Claude Chabrol © DR
« Si
j’ai le choix entre deux lieux de tournage, j’opte pour celui à côté duquel on
mange le mieux. » Ainsi s’exprimait Claude Chabrol, cinéaste
et gastronome qui mettait à profit ses tournages pour faire ripaille et engloutir
quelques polars, histoire de titiller son imagination et ses papilles. En 1988,
pour fêter ces trente ans de cinéma, le réalisateur s’associa au cuisinier
Gaston Lenôtre qui célébrait simultanément trois décennies aux fourneaux.
L’affaire donna lieu à l’une des fêtes les plus folles du Paris de l’époque.
Compagnon de route de Jean-Luc Godard, François Truffaut, Eric Rohmer, Jacques Rivette et quelques autres aux Cahiers du Cinéma, Chabrol a longtemps été mésestimé au profit de ses
illustres compères. Peut-être parce qu’il privilégiait la quantité à la qualité
et qu’après avoir tourné Le beau Serge (1958) grâce à un héritage
providentiel, il avait toujours avancé sans se retourner. C’est avec Violette
Nozière, son premier film présenté à Cannes, en 1978, où il a valu un
Prix d’interprétation à Isabelle Huppert et amorcé une collaboration fertile
entre l’artiste et sa muse, que Chabrol s’est assagi. Dès lors, il tourne moins
mais mieux, hormis des moments d’égarement, une adaptation de Jours tranquilles à Clichy (1990) d’Henry Miller ou Dr. M (1990), un
à la manière de M le maudit. La force de cet homme est de s’être
toujours interdit de jouer les donneurs de leçons et de garder ses cinq sens en éveil.
Et qu’importe que La fleur du mal (2003) stigmatise la bourgeoisie de
province, il se défendait d’en être le chantre. Mais qui aime bien
châtie bien. Cinéaste de goût et
fin gourmet, le réalisateur de Poulet au
vinaigre (1985) et de Merci pour le chocolat
(2000) possédait la réputation (justifiée) d’avoir la fourchette facile et la mémoire du ventre.
Rencontre avec un gourmand.
Merci pour le chocolat, le titre de votre dernier film, sonne comme une invitation…
Claude Chabrol
Bizarrement c’est surtout le seul de mes films où il y a des repas mais où l’on
ne voit pas les personnages en train de manger. Paradoxalement, ça attire
l’attention sans qu’on s’en aperçoive. J’ai remarqué que, d’une manière
générale, il y a assez peu de scènes de repas au cinéma et que les gens mangent
toujours avec affectation. Il y a même un film, Le charme discret de la bourgeoisie, dans lequel les gens
n’arrivent jamais à manger parce que Luis Bunuel pensait justement que les bourgeois
mangent comme des cochons.
Quel regard portez-vous sur la mise en scène de
la nourriture au cinéma ?
C. C.
J’avais été personnellement très frappé par une scène de Touchez pas au grisbi de Jacques Becker au cours de laquelle les
personnages se tartinent du foie gras. Du coup, je me suis dit que les scènes
de repas permettaient de confronter des gens qui ne peuvent pas faire autre
chose que parler ensemble. Et puis, d’un point de vue psychologique, savoir ce
qu’ils mangent n’est pas inintéressant. Dans Merci pour le chocolat, la seule chose qu’on sache, c’est qu’ils
mangent un plat typiquement suisse, un rôti de porc, et qu’ils finissent par
une charlotte. Mais là, c’est un clin d’œil à l’auteur, Charlotte Armstrong.
J’aime bien ces petites astuces. Quand j’ai un choix à effectuer, j’essaie
toujours de le justifier. Dans La couleur
du mensonge, j’avais choisi une omelette parce que c’est le mélange du
blanc et du jaune. Or l’un des personnages principaux est peintre et il mélange
de la même façon ses couleurs sur la toile.
Comment expliquez-vous
que vous n’ayez jamais consacré de film à la gastronomie ?
C. C.
Je n’ai jamais trouvé le biais. J’aime vraiment bien Une affaire de goût de Bernard Rapp, mais je trouve que ce qu’il y
a de plus difficile à faire passer, c’est justement son postulat de base :
le côté gastronomique. Il n’y a en fait que très peu de films qui aient
vraiment exalté le plaisir de manger.
Comment expliquez-vous
que dans Poulet au vinaigre, on ait
envie de partager les œufs au plat de l’inspecteur Lavardin…
C. C.
C’est parce qu’ils sont nettement meilleurs avec du paprika ! Dans le temps, avec mon
scénariste Paul Gégauff, on s’était posé la question de savoir si on n’allait
pas mettre une recette par film. Et puis, on s’est dit que c’était trop
compliqué et qu’il ne faut pas rigoler avec des sujets aussi sérieux. Une
recette par bouquin, c’est possible, mais un film coûte trop cher pour qu’on
perde une minute et demie à préparer une recette de poulet chasseur.
Bande annonce de Poulet au vinaigre
(1985) de Claude Chabrol
Trouvez-vous que le
goût soit une sensation particulièrement difficile à traduire au cinéma ?
C. C.
Je me souviens ne pas avoir trouvé très réussie la scène de Tom Jones dans laquelle il déguste des
huîtres. En revanche, le steak jeté par terre dans L’homme qui tua Liberty Valance m’a laissé un souvenir magnifique,
alors qu’en plus il était en noir et blanc. Mais John Ford savait y faire. Il
m’a presque donné envie, par moments, de m’arrêter dans un camp au milieu de
l’Ouest et de manger des haricots à même la boîte. Il avait l’art de rendre
appétissants des types en train de manger et il faisait ça mieux que Howard
Hawks dans La captive aux yeux clairs,
par exemple. Il devait mieux aimer manger…
Quel regard portez-vous sur les films qui
mettent en scène la nourriture ?
C. C.
Depuis quelques années, j’ai remarqué qu’il y avait de plus en plus de films
asiatiques sur ce thème. Mais c’est un assez normal car la cuisine orientale
est plus cinématographique. Ne serait-ce que parce que les baguettes, c’est
déjà plus intéressant à mettre en scène qu’une fourchette et un couteau.
Sur vos tournages, vous avez la réputation de
nourrir particulièrement bien vos troupes. Est-ce justifié ?
C. C.
Ce qui est vrai, c’est que si j’ai le choix entre deux lieux de tournage,
j’opte pour celui à côté duquel on mange le mieux. Mais l’essentiel, c’est de
choisir une bonne cantine. Le problème, c’est que celles-ci vont rarement en
s’améliorant et qu’il faut être vigilant et en changer régulièrement. Je suis
gourmand, mais je ne me considère pas comme un expert. Dans le temps, je
faisais la cuisine, mais j’ai totalement arrêté. Je laisse faire ma femme. Avec
elle, c’est nickel. Avec moi, c’était le chaos.
Il y a d’autres gastronomes du cinéma avec lesquels
vous entretenez des échanges ?
C. C.
Il y a surtout Bertrand Tavernier avec qui je mange fréquemment. Corneau a
aussi la réputation de bien aimer manger, mais je le connais moins.
Bande annonce du Festin de Babette (1987) de Gabriel Axel
L’une de vos
interprètes de prédilection, Stéphane Audran, a été la vedette d’un film
qu’on vous aurait bien vu réaliser, Le
festin de Babette. Qu’en pensez-vous ?
C. C. Ce film m’a fait hurler de rire parce que vu la distribution des cailles en
sarcophage et la manière dont elles sont cuites, je défie quiconque de les manger…
Pourquoi ?
C. C.
Tout simplement parce qu’elles sont crues !
Le film est très beau, mais la cuisson des plats y est aberrante. Les cailles
en sarcophage étant disposées à l’intérieur d’une croûte, la pâte sera prête
bien avant la viande. C’est la preuve que Gabriel Axel n’est sans doute pas un
gastronome émérite. Ce qui est curieux, c’est qu’on m’avait proposé de réaliser
Le festin de Babette dix ans avant
lui.
Pourquoi ne
l’avez-vous pas tourné ?
C. C.
Parce que je pensais qu’il valait mieux que le film soit réalisé par un Danois.
J’aurais pu mettre en scène tout ce qui concernait le repas mais pas le reste
qui me semblait trop typiquement scandinave.
Vous avez réalisé des spots publicitaires en
rapport avec la nourriture ?
C. C.
Oui, j’ai tourné un spot pour le Collectif des pâtes. Mais c’était très
compliqué parce qu’il ne fallait pas que les pâtes qu’on montre aient une
quelconque ressemblance avec des pâtes existant ou ayant existé. Du coup, les
paquets étaient neutres et le client ne les trouvait pas jolis [rires]. J’ai aussi tourné un film pour
Maison du Café. Mais le truc le plus marrant que j’aie fait, c’est une pub pour
un fromage qui n’a jamais existé. J’avais été tourner un western à Almeria pour
ce produit baptisé Gueule d’amour et nous avions bien rigolé. Mais le fromage
était terrifiant : il puait la rage, il n’avait pas de goût et il collait
au palais. La pub a été tournée, montée et exploitée et, au moment de sortir le
fromage, sans doute l’ont-ils goûté pour la première fois, toujours est-il
qu’ils ont décrété que ce n’était pas possible de le commercialiser.
Que pensez-vous des émissions
de télévision culinaires ?
C. C.
Il y a eu Raymond Oliver et Catherine Langeais. Puis, plus récemment, Maïté,
l’égorgeuse de poulets. C’était terrible. Elle avait tout de la tueuse en
série. Maintenant, il y a Robuchon. C’est plus sage.
Vous-même, vous avez mis en scène un homme de
l’art en la personne du Boucher…
C.
C. C’est là que je me suis aperçu que Jean Yanne
avait du génie car il est allé de lui-même chez son boucher et il lui a demandé
de lui apprendre à couper la viande, ce qui constitue la base de ce métier. On
ne peut pas faire semblant de couper une escalope. Au moment du tournage, nous nous sommes installés dans une véritable boucherie dont le propriétaire interprétait
le second de Yanne.
Y a-t-il un plat
particulier que vous auriez envie de filmer ?
C. C.
J’aimerais montrer l’élaboration d’un bar en croûte de sel, par exemple. C’est
à la fois assez simple à expliquer et assez beau à voir. L’ouverture de la
croûte de sel, c’est un authentique suspens.
Quelle est votre opinion sur la nourriture qu’on
sert dans les transports ?
C. C.
Je me suis amusé à critiquer la nourriture qu’on consomme dans les moyens de
locomotion. Au début de Marie-Chantal
contre Docteur Khâ, par exemple, on sert à l’héroïne un rôti de veau pommes
mousseline dans le train. Et, à la fin, elle part en avion et quand elle
s’enquiert du menu, on lui répond : « Rôti
de veau, pommes mousseline. » Je me souviens d’un temps où les
compagnies faisaient d’énormes efforts sur les longs courriers. À un moment
donné, les lignes scandinaves appartenaient à la chaîne des rôtisseurs et ils
faisaient cuire la viande à la broche à bord de leurs avions. C’était une façon
comme une autre d’attirer les clients.
Propos
recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
novembre 2000
Bande annonce de Merci pour le chocolat
(2000) de Claude Chabrol
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