Raymond Depardon © DR
Dès le début des années 60, Raymond Depardon se retrouve plongé dans le
monde du cinéma. Envoyé au Festival de Cannes à 17 ans comme laborantin de
renfort, il se retrouve dans une soirée où tous les invités arborent un smoking
blanc : c’est la fête de La dolce
vita de Federico Fellini, Palme d’or subversive de cette édition de 1960 où
le cinéma italien explose et rayonne. Par la suite, il officie comme
photographe de plateau sur des films comme Vie
privée de Louis Malle et L’enfant
sauvage de François Truffaut. Créateur de l’agence Gamma en 1966, Depardon alterne
photos et films. Parmi ceux-ci : 1974,
une partie de campagne (1974), Numéros
zéros (1977), Reporters (1981) et Délits flagrants (1994), qui lui valent
deux César du meilleur documentaire, Faits
divers (1983), Urgences (1987), La captive du désert (1990), sa première
fiction, Afriques : comment ça va
avec la douleur ? (1996), Paris (1998),
sa trilogie Profils paysans
(2001-2008), dont le dernier volet La vie
moderne lui vaut le Prix Louis Delluc, Un
homme sans l’Occident (2002), Dixième
chambre, instants d’audience (2004) et Journal de France (2012). C’est à
bord d’une caravane “vintage” que le réalisateur des Habitants (2016) est parti écouter des Français croisés dans la rue. Une
mosaïque humaine à laquelle il donne la parole et qu’enregistre sa productrice,
Claudine Nougaret. En toute liberté.
Comment avez-vous imaginé le dispositif des Habitants ?
Raymond Depardon Au départ, il y a ce tour de France que j’ai effectué de 2004 à 2010.
Je me suis demandé quelles questions je poserais à ces gens si j’allais vers
eux. La seule qui me semblait possible, c’était celle que pose Marceline
Loridan dans Chronique d’un été de
Jean Rouch et Edgar Morin : « Est-ce que vous êtes
heureux ? » Sinon les gens risquaient de me déballer tous leurs
problèmes, ce que je ne voulais surtout pas. En effet, j’estimais qu’il y a
beaucoup de points communs entre des gens qui parlent avec ou sans les mains,
dans un lieu public, dans un café ou à une terrasse et “l’instant décisif” cher
à Cartier-Bresson, parce qu’il y a une élégance de tous les jours chez les gens
relativement modestes qui passe aussi par leurs propos. Si je fais du “Herr
Doktor Freud”, il est vrai que dans mon enfance, ma maman recevait beaucoup de
cousines de la Bresse avec lesquelles elle parlait beaucoup, ce qui devait
venir du XIXe siècle. Mais chez Sénéquier au mois de juillet, c’est aussi ça.
Ce film est donc parti d’une idée de façon de parler, mais ça tend à
disparaître et on n’a pas eu tant que ça de gens qui avaient un accent
prononcé. J’ai fait les paysages, les maisons, les ronds-points, mais y’a-t-il
encore des différences de façons de parler ? Or, c’est donc quand même une
des caractéristiques de la France. Je me suis donc dit que la parole était
intéressante, mais je ne me sentais pas pour autant le droit de poser des
questions, car je ne suis ni journaliste, ni ethnologue. Et puis, j’avais aussi
l’expérience de Délits flagrants pour
lequel le procureur Bruno Cotte m’avait imposé un compromis entre la justice et
le Code Napoléon au terme duquel je lui avais proposé de filmer les
protagonistes de profil et, à ma grande surprise, ça avait fonctionné. Donc,
c’est ce qui m’a donné l’idée de filmer ces gens face à face dans Les habitants, en accordant toutefois la
priorité à l’écoute, au détriment sans doute de l’environnement. Et puis, je me
suis dit qu’il fallait les mettre en confiance. C’est pourquoi j’ai opté pour
une caravane modeste et ancienne d’un modèle disparu qui était très coté. Il
nous a d’ailleurs fallu faire appel à des collectionneurs et celle qu’on a
trouvée avait été gardée par son propriétaire dans une boîte en bois dans sa
grange.
Comment l’avez-vous aménagée ?
R. D.
On a commencé par isoler l’intérieur sur le plan phonique en mettant de la
moquette par terre et au plafond. On a aussi mis des tabourets, mais on a gardé
la table en formica qui y était déjà là. Moi, je suis à 1m70 et il y a encore
1m pour la caméra qui était installée derrière un rideau, ce qui me permettait
d’aller leur parler quelquefois, au début. Je les mettais à l’aise en leur
expliquant qu’il n’y avait ni début ni fin et qu’on prendrait au fur et à
mesure de leur conversation. Mais j’étais assez curieux de voir de quoi ils
allaient parler. Ce ne sont ni des brèves de comptoir ni Psy-Show, car il ne fallait surtout pas être voyeurs ni se sentir
mal à l’aise.
Pourquoi avez-vous tourné en argentique ?
R. D. Je
prétends qu’il y a quand même de l’émotion dans le grain qu’il n’y a pas tout à
fait dans le pixel. La tentation quand on tourne en numérique, c’est qu’on
tourne plus. Et moi, j’avais plutôt l’envie de faire quelque chose
d’impressionniste, sans jamais m’acharner.
Comment avez-vous recruté vos “habitants” ?
R. D.
Comme tout tourne autour de l’idée de la famille recomposée, pas recomposée,
décomposée, j’avais donné pour instruction à mon assistante d’essayer de
trouver des gens originaires des différentes couches de la société et de varier
les âges, en évitant qu’il n’y ait que des jeunes. On a aussi choisi certaines
personnes à leur timbre de voix ou à leur gestuelle. Mais le plus grand risque,
c’était que ce qu’ils disent soit banal ou qu’ils abordent des sujets trop
privés donc nécessairement incompréhensibles. Ça a l’air de rien, mais il y a
beaucoup d’informations. D’un seul coup, on se fait un portrait des gens, parce
qu’on sait à peu près de quelle origine sociale ils sont et quel est leur mode
de vie. Retraité, commerçant, serveuse, voyant, professeur, ce sont des
cocktails inattendus qu’on ne trouve pas dans la fiction classique. Je suis
surpris d’avoir obtenu ce genre de choses. Pour employer un terme
photographique, ce film a parfois servi de révélateur à ses protagonistes. Mais
il y a toujours plus ou moins un rapport de forces dans une conversation.
Y a-t-il des gens qui aient refusé de s’exposer à la caméra et d’autres
qui vous aient sollicités ?
R. D. Je
sais que je n’ai pas le droit d’opposer le Nord au Sud, mais au Nord quand ils
avaient accepté, on aurait pu tourner plus longtemps. Alors qu’à Sète, par
exemple, en me baladant dans la rue en attendant de filmer quelqu’un, j’ai
remarqué que tout le monde parlait et je m’en suis réjoui. Mais quand ils se
sont retrouvés dans la caravane, les gens ne se disaient pas grand-chose. Il
paraît qu’il y a 460 pays en France, mais on est tout de même plus petit que
les États-Unis. Moi, j’essaie de réunir dans ce film, pas de séparer.
Sur quels critères avez-vous choisi les duos qui figurent dans le
montage final ?
R. D. On
a filmé environ 200 personnes et on en a retenu un quart, soit 25 couples. On
disposait d’environ 45 heures de rushes et les plus bavards sont allés jusqu’à
40 minutes. Mais, en fait, on n’a pas beaucoup hésité. Au montage, on a regardé
le film pendant une semaine, très tôt le matin et jusqu’à deux heures de
l’après-midi, car ensuite il y a un effet de lassitude. Et il y a des choses
qui sont comme suspendues, comme une photo qu’on regarde à l’envers, dans un
miroir, dans tous les sens, sans savoir d’où vient cette harmonie. Et puis, il
y avait des cas qu’on qualifie de “lourds” en psychiatrie. Ce n’est pas
forcément touchant, mais c’est quelque chose d’unique. Je tenais aussi à éviter
la misère au profit de la banalité du quotidien, car cette fois je ne m’appuie
sur aucune institution, qu’il s’agisse des juges, des journalistes, des
policiers ou des paysans, et j’ai remplacé le psy par une caravane. Mais j’ai
parfaitement conscience qu’il faut être gonflé pour faire un film comme
celui-là. C’est pour la même raison que j’ai préféré filmer la correctionnelle
que les assises, bien que ce soit moins spectaculaire.
Certaines personnes ont-elles pris ce moment de vérité comme un
exutoire ?
R. D. C’est
aussi une technique de photographe. Que ce soit le président de la république
ou une jeune starlette au Lutetia, un acteur ou un écrivain chez Gallimard, ma
technique n’est pas de trop lui parler. Et puis, je tenais à laisser aux gens
le temps d’être eux-mêmes.
Avez-vous été surpris par les sujets abordés ?
R. D. J’ai
réalisé que la plupart des gens en avaient “gros sur la patate” autour de
thèmes qui portent sur la famille et leur vie quotidienne, et pas sur la
politique. Dès qu’on se rapprochait de Paris, ça changeait. Les trois couples
qu’on a filmés à Villeneuve-Saint-Georges étaient immédiatement dans la
contestation. En allant sur la Côte d’Azur et dans certaines régions
frontalières, je m’attendais à un discours un peu plus réactionnaire que celui
auquel on a été confrontés. Ces conversations ressemblaient à des grands textes
d’écrivains. À l’image de cette jeune femme de Charleville-Mézières qui raconte
qu’elle travaille dans un bar et que le prix de la bouteille est cher, mais
tout doucement, on apprend tout en marche arrière. C’est-à-dire qu’elle a perdu
la garde de ses enfants et qu’elle a été élevée dans une famille d’accueil…
Bref, elle n’a pas eu de chance. Il y a toujours l’importance de l’autre. Quand
les séquences sont ratées, c’est que l’interlocuteur, celui qui écoute et qui
renvoie la parole, a voulu parler autant et a interrompu l’autre. Les plus
belles séquences sont celles qui possèdent une véritable écoute en face,
qu’elle exprime un lien de subordination amical, paternel, affectif ou
familial.
Dans quel ordre avez-vous tourné Les
habitants ?
R. D. On
a commencé par le Nord, en allant à Charleville-Mézières, Calais et Bar-le-Duc,
puis je suis parti au Sud, en allant à Fréjus, Nice et Sète. Et par la suite,
comme on était à égalité, on a rempli en passant par Castres et Tarbes, mais il
y avait toujours cet affrontement Nord-Sud.
Vous qui n’utilisez presque jamais de musique, pourquoi avez-vous fait
appel à Alexandre Desplat qui n’avait pas non plus d’expérience du cinéma du
réel ?
R. D.
Jusqu’à présent, il est vrai qu’on était plutôt bressonien. Jusqu’à présent,
c’était un peu raté, chez moi, et je le regrettais parce qu’à partir de La captive du désert, et même avant,
j’aurais bien aimé faire une rencontre, mais je ne connaissais personne. On
avait aussi eu un écho d’une salle de cinéma à Versailles où, sur 10e chambre - Instants d'audience, la caissière disait au
public : « Faites attention ! C’est un documentaire et il n’y a
pas de musique ! » La première fois que j’ai appelé Alexandre, je lui
ai demandé : « Vous savez qui je suis ? » Et il m’a
dit : « J’ai vu vos films, Raymond. Et puis, j’habite Montparnasse et
je connais vos enfants. »
Pourquoi avez-vous choisi de filmer au 25mm et de cadrer en scope Les habitants ?
R. D.
On dit que l’œil humain correspond au 40 ou au 50mm qu’utilisaient Ozu, Bresson
et Cartier-Bresson. En scope, j’ai estimé qu’il fallait utiliser le 25mm, parce
que je tenais à ce qu’on puisse voir les mains. Et puis, il y a le panorama
qu’on voit à travers la vitre de la caravane.
Comment avez-vous géré cet impondérable de ce qui pouvait se passer à
l’extérieur de la caravane et devenir visible de l’intérieur, quitte à le
vampiriser ?
R. D.
On restait deux jours pleins dans chaque ville, donc il arrivait qu’on se
déplace pour se trouver dans un lieu plutôt animé et aussi qu’on change
l’orientation de la caravane en fonction de l’heure. Mais les 16 communes
auxquelles on a demandé l’autorisation de tourner nous ont très bien accueillis
et nous ont parfois facilité les choses sur le plan logistique.
Comment s’est montée la production des Habitants ?
R. D. Le
fait de passer à l’oral devant un jury visiblement composé de gens qui
connaissaient notre travail a été déterminant, car ils ont compris ce qu’on
voulait faire, à savoir un cinéma spontané qui allait jaillir sur l’instant.
Photo officielle du Président François Hollande © Raymond Depardon
En voyant Les habitants, on
ne peut s’empêcher de penser que c’est en quelque sorte le contre-champ de
votre photo officielle du président de la République François Hollande qui
trône dans 36 000 mairies. Qu’en pensez-vous ?
R. D.
C’est vrai que j’y ai pensé. Quand on m’a passé cette commande qui consistait à
remplir une galerie au Grand Palais de Paris, je me suis même dit :
puisque j’ai une photo du président, il faut que j’ai un petit peu les autres,
les gens, les Français. C’est aussi ce que j’ai fait au Mucem de
Marseille : j’ai pris le même appareil que pour le président, le
Rolleiflex, et ça s’est avéré très bénéfique quand j’ai fait des photos dans le
centre ville, car je ne demande pas leur autorisation aux gens, mais certains
se sont vus dans l’expo et six d’entre eux m’ont demandé d’avoir la photo. Et
j’ai trouvé formidable ce feedback. Quand on a revu le président à Lima où,
lors de sa visite officielle, il a inauguré l’expo photo qui est maintenant au
Pérou, je lui ai parlé des Habitants
et il m’a dit qu’il serait ravi de le voir. Et j’ai pensé que ce serait bien
que le président de la République voie à quoi pensent les Français.
Ne trouvez-vous pas que Les
habitants évoque aussi 1974, une
partie de campagne ?
R. D.
Dans une campagne, il y a la confrontation de l’homme politique avec la foule.
J’ai suivi suffisamment de campagnes électorales pour savoir que l’homme
politique est fasciné par la rencontre avec le public, même si c’est quelques
secondes, le temps de serrer les mains de gens qu’il ne reverra pas. C’est
aussi la démarche des Habitants.
Les habitants entérine une thèse de plus en plus défendue selon laquelle il
existerait deux France distinctes qui s’ignorent. Qu’en pensez-vous ?
R. D.
C’est pour des raisons techniques que j’ai écarté les très grands
centres-villes, hormis Nice qui est tout de même la cinquième ville de France.
Mais c’est aussi parce que dans les villes moyennes, les gens prennent
davantage le temps de se fréquenter et de se parler. Je sais qu’avec le même
matériel, on aurait pu faire un film de 3h, mais il aurait été complaisant et
je n’aime pas ça. C’est un peu tentant dans le cinéma direct.
Quels sont vos projets ?
R. D. On
a découvert encore une embuscade qui est un peu le résumé de plusieurs choses
que j’ai faites en même temps, c’est-à-dire la psychiatrie, la justice et les
Français. Personne ne l’a encore fait, mais s’il doit y en avoir un dernier,
ce sera celui-là.
Pourquoi avez-vous intitulé votre film Les habitants ?
R. D. Au
départ c’est le titre anglais d’un livre formidable de Wright Morris qui date
de 1946, The Inhabitants. L’auteur a
parcouru le Midwest des États-Unis pour photographier des maisons, des fermes
en bois et des bouts de bois, et toujours sur la page de gauche, il a
retranscrit des paroles de ces gens. Et il a été très important pour des gens
comme Robert Frank. La deuxième inspiration est un court métrage baroque sur
les animaux réalisé en 1970 par le cinéaste arménien Artavazd
Pelechian, la dernière le film homonyme du réalisateur néerlandais Alex van
Warmerdam. Pourtant, à l’origine, il est vrai qu’on avait envisagé d’intituler
le film Façons de parler.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mars 2016
Bande annonce de Journal de France (2012) de Raymond Depardon
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