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Claude Chabrol (1930-2010) : Ventre à terre


Claude Chabrol © DR

« Si j’ai le choix entre deux lieux de tournage, j’opte pour celui à côté duquel on mange le mieux. » Ainsi s’exprimait Claude Chabrol, cinéaste et gastronome qui mettait à profit ses tournages pour faire ripaille et engloutir quelques polars, histoire de titiller son imagination et ses papilles. En 1988, pour fêter ces trente ans de cinéma, le réalisateur s’associa au cuisinier Gaston Lenôtre qui célébrait simultanément trois décennies aux fourneaux. L’affaire donna lieu à l’une des fêtes les plus folles du Paris de l’époque. Compagnon de route de Jean-Luc Godard, François Truffaut, Eric Rohmer, Jacques Rivette et quelques autres aux Cahiers du Cinéma, Chabrol a longtemps été mésestimé au profit de ses illustres compères. Peut-être parce qu’il privilégiait la quantité à la qualité et qu’après avoir tourné Le beau Serge (1958) grâce à un héritage providentiel, il avait toujours avancé sans se retourner. C’est avec Violette Nozière, son premier film présenté à Cannes, en 1978, où il a valu un Prix d’interprétation à Isabelle Huppert et amorcé une collaboration fertile entre l’artiste et sa muse, que Chabrol s’est assagi. Dès lors, il tourne moins mais mieux, hormis des moments d’égarement, une adaptation de Jours tranquilles à Clichy (1990) d’Henry Miller ou Dr. M (1990), un à la manière de M le maudit. La force de cet homme est de s’être toujours interdit de jouer les donneurs de leçons et de garder ses cinq sens en éveil. Et qu’importe que La fleur du mal (2003) stigmatise la bourgeoisie de province, il se défendait d’en être le chantre. Mais qui aime bien châtie bien. Cinéaste de goût et fin gourmet, le réalisateur de Poulet au vinaigre (1985) et de Merci pour le chocolat (2000) possédait la réputation (justifiée) d’avoir la fourchette facile et la mémoire du ventre. Rencontre avec un gourmand.

 
Merci pour le chocolat, le titre de votre dernier film, sonne comme une invitation…
Claude Chabrol Bizarrement c’est surtout le seul de mes films où il y a des repas mais où l’on ne voit pas les personnages en train de manger. Paradoxalement, ça attire l’attention sans qu’on s’en aperçoive. J’ai remarqué que, d’une manière générale, il y a assez peu de scènes de repas au cinéma et que les gens mangent toujours avec affectation. Il y a même un film, Le charme discret de la bourgeoisie, dans lequel les gens n’arrivent jamais à manger parce que Luis Bunuel pensait justement que les bourgeois mangent comme des cochons.

Quel regard portez-vous sur la mise en scène de la nourriture au cinéma ?
C. C. J’avais été personnellement très frappé par une scène de Touchez pas au grisbi de Jacques Becker au cours de laquelle les personnages se tartinent du foie gras. Du coup, je me suis dit que les scènes de repas permettaient de confronter des gens qui ne peuvent pas faire autre chose que parler ensemble. Et puis, d’un point de vue psychologique, savoir ce qu’ils mangent n’est pas inintéressant. Dans Merci pour le chocolat, la seule chose qu’on sache, c’est qu’ils mangent un plat typiquement suisse, un rôti de porc, et qu’ils finissent par une charlotte. Mais là, c’est un clin d’œil à l’auteur, Charlotte Armstrong. J’aime bien ces petites astuces. Quand j’ai un choix à effectuer, j’essaie toujours de le justifier. Dans La couleur du mensonge, j’avais choisi une omelette parce que c’est le mélange du blanc et du jaune. Or l’un des personnages principaux est peintre et il mélange de la même façon ses couleurs sur la toile.

Comment expliquez-vous que vous n’ayez jamais consacré de film à la gastronomie ?
C. C. Je n’ai jamais trouvé le biais. J’aime vraiment bien Une affaire de goût de Bernard Rapp, mais je trouve que ce qu’il y a de plus difficile à faire passer, c’est justement son postulat de base : le côté gastronomique. Il n’y a en fait que très peu de films qui aient vraiment exalté le plaisir de manger.

Comment expliquez-vous que dans Poulet au vinaigre, on ait envie de partager les œufs au plat de l’inspecteur Lavardin…
C. C. C’est parce qu’ils sont nettement meilleurs avec du paprika ! Dans le temps, avec mon scénariste Paul Gégauff, on s’était posé la question de savoir si on n’allait pas mettre une recette par film. Et puis, on s’est dit que c’était trop compliqué et qu’il ne faut pas rigoler avec des sujets aussi sérieux. Une recette par bouquin, c’est possible, mais un film coûte trop cher pour qu’on perde une minute et demie à préparer une recette de poulet chasseur.

 Bande annonce de Poulet au vinaigre (1985) de Claude Chabrol

Trouvez-vous que le goût soit une sensation particulièrement difficile à traduire au cinéma ?
C. C. Je me souviens ne pas avoir trouvé très réussie la scène de Tom Jones dans laquelle il déguste des huîtres. En revanche, le steak jeté par terre dans L’homme qui tua Liberty Valance m’a laissé un souvenir magnifique, alors qu’en plus il était en noir et blanc. Mais John Ford savait y faire. Il m’a presque donné envie, par moments, de m’arrêter dans un camp au milieu de l’Ouest et de manger des haricots à même la boîte. Il avait l’art de rendre appétissants des types en train de manger et il faisait ça mieux que Howard Hawks dans La captive aux yeux clairs, par exemple. Il devait mieux aimer manger…

Quel regard portez-vous sur les films qui mettent en scène la nourriture ?
C. C. Depuis quelques années, j’ai remarqué qu’il y avait de plus en plus de films asiatiques sur ce thème. Mais c’est un assez normal car la cuisine orientale est plus cinématographique. Ne serait-ce que parce que les baguettes, c’est déjà plus intéressant à mettre en scène qu’une fourchette et un couteau.

Sur vos tournages, vous avez la réputation de nourrir particulièrement bien vos troupes. Est-ce justifié ?
C. C. Ce qui est vrai, c’est que si j’ai le choix entre deux lieux de tournage, j’opte pour celui à côté duquel on mange le mieux. Mais l’essentiel, c’est de choisir une bonne cantine. Le problème, c’est que celles-ci vont rarement en s’améliorant et qu’il faut être vigilant et en changer régulièrement. Je suis gourmand, mais je ne me considère pas comme un expert. Dans le temps, je faisais la cuisine, mais j’ai totalement arrêté. Je laisse faire ma femme. Avec elle, c’est nickel. Avec moi, c’était le chaos.

Il y a d’autres gastronomes du cinéma avec lesquels vous entretenez des échanges ?
C. C. Il y a surtout Bertrand Tavernier avec qui je mange fréquemment. Corneau a aussi la réputation de bien aimer manger, mais je le connais moins.

 Bande annonce du Festin de Babette (1987) de Gabriel Axel

L’une de vos interprètes de prédilection, Stéphane Audran, a été la vedette d’un film qu’on vous aurait bien vu réaliser, Le festin de Babette. Qu’en pensez-vous ?
C. C. Ce film m’a fait hurler de rire parce que vu la distribution des cailles en sarcophage et la manière dont elles sont cuites, je défie quiconque de les manger…

Pourquoi ?
C. C. Tout simplement parce qu’elles sont crues ! Le film est très beau, mais la cuisson des plats y est aberrante. Les cailles en sarcophage étant disposées à l’intérieur d’une croûte, la pâte sera prête bien avant la viande. C’est la preuve que Gabriel Axel n’est sans doute pas un gastronome émérite. Ce qui est curieux, c’est qu’on m’avait proposé de réaliser Le festin de Babette dix ans avant lui.

Pourquoi ne l’avez-vous pas tourné ?
C. C. Parce que je pensais qu’il valait mieux que le film soit réalisé par un Danois. J’aurais pu mettre en scène tout ce qui concernait le repas mais pas le reste qui me semblait trop typiquement scandinave.

Vous avez réalisé des spots publicitaires en rapport avec la nourriture ?
C. C. Oui, j’ai tourné un spot pour le Collectif des pâtes. Mais c’était très compliqué parce qu’il ne fallait pas que les pâtes qu’on montre aient une quelconque ressemblance avec des pâtes existant ou ayant existé. Du coup, les paquets étaient neutres et le client ne les trouvait pas jolis [rires]. J’ai aussi tourné un film pour Maison du Café. Mais le truc le plus marrant que j’aie fait, c’est une pub pour un fromage qui n’a jamais existé. J’avais été tourner un western à Almeria pour ce produit baptisé Gueule d’amour et nous avions bien rigolé. Mais le fromage était terrifiant : il puait la rage, il n’avait pas de goût et il collait au palais. La pub a été tournée, montée et exploitée et, au moment de sortir le fromage, sans doute l’ont-ils goûté pour la première fois, toujours est-il qu’ils ont décrété que ce n’était pas possible de le commercialiser.

Que pensez-vous des émissions de télévision culinaires ?
C. C. Il y a eu Raymond Oliver et Catherine Langeais. Puis, plus récemment, Maïté, l’égorgeuse de poulets. C’était terrible. Elle avait tout de la tueuse en série. Maintenant, il y a Robuchon. C’est plus sage.


Vous-même, vous avez mis en scène un homme de l’art en la personne du Boucher…
C. C. C’est là que je me suis aperçu que Jean Yanne avait du génie car il est allé de lui-même chez son boucher et il lui a demandé de lui apprendre à couper la viande, ce qui constitue la base de ce métier. On ne peut pas faire semblant de couper une escalope. Au moment du tournage, nous nous sommes installés dans une véritable boucherie dont le propriétaire interprétait le second de Yanne.

Y a-t-il un plat particulier que vous auriez envie de filmer ?
C. C. J’aimerais montrer l’élaboration d’un bar en croûte de sel, par exemple. C’est à la fois assez simple à expliquer et assez beau à voir. L’ouverture de la croûte de sel, c’est un authentique suspens.

Quelle est votre opinion sur la nourriture qu’on sert dans les transports ?
C. C. Je me suis amusé à critiquer la nourriture qu’on consomme dans les moyens de locomotion. Au début de Marie-Chantal contre Docteur Khâ, par exemple, on sert à l’héroïne un rôti de veau pommes mousseline dans le train. Et, à la fin, elle part en avion et quand elle s’enquiert du menu, on lui répond : « Rôti de veau, pommes mousseline. » Je me souviens d’un temps où les compagnies faisaient d’énormes efforts sur les longs courriers. À un moment donné, les lignes scandinaves appartenaient à la chaîne des rôtisseurs et ils faisaient cuire la viande à la broche à bord de leurs avions. C’était une façon comme une autre d’attirer les clients.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en novembre 2000



Bande annonce de Merci pour le chocolat (2000) de Claude Chabrol

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