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Léa Fehner : Côté cœur, côté jardin

Léa Fehner ©DR

Avec Qu’un seul tienne et les autres suivront, la réalisatrice Léa Fehner avait obtenu le Prix Louis Delluc du premier film en 2009, en imposant une vision complexe du monde à travers de multiples personnages imbriqués dans une ronde ténébreuse et labyrinthique. Et puis, comme si elle était enfermée dans une pièce sombre et avait voulu en sortir pour voir le soleil, dans le nouveau, Les ogres, elle suit la trace d’une troupe de théâtre itinérante au quotidien et s’attache à une communauté de cœur et d’esprit qui vibre au rythme des mêmes émotions, côté cour et côté jardin. Parmi ces baladins qui vont de ville en ville, trois comédiens de renom, Adèle Haenel, Marc Barbé et Lola Duenas côtoient le noyau dur de la troupe de théâtre animée par les parents de la réalisatrice depuis plus de vingt ans. Et l’alchimie prend, à la scène comme à l’écran. Pas de doute, Léa Fehner est de ces réalisatrices qui étreignent la vie à bras-le-corps, quitte à la filmer parfois plus belle qu’elle n’est. Avec un enthousiasme et une liberté qui doivent autant à l’esprit de famille de John Cassavetes qu’aux transes frénétiques d’Emir Kusturica.


Quelle différence faites-vous entre Qu’un seul tienne et les autres suivront et Les ogres ?
Léa Fehner Sur mon premier film, il y avait beaucoup d’implication, mais aussi beaucoup plus de sagesse, car je me demandais comme on faisait les choses en respectant les us et coutumes de ce que je pensais être juste. Comme il y avait une organisation un peu dense, une équipe et une réalité économique assez puissantes, je me disais alors qu’il y avait une manière à employer et j’essayais de m’appliquer. C’était principalement dû à mon âge, à l’envie de bien faire et peut-être aussi au niveau du sujet. Je ressentais une responsabilité qui me rendait un tout petit peu appliquée, car j’avais l’impression qu’il me fallait la forme juste, alors qu’avec Les ogres, j’étais beaucoup plus concentrée sur le souffle, l’énergie et la cohérence. J’avais envie d’ouvrir au spectateur, d’ouvrir les émotions. Dans Qu’un seul tienne et les autres suivront, je voulais bien raconter cette histoire, alors que dans le deuxième, il y avait une idée de partage qui ne se trouve pas dans l’application, mais plutôt dans la précision, dans l’investissement et dans l’effort, ce qui n’est pas la même chose. J’ai entendu quelqu’un dire un jour qu’il existe trois types de cinéastes : l’architecte, le jardinier et le chercheur d’or. Alors je pense que sur mon premier film, j’étais plutôt le cinéaste architecte qui voulait créer cette structure chorale, très écrite, avec une part de maîtrise, où je cherchais des espaces pour me laisser déborder par le sujet. Sur Les ogres, il s’agissait d’un autre type de précision qui me semble correspondre davantage au chercheur d’or ou au jardinier. C’est tout autant de décisions, mais avec une place beaucoup plus forte accordée à ce qui vous échappe et à la vie, sans pour autant qu’il s’agisse d’improvisation.

Comment avez-vous obtenu cette incroyable spontanéité qui irradie Les ogres ?
L. F. Ça a des racines très profondes. C’est comment arriver à être cohérent avec ce qu’on raconte, du début à la fin, et à construire les conditions d’éclosion d’une vie, d’un souffle, d’une énergie. À la suite de Qu’un seul tienne et les autres suivront, j’ai réalisé que les films les plus forts sont ceux qui inventent leur manière de faire, en relation avec le sujet. Ça peut paraître simple, mais quand on se trouve dans un milieu, dans une économie, dans une création, ce n’est pas du tout évident, et là j’ai vraiment essayé de A à Z, de manière consciente, de rendre tout ça cohérent avec le sujet, ce qui passe par plein de choses : comment on investit progressivement les gens dans le projet, en mélangeant une troupe dont je me suis inspirée et des comédiens que j’ai choisis. Ce film se trouve à la croisée des chemins entre la réalité et la fiction. J’avais besoin d’être dans cet inconfort pour créer les conditions d’une lutte sur le plateau. Comme un cinéma de combat entre le réel et ce qui est inventé, entre la puissance des personnages et ce que j’avais envie de raconter, pour créer l’émergence de quelque chose d’un petit peu intense, d’une grâce par moments, d’une flamme -du moins, on l’espère !- et dans le film il y avait plein de paliers qui le permettaient : le fait que je m’inspire d’une troupe déjà existante, mais que derrière, j’aille mettre ma couche d’écriture, de fantaisie, même de désir d’imaginaire avec ma coscénariste, Catherine Paillé, qui travaille aussi avec Samuel Collardey. Et puis, il y a eu une étape où nous nous sommes mises à les refaire improviser sur les propres textes qu’on avait écrits et qui étaient eux-mêmes inspirés d’eux. Et lors de ces improvisations, les comédiens qui m’étaient très proches m’ont vraiment étonnée et j’ai eu envie d’aller pousser le bouchon encore un peu plus loin et que dans ce jeu de poupées russes où je m’inspire des gens, où je les trahis et les pousse eux-mêmes à se réinventer, les faire jouer, eux, ces personnages qui sont inspirés de leurs personnes. Ce préalable a entraîné une dynamique.

Quel était le rôle dévolu à votre chef opérateur au sein de ce dispositif ?
L. F. Le ton a été donné par le choix des comédiens, en mélangeant ceux qui venaient du cinéma, du théâtre et aussi de ma vraie vie. Mais comme il y avait du péril, il y a eu aussi énormément de bienveillance de la part de l’intégralité de l’équipe. Je pense qu’ils savaient qu’il y avait quelque chose de fragile, de dangereux et qui, potentiellement, pouvait être fort. Et puis, avec Julien Poupart, le chef opérateur, nous voulions que tout le monde soit dirigé vers le même but et extrêmement impliqué, ce qui semble la base, mais vu le nombre de comédiens présents sur le plateau, c’était une grande difficulté. Il n’y avait pas d’espace particulier réservé où les gens pouvaient commenter l’image. Tout le monde était sur le pont.

Par quelle séquence avez-vous commencé ?
L. F. En établissant du plan de travail, on a décidé de commencer par le plus dur, c’est-à-dire ce qui était fugace et pouvait disparaître. Si tout le monde n’était pas là dès la première minute du premier jour de tournage, quelque chose risquait de se perdre. Alors on a commencé par l’aube, donc une lumière éphémère, mais aussi tout ce qui concernait les enfants et le chien, c’est-à-dire tout ce qui était fragile, infime, qui peut être très beau mais aussi menacé de disparition. C’était un choix simple et très concret qui donnait d’emblée, dès le premier jour, la musique du film et de ce que devait être le tournage. J’avais aussi des principes très forts de mise en scène.

Quels étaient ces principes ?
L. F. Nous n’avions pas à proprement parler de dogme, mais je tenais à ce que l’équipe soit en mouvement, en alerte, à l’affût du moindre détail chez les comédiens qui étaient toujours plus nombreux sur le plateau que les techniciens. Je voulais que la caméra soit proche d’une danse, qu’elle devienne le chemin qui nous guide à travers la multiplicité des personnages et que ce soit ses déplacements qui relient les êtres. J’avais aussi à cœur de parler du collectif.

Et vous, en tant que réalisatrice, où vous trouviez-vous ?
L. F. J’étais constamment derrière le chef opérateur, les yeux rivés sur un combo que je portais autour du cou, coude à coude avec le pointeur qui veillait en permanence à la netteté de l’image. Du coup, on marchait et on courait la tête baissée en le suivant. Avec le chef opérateur, le premier assistant, l’ingénieur du son et la scripte, on s’était demandé comment être toujours sur le coup et au plus près des comédiens, ce qui m’avait manqué sur mon premier film. L’une des qualités principales de Julien Poupart, avec qui j’ai travaillé sur Les ogres, c’est que sa recherche première concerne la qualité de jeu et d’abandon des comédiens qu’il a en face de lui, avant même la belle image et le découpage. Et ça change tous le paradigme, car c’est à ce que les êtres ont à nous offrir qu’il s’intéresse plutôt que de tout sacrifier à la recherche d’une esthétique. Mais ça vient aussi de nos questionnements et du désir que les comédiens soient très nombreux et présents en permanence. Il n’y a pas de petits rôles et on n’organise pas le plan de travail comme un Rubik’s Cube pour que ce soit toujours les mêmes qui apparaissent à l’image. Sur dix semaines de tournage, ce qui est assez long, il y en a eu huit pendant lesquelles tout le monde était là. Il y a eu véritablement une grande communion parmi cette troupe que nous avons créée en rassemblant des êtres venus d’horizons divers et qui est devenue le moteur du film.

Bande annonce des Ogres (2015)

Avez-vous procédé à des répétitions ?
L. F. Oui, mais jamais à partir de scènes du film, mais plutôt de moments du spectacle qu’ils interprètent. Je souhaitais davantage créer les conditions favorables pour que ça émerge que d’épuiser tous les possibles avant le tournage proprement dit. Mais c’était parfait pour que le groupe se rencontre, se connaisse, puisse échanger, chanter et danser ensemble. L’une de ces deux semaines de répétitions du spectacle s’est déroulée à Port-la-Nouvelle où se situe le premier campement, avec un chapiteau planté qui était battu par un vent terrifiant de quatre-vingt-dix kilomètres heure… qui s’est heureusement arrêté le premier jour de tournage. Et comme nous tournions en haute saison touristique et que les tarifs étaient élevés, nous avons décidé de mettre tout le monde en caravane dans le camping municipal. Du coup, les comédiens passaient leurs soirées à boire et à discuter entre eux, c’est-à-dire en fait à préparer ce qui émerge dans le film.

Comment avez-vous géré ces moments où le réel fait irruption dans la fiction ?
L. F. Nous n’avions aucun dogme, sinon le mouvement. Mais avant chaque scène, nous réfléchissions à ce qu’elle racontait, quelles seraient les forces en présence, les corps et les relations de pouvoir, et comment les traduire face à la caméra. Le dispositif pouvait changer d’une séquence à l’autre. Il y a ainsi une scène en coulisses comportant un mouvement défini qui a été répétée à l’exact pendant dix prises, dans laquelle j’ai assumé l’influence de Lola Montès de Max Ophüls pour plonger dans le spectacle et traduire la sensation physique et ponctuelle que ressent un public de théâtre confronté à quelque chose qui va disparaître. Surtout que la troupe sur laquelle je m’appuie est celle de l’Agit-Théâtre qu’ont fondé mes parents et qui se réclame du spectacle de rue des années 80 et 90 où les spectateurs sont très impliqués : celui de Royal de Luxe, de la Troupe de l’Homme en Noir ou du théâtre sous chapiteau comme Archaos où l’idée est de briser le quatrième mur : Il s’agit pour eux d’interpeller, de provoquer, de créer une relation pour éviter au public d’être dans un recul confortable. Là, ils défendent le désir d’un auteur, en l’occurrence Tchekhov, en empruntant la scénographie circulaire du cirque et en mélangeant les disciplines pour mener le spectacle le plus loin possible et de manière différente. C’est le plaisir de l’inconnu et de l’inattendu qui me passionne et dont je me sens moi-même incapable. Ces gens possèdent une éthique très forte du présent, de la route, et du mouvement. C’est cette incertitude et cette absence de confort qui apportent une vitalité particulière.

Comment avez-vous choisi les acteurs du film qui n’appartiennent pas à la troupe ?
L. F. Je connaissais déjà Marc Barbé pour l’avoir employé dans mon précédent film et j’appréciais plus particulièrement sa profondeur et son ironie. Il a quelque chose d’un peu ténébreux dans son physique et il est assez brut, mais ce qui me plaisait, c’est que son personnage est aussi très enfantin, parce que j’aime traquer les fissures, les fragilités et la vulnérabilité derrière son arrogance et sa flamboyance. Je me méfie beaucoup de l’évidence du jugement. Avec ces gens que j’ai souvent croisés dans mon enfance, on ne sait jamais sur quel pied danser. Peut-être pour des raisons économiques, le cinéma est régi par le souci de plaire et la peur de désarçonner. Du coup, on est souvent paresseux en présentant les personnages, car ils sont définis en peu de lignes, qu’on a peur de l’antipathie et qu’on n’ose pas le contraire, de peur de les rendre dérangeants ou provocants. Moi, avec ces gens, j’avais envie d’ouvrir un tout petit peu plus l’éventail. Je trouve que la façon dont les hommes et les femmes peuvent choisir leur vie, leurs rapports amoureux et à la morale, est en train de se réduire terriblement. Du coup, on appauvrit d’autant la gamme des possibles humains au cinéma. Je suis convaincue que nous sommes tous profondément paradoxaux : de vulnérabilité et de force, d’ironie et de sérieux, de gravité et de désinvolture. Et c’est marrant comme la grammaire cinématographique décide de réduire cela. Or, ces “ogres”, comme je les appelle, sont des personnages qui ne se donnent pas tout de suite et ne sont pas d’une seule couleur, et c’est sur des êtres de ce type là que se sont découverts nos amours de cinéma. Par exemple, le personnage qu’incarne Adèle Haenel est un garçon manqué d’une délicatesse folle qui devient une mère solaire à la fin. Marc Barbé, lui, campe un homme renfrogné, mais capable de fantaisie et de joie à un autre moment. Il y a aussi un patriarche brut qui aura sa part de tendresse, des femmes capables de reprendre les choses en main. J’aime travailler ces caractères pas faciles.

Avez-vous défini les personnages avant d’écrire l’histoire ?
L. F. Pas du tout. Sur mon premier film, avec ma scénariste, on avait travaillé sur la justesse. Les personnages étaient plutôt taiseux et nous nous appuyions sur un rapport social où nous avions envie de redonner une dignité à certaines personnes. Là, c’était totalement différent : j’avais envie de travailler des émotions que personne ne développe plus, que ce soit la mauvaise foi ou la malhonnêteté. Ces gens qui clament des grands principes et qui y renoncent au premier verre, bref des thèmes plus complexes. Il ne s’agissait pas de les juger, mais plutôt de donner à aimer ce type de caractères, et le fait qu’ils soient acteurs démultiplie le problème en y ajoutant la représentation. Du coup, nous en avons joué et les gens savent encore moins sur quel pied danser, ce qui en fait parfois des gens faussement joyeux qui ont, comme des espèces de carapaces sur quelque chose de profondément abîmé et inversement. Il est clair que l’espace du théâtre rajoute des couches et qu’il est stimulant et passionnant pour explorer comment nous sommes façonnés de plein de facettes différentes. Parce que, sur scène, on s’abandonne encore plus, alors que dans la vie, on se met des masques. C’était quelque chose qui me passionnait et que je trouvais actuel, tant j’avais l’impression que la représentation s’appauvrissait, notamment en ce qui concerne les questions morales. Par exemple : comment commettre l’adultère et ne pas s’en vouloir, ça me désarçonne. Il y a plein de films des années 70 qu’on ne pourrait plus réaliser aujourd’hui. Moi j’aime les choses assez touffues, car au bout d’un moment, plus c’est touffu, plus la liberté est grande.

Critique des Ogres 

Comment vos parents ont-ils réagi à la lecture du scénario ?
L. F. J’ai beaucoup discuté du projet avec eux, sans savoir qu’ils y seraient impliqués et c’est devenu un objet de débat. Ce qui est passionnant, car je ne suis ni omnisciente ni omnipotente, c’est qu’il y a eu beaucoup de questionnements et d’inquiétude, mais pas de résistance. En fait, ils s’inquiétaient pour moi et se demandaient si ça allait intéresser les gens et si ce n’était pas un sujet trop déconcertant pour un deuxième film. Par la suite, j’ai rencontré d’autres compagnies de théâtre itinérantes et j’y ai trouvé une sève commune au quotidien. Ce sont des gens qui essaient de conjuguer leur culture du classique avec leur côté foutraque. Avec Catherine Paillé, on a alors imaginé une première version du script délibérément foisonnante, plutôt sur un ton assez doux, amer, un peu comique, mais qui avait tendance à caricaturer un peu certains personnages. Mais, à ce moment-là, ma coscénariste est tombée enceinte de jumeaux et je me suis retrouvée toute seule pour continuer à écrire. En fait, nous nous étions fixé comme repères deux films que nous aimions bien, Milou en mai de Louis Malle, pour la tendresse et la douceur, et Festen de Thomas Vinterberg, pour ses déchirements et son goût de la torsion, en se demandant ce qu’on allait bien pouvoir faire entre les deux. Mais nous ne nous sommes pas donné d’injonctions d’écriture en partant de nos films préférés, sinon nous aurions été bloquées.

Assumez-vous que Les ogres évoque aussi le cinéma d’Emir Kusturica et de Tony Gatlif sur une trame qui renvoie au Capitaine Fracasse ?
L. F. Je viens d’une famille qui brasse et qui aime de multiples influences, de Jean Renoir à Max Ophüls, en passant par Federico Fellini dont je cite le final de Huit et demi, lorsque les voitures effectuent une ronde, à la fin, parce que cette circularité parle d’un renouvellement. Mais ce n’est pas un emprunt dingue ! Au moment où j’ai tourné Les ogres, j’étais très marquée par les films de Cassavetes pour la notion de films de tribu, cette espèce d’âpreté du réel, et puis cette façon de travailler avec les gens qu’on aime. En fait, il y a peu de cinéastes qui y parviennent vraiment. Mais j’ai aussi été marquée par Nanni Moretti, alors que ça ne se voit pas du tout à l’écran, et par Nikita Mikhalkov plus que par Emir Kusturica, même si j’ai revu ses films parce que je savais qu’on allait m’en parler. Je crois qu’on y pense parce qu’il n’a pas du tout peur d’aller vers des personnages rugueux. Ceux d’Underground sont trois monstres qui parviennent à nous émouvoir et à nous toucher par leurs relations.

Vos “ogres” font-ils peur ou sont-ils gourmands ?
L. F. Je les considère comme des ogres en raison de leur voracité. Sans doute parce que c’est un milieu que j’ai traversé avec un regard d’enfant, d’adolescente, puis de jeune adulte. Ce sont des gens qui effacent la douleur et le deuil avec toujours un appétit de vivre aussi important et une manière de faire les choses un peu trop forte et d’aller toujours trop loin, que ce soit dans le rire ou en amour. En fait, ils semblent heureux avec fracas et c’est cet excès de vie autour duquel on avait envie de travailler. Or, quand on ose tout mélanger en même temps, l’amour, le travail, la vie, les relations, il y a une violence des relations qui n’apparaissait pas encore en tant que telle dans le premier scénario. Du coup, j’ai demandé une petite subvention à la Région Midi-Pyrénées et j’ai engagé les comédiens de la troupe de mes parents en leur demandant d’improviser à partir des scènes. L’idée n’était pas qu’ils jouent ensuite dans le film, mais plutôt de les payer pour renouveler l’acte d’écriture au contact du groupe. Parce que c’est compliqué d’écrire pour autant de personnes. Alors ils étaient neuf à parler tous en même temps, et il en est sorti une qualité de dialogue qui racontait mille et une choses et qui a laissé émerger du passé des regrets, des conflits et, en même temps, de l’humour, de l’ironie et de la dérision. Je les ai donc laissé improviser pendant trois sessions de cinq jours, parce que j’en avais marre d’écrire toute seule, et je suis partie avec une copine documentariste qui a beaucoup réfléchi à la transformation d’une personne en personnage. Elle a tout filmé et le résultat s’est avéré passionnant. J’ai été sidérée par ce que proposaient les membres de ma famille, car ils ont pris les choses simplement, d’une façon très douce et très généreuse. Il ne s’agissait pas de régler nos comptes, nous n’étions pas dans un psychodrame et ce n’était pas douloureux. C’était très ludique et, en même temps, très généreux. Ensuite, on a retranscrit texto les prises les plus belles et on s’en est servi, ce qui explique que certaines scènes soient le mélange de la fiction et de ces mots. On a modifié non seulement des dialogues, mais aussi des axes de récit. J’ai réalisé alors que c’était difficile de tout mêler, mais que sans aucun péril, je ne pourrais pas accéder à la beauté à laquelle j’aspirais. Mais c’est parce que c’était fragile et inédit que ça a créé un élan.

Comment avez-vous convaincu vos parents de jouer dans le film ?
L. F. Il n’était pas plus difficile de diriger mes parents et ma sœur que les autres comédiens. C’était juste terriblement différent. Il y avait en premier lieu la question de l’alchimie qui était primordiale et quotidienne entre les tempéraments. Le secret, c’est que chacun possédait des savoirs dont les autres ne disposaient pas, ce qui permettait un partage, lequel s’est opéré très vite, dès le deuxième jour de tournage. Les gens de théâtre étaient forcément très anxieux de la présence de la caméra et des questions techniques, alors que ceux du cinéma étaient souvent à transmettre et à les tranquilliser. Marc et Adèle leur ont beaucoup raconté les us et coutumes, ce qui n’empêchait pas leur appréhension de la caméra. Mais, au moment de la parade, c’est eux qui étaient désarçonnés et la transmission s’est inversée ! On avait beau voyager dans les émotions, c’était très différent de collaborer avec mes parents, parce que ça revenait à travailler avec les êtres qu’on croit connaître le mieux.

Bande annonce de Qu'un seul tienne et les autres suivront (2009)

Quelle expérience avez-vous connue de la vie de troupe de vos parents ?
L. F. Ma sœur a pris part au spectacle, mais quand nous étions adolescentes, nous servions de “petites mains”, que ce soit comme serveuses ou pour déchirer les tickets, ce que faisaient d’ailleurs aussi les comédiens. La particularité du théâtre itinérant, c’est que, tout d’un coup, celui qui est sur scène, l’objet du spectacle, est désacralisé et que l’espace d’identification s’en trouve réduit. En outre, comme je connais mes parents infiniment mieux que personne, dès qu’il y a masque, je le vois, donc mon exigence par rapport à eux est beaucoup plus grande. Il y avait aussi tout un rapport de compagnonnage pour aller chercher ce que je voulais dans n’importe quelle scène, mais le modus operandi changeait à chaque fois.

Avez-vous tourné à plusieurs caméras ?
L. F. Jamais ! Je n’y crois pas du tout. Là, j’étais côte à côte avec le chef opérateur et l’on discutait constamment, mais nous nous laissions aussi guider par la liberté des comédiens, car c’est eux le centre. Du coup, si nous avions filmé à deux caméras, nous aurions pris aussi le risque de nous croiser, tout simplement. Et puis, nous sommes aussi passé de choses très décidées, que nous répétions, et nous continuions pour arriver jusqu’à un endroit inattendu. Par exemple, nous pouvions tourner six prises d’un même plan, extrêmement décidé, et soudain il y avait comme une espèce de mûrissement et nous décidions de ne pas couper la caméra. Les gens ne jouaient plus la scène, ils étaient dedans. C’est la méthode que nous avons utilisée au moment de la parade. Nous avons même supprimé le début du plan dans lequel il y avait un comédien au sol, allongé au milieu des voitures, sans qu’il soit possible de savoir si ça faisait partie du spectacle ou s’il avait été renversé. Et tout d’un coup, ce sont les comédiens qui se trouvaient au fond du plan qui sont devenus importants à l’image, en se mêlant aux vacanciers et en les interpellant. Mais ce moment magique n’a été rendu possible que grâce aux répétitions qui l’avaient précédé. Il ne relève en rien ni du documentaire, ni du laisser-aller, ni de l’improvisation. C’est le fruit d’un faisceau de décisions et de répétitions qui a également concerné la séquence au cours de laquelle le personnage incarné par Adèle Haenel perd les eaux. Là, quand les membres de la troupe sont sortis du chapiteau, nous avons dû nous adapter à la situation, ici en rajoutant une bonnette anti-vent sur le micro, là en mettant un filtre sur l’objectif, mais en nous laissant guider, car nous n’étions pas encore arrivés à cette étape-là du plan de travail. Nous avons bien ressenti une petite intuition le matin du tournage, mais il nous a fallu nous adapter à la situation. Et puis, certaines personnalités aiment rester collées au texte, alors que d’autres préfèrent donner un coup de pied dedans, ce qui a parfois engendré des conflits et nous a poussés encore plus loin. Mine de rien, cette confusion de vie nous a contraints à élaborer une méthode, mais nous ne nous sommes pas concentrés que là-dessus…

Comment avez-vous résolu ces problèmes au montage ?
L. F. Nous ne sommes jamais partis sur un montage très long, parce que j’aime énormément le scénario et la décision qu’il nous force à prendre à ce stade. En outre, le tournage a été solaire, puissant, rieur, joyeux et intense, même s’il y a aussi eu des moments qui ressemblaient à des exutoires. Par exemple, le soir où les comédiens se sont mis à me bombarder spontanément avec la glace pilée qui restait dans leurs plateaux d’huîtres. Mais il y a toujours des tensions quand on donne beaucoup et ça ne s’est jamais enkysté. Sans doute aussi parce que je suis quelqu’un d’assez poreux aux gens qui m’entourent. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai tenu à rencontrer individuellement tous les gens de l’équipe en les engageant pour tâter la température. Il paraît que François Truffaut faisait ça aussi systématiquement.

Qu’avez-vous appris au cours de vos études à la Femis ?
L. F. J’y ai étudié en scénario où nous étions trois femmes et trois hommes. C’était une section extrêmement travailleuse et laborieuse où nous passions nos journées à écrire et où nous étions hors de la lumière, un peu plus préservées, un peu plus au calme, contrairement aux réalisateurs qui sont sous le feu des projecteurs, ce qui n’est pas forcément le meilleur endroit pour se développer et les fragilise. Nous, ça nous a aidé à franchir plus tôt que les autres certaines barrières, à l’écart du regard des autres. Dans le cadre de la Femis, les réalisateurs monopolisent l’attention et leurs courts métrages requièrent la contribution de tous les autres élèves. Nous, l’écriture nous a confrontés plus vite à la temporalité du long métrage, sans subir cette pression économique qu’on ressent quand on écrit, et nous sommes sortis de l’école avec un objet de financement, c’est-à-dire un scénario. En l’occurrence, pour moi, celui de Qu’un seul tienne et les autres suivront.

Les ogres a-t-il été un film difficile à financer ?
L. F. C’est un deuxième film, ce qui signifie que c’est plus simple car j’avais un contrat signé avec un producteur. En plus, on avait une aide au développement et une petite case de la Région Midi-Pyrénées concernant une aide à l’écriture grâce à laquelle j’ai pu organiser cet atelier de répétitions avec les comédiens. Le film a bénéficié de l’avance sur recettes, de Canal Plus et de France 3 et du soutien de trois régions, ce qui était un peu exceptionnel mais qui était lié à l’itinérance du sujet.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en février 2016



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