Christopher Walken où il a fait cinquante-deux prises, parce qu’il a essayé toutes les possibilités : gai, triste, rapide, lent… La scène du viol a également été extrêmement violente.



Plus que celle de Dupont Lajoie ?

I. H. Oui, parce que là, ils étaient quatre et qu’on voit à l’écran que c’était limite… En fait, il n’y a pas eu tant de prises que ça, car Cimino a tourné à plusieurs caméras, mais il y a eu beaucoup de répétitions et une véritable montée en puissance.



Dans le film, vous dégagez une rondeur et une santé qui évoquent certaines femmes peintes par Auguste Renoir et notamment ses fameuses “Baigneuses”. Comment avez-vous appréhendé les scènes de nudité ?
I. H. C’était finalement assez naturel, mais il est vrai que Cimino s’attarde un petit peu et qu’il a pris du plaisir à me filmer comme ça. Ce qui est surprenant, c’est de montrer la nudité dans un film américain, même si c’est de façon picturale.



Vos souvenirs de La porte du Paradis sont très précis. S’agit-il d’un film que vous revoyez régulièrement ?

I. H. Je l’ai présenté à plusieurs reprises, notamment avec Michael Cimino au Rex il y a trois ou quatre ans, puis en octobre 2012, à l’occasion du festival organisé à Lyon par Thierry Frémaux. Et puis, je suis totalement bouleversée par la musique de David Mansfield et chaque fois que je l’entends, c’est tout un flux de souvenirs qui remontent à ma mémoire. En voyant récemment Inside Llewyn Davis des frères Coen, j’ai d’ailleurs remarqué au générique que le violoncelliste T-Bone Burnett qui dirigeait l’orchestre de Blue Grass de La porte du Paradis est crédité comme superviseur de production et arrangeur de la musique.



Quand vous revoyez La porte du Paradis, qu’est-ce qui vous frappe le plus : l’actrice, le personnage ou le souvenir de cette aventure ?

I. H. Ça me renvoie au fait qu’il y a dans le cinéma américain, surtout à cette époque là, une manière solaire de vous voir, même si c’est un rôle ambigu, complexe ou douloureux. Or, ce n’est pas le cas dans un film français ou européen. Je crois que ça a aussi à voir avec la lumière et que c’est culturel.



Le film vous a-t-il été présenté comme un western ?

I. H. Il contient tous les ingrédients du western : les cow-boys, les chevaux, les carrioles, les décors et la mythologie qui consiste à considérer la nature comme un personnage du film. Il ne faut pas oublier que le cinéaste fondateur de Michael Cimino est John Ford. Ne serait-ce que pour cela, La porte du Paradis emprunte beaucoup à la mythologie du western dont la lenteur est d’ailleurs aussi une caractéristique, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Même si certaines scènes auraient pu être moins longues, il y a dans la mise en scène de Cimino une dimension concentrique qui passe aussi par une durée particulière.



Il y a également peu de westerns dans lesquels on voit des contingents d’immigrés…

I. H. Oui, en général, on voit plutôt des Indiens. Ici on montre une facette des pionniers que le cinéma avait peu explorée jusqu’alors.



Pendant la préparation, Cimino vous a demandé de passer quelques jours dans une véritable maison close. Que vous a apportée cette “immersion” ?

I. H. Ça faisait partie des lubies de Michael. On aurait très bien pu tourner le film sans en passer par là, mais en même temps, ça s’est transformé en une expérience humaine, mais pas forcément professionnelle, assez incroyable. Il voulait qu’on fasse l’épreuve de cet enfermement, mais le cadre n’avait rien à voir car nous, on était plutôt au milieu d’un paysage et d’une immensité [rires]. Michael nous avait emmenés dans un petit avion, Christopher et moi, au championnat du monde de rodéo qui se déroulait alors tous les ans dans le Wyoming [en fait, au State Fair Arena d’Oklahoma City]. Cimino adore les chevaux et l’un de ses meilleurs amis sur le tournage était le chef des cow-boys chargés de m’encadrer, Rudy Ugland. Pour en revenir au fameux bordel qui se trouvait dans la même région, Michael voulait que les six comédiennes qui incarnaient des prostituées y passent cinq jours, mais on a craqué au bout de deux jours et demi. Parmi celles-ci, mon amie la plus proche sur le tournage : la comédienne Anna Thomson qui se faisait appeler à l’époque Anna Levine et qui parlait français. Elle est devenue depuis l’une de mes meilleures amies et l’est restée.



De quoi avez-vous parlé pendant ce “séjour” ?

I. H. On a beaucoup discuté avec les pensionnaires qui étaient de très très jeunes filles, parfois d’à peine 18 ans. On se serait cru un peu comme au XIXème siècle ou dans L’Apollonide de Bertrand Bonello. C’était organisé de telle manière qu’on ne voyait pas les filles avec leurs clients. On était parquées dans une cuisine où l’on restait éveillées toute la nuit. Elles partaient, elles revenaient et on parlait avec elles pendant des heures. Un truc qui m’avait frappée, c’est qu’elles mangeaient beaucoup. La patronne du bordel nous parlait quant à elle des impressionnistes et de son envie d’aller visiter le château de Versailles. Après, elle nous montrait son album de photos et nous racontait ce qu’étaient devenues les filles : en général, elles étaient mariées et avaient eu des enfants. Pour cette mère maquerelle, c’était une famille. Et puis, le dernier jour, on est sorties toutes ensemble et on est allées prendre le petit déjeuner dans un motel où les flics venaient nous parler. C’est là qu’on a compris que tout cela était toléré par la police. Pendant le tournage, j’étais partie deux fois à Los Angeles et à l’aéroport, j’ai rencontré l’une des jeunes filles qui rentrait dans sa famille et ça m’a fait un drôle d’effet de la croiser hors contexte.


Isabelle Huppert avec Michael Cimino
sur le plateau de La porte du Paradis


Quelle a été votre réaction lorsque La porte du Paradis est ressorti dans sa version intégrale ?

I. H. En fait, ça n’a pas changé grand-chose pour moi. Le phénomène paradoxal, c’est qu’aujourd’hui on ne montre plus jamais la version courte. Récemment Cimino a supervisé la restauration du film en numérique. Du coup, aujourd’hui, le changement fondamental, c’est la lumière qui est très différente. Michael est d’ailleurs en conflit avec le chef opérateur Vilmos Zsigmond, car il estime que c’est la vraie couleur du film qui était beaucoup plus sépia à l’origine et que l’aspect actuel est celui qu’il aurait voulu donner à l’image dès le début. Moi, ça m’a beaucoup surprise, parce que je m’étais habituée à ces teintes qui étaient nettement moins vives qu’aujourd’hui où les verts sont très verts et les rouges très rouges…



L’expérience de La porte du paradis a-t-elle changé quelque chose dans votre approche ultérieure du métier de comédienne ?

I. H. En fait, quand je suis revenue à Paris, je suis repartie aussitôt tourner Sauve qui peut (la vie) de Godard [rires]. Celui-ci était d’ailleurs venu me voir sur le tournage de Cimino. Il était à Los Angeles et il me parler du film, donc il a pris un avion et je suis allée le chercher à l’aéroport. J’avais loué une voiture que je conduisais sans permis, parce que je voulais être indépendante et que le Montana est un état immense sur les routes duquel il n’y a personne. Personne ne s’en est d’ailleurs préoccupé et ça n’avait pas l’air de déranger la production. C’est comme ça que j’ai emmené Godard dans un restaurant où l’on a déjeuné. Le plateau de La porte du Paradis était bien évidemment interdit à la presse et aux visiteurs. En plus, la logistique du tournage était absolument démente. à l’époque, on tournait toutes les scènes d’extérieur de notre petite maison assez loin de là où l’on habitait, qui plus est de nuit, ce qui a duré environ pendant un mois. On devait faire deux heures et demie d’une route plutôt inconfortable pour y accéder. Cimino a appris que Godard était là et, avant que je quitte le plateau, il m’a dit de l’inviter sur le tournage. J’ai laissé un petit mot à Jean-Luc, mais quand je suis revenue le lendemain, il était reparti. Il trouvait que c’était une très longue route et n’avait pas envie de faire le trajet…



En passant de La porte du Paradis à Sauve qui peut (la vie), vous avez dû ressentir une différence d’échelle…

I. H. Oui, mais la seule taille qui compte vraiment, c’est celle du cerveau du metteur en scène. L’important, c’est la qualité des gens qui font le film, quel que soit leur nombre. Même dans un petit film, il y a cette idée qu’il y a une personne aux commandes.

Propos recueillis par
Yves Alion et Jean-Philippe Guerand


[1] En décembre 1975, le film de Stanley Kubrick avait essuyé un cinglant échec commercial dans les pays anglo-saxons, avant de connaître un triomphe critique et public lors de sa sortie en Europe, l’année suivante.


Isabelle Huppert et Kris Kristofferson

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