Woody Allen © DR
Conférence donnée par Jean-Philippe Guerand le jeudi 15 octobre 2015 et filmée par Maxime Laure pour le compte de l'Université Populaire du cinéma Jean Eustache de Pessac.
Au tournant du troisième millénaire, alors que
le cinéma hollywoodien atteint sa suprématie et que le fossé se creuse entre
les super-héros de Blockbusters et un cinéma d’auteur de moins en moins
indépendant et de plus en plus formaté, Woody Allen s’ancre, loin des effets
spéciaux, dans un pré carré de plus en plus proche de celui des grands maîtres
européens qui l’ont forgé.
Né à Brooklyn en 1935, il est l’exemple parfait
de la manifestation de l’humour juif new-yorkais. Il fera de sa ville une muse,
un personnage à part entière qu’il filmera avec amour. Avec amour, toujours, il
mettra en scène ses actrices, de Diane Keaton à Mia Farrow, en passant par
Scarlett Johansson et plus récemment Emma Stone. Ses œuvres s’engagent à livrer
un portrait très acéré de la société qui l’entoure, et parfois de lui-même, à
travers les rôles qu’il se crée ou ceux des personnages masculins qu’il imagine,
toujours avec drôlerie, et justesse. Woody Allen reste aujourd’hui encore l’un
des cinéastes les plus prolifiques, au rythme moyen d’un film par an, et a su
se hisser au rang d’institution internationale.
Récemment, c’est en Europe qu’il a trouvé l’inspiration
sans perdre pour autant son regard si singulier. Le succès de Minuit à Paris, après celui de Match Point, lui a par ailleurs permis
de rentrer en grâce auprès du public américain et de revenir aux États-Unis,
mais non plus exclusivement à New York. Blue
Jasmine se déroule ainsi à San Francisco, ville éminemment
cinématographique dont les rues en pente on notamment servi de cadre à Sueurs froides et Bullitt. Quant à L’homme
irrationnel, son nouveau film, il prend pour cadre une petite ville de province
comme il n’en a que très rarement dépeintes au cours de sa carrière, à Rhode
Island, le plus petit état américain, célèbre pour une remarquable
manifestation culturelle qui croise une autre passion de Woody Allen, puisqu’il
s’agit du festival de jazz de Newport. Ce cadre comme préservé du bruit et de
la fureur, il l’utilise d’ailleurs comme un refuge, mais aussi un monde en vase
clos où la communauté universitaire constitue une sorte de microcosme
intellectuel. Il y a quelque chose du héros de Lolita de Vladimir Nabokov chez son personnage masculin. Le même
égarement.
Parmi ses névroses répertoriées, dans la réalité
mais parfois aussi dans la fiction : le soleil, les araignées (dans Annie Hall où l’on croise aussi… des
homards !), les insectes, les chiens, l’altitude, la foule, l’avion, les
germes, le cancer (dans Manhattan, il
impute même des vertus cancérigènes au… valium !) et évidemment… la mort.
Ajoutons que Woody Allen se méfie au plus haut point des chambres d’hôtel, sous
prétexte qu’elles peuvent dissimuler plusieurs de ces menaces. Il cède parfois
à la paranoïa aiguë, assume une hypocondrie extrême et se réjouit que la
célébrité lui permette d’obtenir plus rapidement un rendez-vous chez le médecin
ou les résultats d’une biopsie. « Je ne suis pas hypocondriaque, a-t-il
expliqué un jour, mais j’appartiens à un genre totalement différent de
cinglé. »
On pourrait aussi y ajouter un penchant pour le
masochisme qui lui vaut régulièrement de dénigrer certains de ses propres
films. Il a ainsi déclaré à propos de l’un d’entre eux : « En 1980,
j’ai même accepté de réaliser Stardust
Memories pour les Artistes Associés, juste pour m’assurer que le précédent
film que je venais de tourner pour eux resterait sur leurs étagères. Et malgré
mes efforts pour le cacher au public, je ne suis toujours pas arrivé à
comprendre comment il a pu remporter un tel succès auprès du public. Je ne sais
vraiment pas par quel miracle j’ai pu m’en tirer aussi bien. »
Et bien, croyez-le ou pas, ce film en question
dont il avait tellement honte, et pour lequel les Artistes Associés lui avaient
donné carte blanche au lendemain du succès d’Annie Hall, c’est tout simplement… Manhattan qui s’est classé à la sixième place du box-office de
l’année 1979. Et l’ironie du sort, c’est que c’est Stardust Memories qui a été un bide retentissant.
Mais, après tout, comme l’a dit lui-même un jour
Woody Allen : « L’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut
toujours faire l’imbécile, alors que l’inverse est totalement impossible. »
L’homme irrationnel
Autodidacte doué d’une culture encyclopédique,
Woody Allen prend cette fois pour héros un pur intellectuel qui traverse une
crise existentielle. Le personnage campé par Joaquin Phoenix est professeur de
philosophie et on a parfois le sentiment que ses idées noires ont été nourries
par les pensées négatives des penseurs allemands Kant, Husserl, Heidegger et
des existentialistes français qu’il cite à tout bout de champ pendant ses cours
et même au cours de sa vie quotidienne.
La structure se réclame quant à elle de celle de
Crime et châtiment. L’habileté de
Woody Allen consiste à jouer cartes sur table en mettant ses références dans la
bouche de ses protagonistes… du moins celle à Dostoïevski.
Points communs entre Manhattan
et L’homme irrationnel
Le personnage principal est décrit comme un
séducteur doublé d’un Pygmalion. Il fascine les femmes plus jeunes, leurs
compagnons n’essayant même pas de lutter contre son charme maléfique
Le personnage principal est un anti-héros qui se
gargarise de mots et bâtit sa pensée sur celle de ses modèles intellectuels. Il
est partagé entre deux femmes : l’une symbolise l’éternelle jeunesse à
laquelle il essaie de se raccrocher tant bien que mal, l’autre incarne la
maturité.
Différences entre Manhattan et L’homme
irrationnel
Manhattan
est raconté à la première personne du singulier. Il s’agit en quelque sorte de
la continuation d’Annie Hall sur le
plan thématique.
L’homme
irrationnel mélange les voix off des deux personnages
principaux, ce qui est a priori un mode de narration illogique ou… irrationnel,
car on a du coup deux points de vues différents sur la même histoire, sans être
toujours certain de qui la raconte. On se trouve en fait à la fois à
l’intérieur et à l’extérieur des deux protagonistes dont les regards divergent.
Manhattan
Manhattan
constitue un tournant décisif dans l’œuvre de Woody Allen en tant que
réalisateur et s’inscrit dans la continuité logique d’Annie Hall, dont il est indissociable à bien des égards.
Entre-temps, le réalisateur a toutefois amorcé avec Intérieurs une rupture radicale, en signant un drame bergmanien
dans lequel il n’apparaît pas en tant qu’interprète. En revanche, le personnage
qu’incarne le réalisateur dans Manhattan
n’est une fois de plus qu’un autre lui-même, à peine fantasmé. Son personnage,
Isaac Davis, est un auteur de sketches comiques pour la télévision qui essaie
de devenir écrivain en puisant son inspiration dans son propre vécu. Celui
qu’il interprétait dans Annie Hall,
Alvy Singer, était un comique professionnel aux prises avec son pouvoir de
séduction. Dans un cas comme dans l’autre, et bien qu’il s’en soit beaucoup
défendu, Woody Allen exploite des éléments de sa biographie et se livre à une
sorte de psychanalyse sauvage. Ces deux métiers, il les connaît bien pour les
avoir naguère pratiqués et s’est souvent impliqué dans ses sketches, puis dans
ses films. À noter, d’ailleurs, qu’il avait prévu d’intituler Anhédonia, terme clinique de
psycho-pathologie qui sert à désigner l’impossibilité d’éprouver du plaisir, ce
film finalement intitulé du nom de son personnage principal féminin, le
patronyme Hall étant celui de sa partenaire, Diane Keaton. « C’était, à
l’origine un film sur moi exclusivement, a avoué à ce propos Woody Allen…
C’était sur moi, ma vie, mes pensées, mes idées, mes origines, et la relation
était une partie majeure du film. »
À ce stade de sa carrière, Woody Allen est une
star aux États-Unis. Il est même considéré en 1979 comme le quatrième acteur le
plus populaire auprès du grand public, mais essentiellement pour des comédies,
hormis Le prête-nom de Martin Ritt,
une évocation de la Chasse aux Sorcières et du Maccarthysme. Diane Keaton
occupe pour sa part la douzième position dans le cœur du public américain.
Présenté pour la première fois au Festival de
Cannes, dont il fait l’ouverture hors compétition, Manhattan confirme le succès d’Annie
Hall sur un registre nettement plus nostalgique et surtout dans le cadre
d’un véritable film d’auteur qui se revendique en tant que tel, ne serait-ce
que par son usage anachronique et nostalgique du noir et blanc, de la musique
de la fameuse Rhapsody in Blue de
George Gershwin et un aspect assez littéraire étayé par l’utilisation de la
voix off, une technique qu’il utilisera souvent, comme pour prendre le
spectateur à témoin et l’impliquer dans ses histoires.
Cette nostalgie n’empêche pas le film de
refléter les mœurs de l’époque à laquelle il a été réalisé. 1979 est la
dernière année du mandat du président Jimmy Carter aux États-Unis. Ronald
Reagan puis George Bush senior lui succèderont en assurant douze années de
présidence républicaine qui seront marquées par une régression sociale, une
augmentation des inégalités et un retour du puritanisme qu’amplifiera encore
par la suite la découverte du Sida. Le cinéma de Woody Allen n’est toutefois
pas particulièrement engagé sur le plan social ou politique, même si son
réalisateur a pu affirmer ses convictions hors champ ou soutenir la candidature
de Barack Obama. Il a toutefois interdit que ses films soient projetés en
Afrique du Sud jusqu’à la fin de l’Apartheid.
Une citation de son recueil Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la culture résume
assez bien sa philosophie en la matière et sa méfiance : La dictature
c'est « ferme ta gueule », la démocratie c'est « cause
toujours ». Ce n’est pas un hasard non plus s’il a joué dans Le prête-nom de Martin Ritt.
Quant à ceux qui lui ont reproché de ne jamais
s’engager, on rétorquera qu’il est venu pour la première fois à la cérémonie
des Oscars en 2002 afin d’exhorter publiquement ses confrères à continuer à
venir tourner à New York au lendemain des attentats du 11 septembre.
Précisons que Woody Allen détient à ce jour le
record absolu de nominations en tant que scénariste (seize) et un total
inégalé de vingt-quatre nominations à titre personnel dans trois catégories
différentes : scénariste, réalisateur et acteur.
Woody Allen est pourtant un cinéaste sous
influence, mais s’il puise parfois son inspiration chez d’autres cinéastes,
c’est davantage sur le plan thématique que d’un point de vue esthétique. Et
quand citation il y a, l’hommage est clairement assumé. Il court même de film
en film.
Ses références sont multiples, mais certains
cinéastes reviennent plus souvent que d’autres, les Américains s’avérant
finalement assez rares. Venu de la comédie, Woody Allen mettra davantage de temps
que ses confrères à être reconnu comme un auteur à part entière, notamment par
rapport à ceux du Nouvel Hollywood dont il est contemporain. Il ne croisera
d’ailleurs artistiquement que deux d’entre eux à l’occasion du film à sketches New York Stories au générique duquel il
est associé à Martin Scorsese et Francis Ford Coppola.
Références
Prié un jour d’établir la liste de ses dix films
préférés, Woody Allen a cité les titres suivants :
La
grande illusion de Jean Renoir
Citizen
Kane d’Orson Welles
Le
voleur de bicyclette de Vittorio de Sica
Rashômon
d’Akira Kurosawa
Le
septième sceau d’Ingmar Bergman
Les
sentiers de la gloire de Stanley Kubrick
Les
quatre cents coups de François Truffaut
Huit
et demi et Amarcord
de Federico Fellini
Le
charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel.
On constate qu’elle comprend trois films
français (dont un réalisé par un Espagnol), trois italiens (dont deux signés
Fellini), deux américains, mais aucune œuvre muette et pas la moindre comédie.
Parmi les cinéastes que Woody Allen cite le plus
régulièrement figure Ingmar Bergman, dont il partage l’attirance pour la
psychologie féminine. En revanche, là où le maître suédois se méfie de la
musique comme de la peste, le réalisateur new-yorkais la considère comme
consubstantielle à son cinéma.
Lors de leur première rencontre au Guggenheim,
dans Manhattan, le personnage qu’il
incarne doit faire face aux assauts de Diane Keaton et de son copain Michael
Murphy qui se vantent d’avoir créé “l’académie des surestimés” dans laquelle
ils immolent pêle-mêle Gustav Mahler, Isak Dinesen, Carl Jung, Scott
Fitzgerald, Norman Mailer, Walt Whitman, Lenny Bruce, sans autre forme de
procès. Mais quand le nom d’Ingmar Bergman vient sur le tapis, il s’insurge en
ces termes : « C’est le seul génie du cinéma actuel. » et Diane
Keaton (qui met en avant ses origines de Philadelphie) de lui rétorquer :
« Vous êtes le contraire de Bergman, absolument. Vous êtes l’auteur de
fabuleux… sketches télévisés. C’est brillant à hurler de rire, alors que lui,
il est si scandinave. » Un paradoxe que résout Woody Allen dans Guerre et amour. Au point d’oser rire du
Septième sceau, l’un de ses plus
grands chefs d’œuvre, qu’il avait déjà pastiché en 1972 dans une pièce
intitulée Le huitième sceau qui
figure dans son recueil Pour en finir une
bonne fois pour toutes avec la culture et où il remplace les échecs par… le
gin rummy !
Autre référence écrasante : Federico
Fellini qui, comme Bergman, a été l’un des cinéastes européens les plus connus
aux États-Unis des années 50 à 80. Woody Allen l’a souvent cité, notamment dans
Celebrity (1998). Dans Annie Hall, alors qu’il fait la queue
avec Diane Keaton pour assister à une séance de Face à face de Bergman, il doit endurer les lieux communs d’un
autre spectateur qui déboulonne Fellini en l’accusant d’être surfait, avant de
s’en prendre à Samuel Beckett, puis à Marshall McLuhan qu’il finit par appeler
à sa rescousse contre ce monsieur Je Sais Tout caché derrière son statut
ronflant de professeur à l’université de Columbia. Woody Allen, qui avait
demandé initialement à Fellini d’apparaître dans cette séquence, s’est aussi
inspiré d’une séquence d’anthologie d’un de ses films dans ce qui reste sans
doute son œuvre la plus personnelle sur le plan artistique. En tout cas, l’une
des plus oniriques. Je vous laisse juges…
Alfred Hitchcock figure aussi au panthéon de
Woody Allen qui a appliqué certains de ses principes sur le suspense dans ses
films assortis d’une intrigue policière : Meurtre mystérieux à Manhattan, Match Point, Scoop, Le rêve de
Cassandre, Magic in the Moonlight
et L’homme irrationnel, entre autres.
L’enjeu narratif de son dernier film en date tourne autour du fantasme absolu
que représente le crime parfait, comme dans L’inconnu
du Nord-Express, mais aussi autour de l’acte gratuit tel que l’a illustré
André Gide dans Les caves du Vatican
à travers le personnage de Lafcadio. Le personnage principal se régénère au fil
de la machination qu’il ourdit… pour mieux courir à sa perte.
En voici un autre exemple flagrant…
La
méthode
Woody Allen enfonce avec Manhattan les piliers de son œuvre de réalisateur et développe la
plupart de ses thèmes de prédilection, sans toujours chercher à faire rire.
Il est le cœur de son film, on pourrait presque
dire le nombril de son monde. Une situation dont il aura du mal à s’extraire
car sa présence est considérée comme un atout commercial majeur pour les Majors
successives qui vont distribuer ses films sur le territoire américain, puis
parfois dans le reste du monde. En vieillissant, il va toutefois confier à
confier à des clones plus ou moins ressemblants les emplois qu’il n’est plus en
âge de tenir. Au point qu’on reconnaît en certains personnages des rôles dans
lesquels il s’est particulièrement investi.
Woody Allen imprime sa marque de fabrique en
annonçant la couleur dès le générique de ses films. Depuis Annie Hall, en 1977, à l’exception notable d’Intérieurs, sur les conseils amicaux du grand typographe Ed
Benguiat, il utilise comme marque de fabrique une police unique du nom de
Windsor créée en 1903 pour une fonderie anglaise par Eleisha Pechey,
généralement en caractères blancs sur fond noir.
Woody Allen a affirmé à l’époque vouloir prendre
le contre-pied des films américains qui investissaient beaucoup de frais
inutiles dans leur générique. À noter d’ailleurs que dans celui de Manhattan, le titre n’apparaît qu’au
cours du prologue sous la forme d’un banal néon de parking.
Musique
Sur le plan musical,
Woody Allen a recours comme accompagnement à des standards extraits du jazz des
années 20 à 40 qu’il écoute. On reconnaît d’ailleurs certains morceaux d’un
film à l’autre. Parmi les exceptions : la musique de Philip Glass qui
accompagne Le rêve de Cassandre
(2007), mais aussi la bande originale d’une œuvre de jeunesse, Woody et les robots (1973), que le
réalisateur mélomane interprète lui-même dans le cadre d’une formation de
Ragtime : The Preservation Hall Jazz Band, avec son vieux complice Eddy
Davis.
Eddy Davis, il l’a
rencontré au début des années soixante, à l’époque où le comique exprimait sa
philosophie de la vie dans les boîtes de nuit. Rapprochés par leur passion
commune pour le jazz des origines, ils ont monté le New Orleans Jazz Band, une
formation qui a effectué plusieurs tournées en Europe. Woody Allen y joue de la
clarinette, « art qu’il place au-dessus de tous les autres, y compris le
cinéma », et Eddy Davis du banjo et d’autres instruments à cordes. Les
deux compères ont également enregistré un album intitulé The Bunk Project à l’intérieur d’une église, dans les conditions du
live, Woody Allen refusant de s’installer en studio pour « rester maître
des événements ». Eddy Davis a également édité sur son label New York Jazz
Records douze standards enregistrés avec Woody Allen et le bassiste anglais
Conal Fowkes.
S’il est un jazzman que Woody Allen vénère
par-dessus tous, c’est le clarinettiste et saxophoniste Sidney Bechet, celui
par qui il a découvert le jazz à la radio, alors qu’il avait quatorze ans. Non
seulement il a avoué en 2014 qu’il rêverait de lui consacrer un Biopic, mais il
a prénommé la fille qu’il a adoptée en 1998 Bechet Dumaine et sa cadette, née
en l’an 2000, Manzie Tio, en hommage à Manzie Johnson, un batteur célèbre pour
avoir joué dans la formation de Bechet.
Accords
et désaccords (1999) s’intitulait à l’origine The Jazz Baby et figurait déjà parmi les
projets de Woody Allen à l’époque de Bananas
(1971). Sean Penn y incarne Emmet Ray, un guitariste dont la carrière aurait
été éclipsée par celle de Django Reinhardt. Un personnage en fait aussi
imaginaire que l’homme caméléon de Zelig.
Le titre original Sweet and Lowdown est
en outre celui d’une chanson de George Gershwin que le réalisateur utilise dans
la bande originale de Manhattan.
Fidélité
Plus généralement, Woody Allen s’entoure d’une
équipe artistique dans laquelle reviennent souvent les mêmes noms, des
compositions et des arrangements musicaux de Dick Hyman et des décors de Santo
Loquasto (depuis Radio Days) au
montage qui sera assuré par Ralph Rosenblum, puis à partir de Manhattan (1979) par Susan E. Morse, et
enfin depuis Accords et désaccords
(1999) par Alisa Lepselter. C’est aussi cette fidélité qui permet au cinéaste
de continuer à tourner à ce rythme exceptionnel à presque quatre-vingts
ans : une cinquantaine de films en un demi-siècle dont il a fini par
s’abstraire progressivement en tant qu’interprète, atteint par la limite d’âge
et surtout l’envie qu’il a de continuer à aborder des préoccupations qui
concernent des gens plus jeunes que lui. Sans prétendre au titre de chantre de
la nouvelle génération, à l’instar d’Eric Rohmer qui rajeunissait ses
protagonistes, au fur et à mesure de son propre vieillissement, comme dans un
défi lancé au temps.
Woody Allen change en revanche régulièrement de
chef opérateur et a collaboré avec des grands noms venus du monde entier, au
fil des périodes, comme pour s’approprier leur expérience passée et manifester
son admiration envers certains grands maîtres du cinéma moderne dont certains
ont été les collaborateurs. On peut aussi y voir l’envie pour ce cinéaste des
villes de confronter des regards étrangers à des lieux qu’il a, pour certains,
filmés à plusieurs reprises.
Ici, un état des lieux précis s’impose sur la répartition
de ces contributions.
Douze
films : l’italien Carlo di Palma (Hannah et ses sœurs, Radio Days, September, Alice, Ombres et
brouillard, Maris et femmes, Meurtre mystérieux à Manhattan, Coups de feu sur
Broadway, Don’t Drink the Water, Maudite Aphrodite, Tout le monde dit I Love
You et Harry dans tous ses états),
partenaire fidèle de Michelangelo Antonioni.
Huit
films : l’Américain Gordon Willis (Annie Hall, Intérieurs, Manhattan, Stardust Memories, Comédie érotique
d’une nuit d’été, Zelig, Broadway Danny Rose et La rose pourpre du Caire), l’un des techniciens de prédilection du
Nouvel Hollywood avec qui il a tourné quatre films en noir et blanc.
Cinq
films : le français Darius Khondji (Anything Else, la vie et tout le reste, Minuit à Paris, To Rome with
Love, Magic in the Moonlight et
L’homme irrationnel), transfuge du jeune cinéma d’auteur européen passé à
Hollywood avec Se7ven de David
Fincher.
Quatre
films : le suédois Sven Nykvist (Une autre femme, Le complot d’Œdipe, Crimes et délits et Celebrity), collaborateur habituel
d’Ingmar Bergman.
Trois
films : le chinois Zhao Fei (Accords et désaccords, Escrocs mais pas trop et Le sortilège du scorpion de jade),
complice de Zhang Yimou ; l’américain
Vilmos Zsigmond (Melinda et Melinda, Le
rêve de Cassandre et Vous allez
rencontrer un bel et sombre inconnu).
Deux
films : l’américain David M. Walsh (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe et Woody et les robots) ; le britannique Remi Adefarasin (Match Point et Scoop) ; l’espagnol
Javier Aguirresarobe (Vicky Cristina
Barcelona et Blue Jasmine).
Un
film : le belge Ghislain Cloquet (Guerre et amour) ; l’allemand
Wedigo von Schultzendorff (Hollywood
Ending) ; l’américain Harry
Savides (Whatever Works) et demain
l’italien Vittorio Storaro (le complice attitré de Bernardo Bertolucci) avec
lequel il va accomplir sa mue tardive vers le numérique dès son prochain film.
Sur le plan formel, Woody Allen attache peu
d’importance aux mouvements de caméra et n’utilise le plan séquence que pour
rendre l’action plus fluide et gagner du temps. Son cinéma est d’abord centré
autour des acteurs et n’a que peu de goût pour les morceaux de bravoure ou les
exploits techniques. Il se concentre tout entier sur ses interprètes.
Règles
de conduite
Woody Allen a un rythme de travail extrêmement
régulier : il tourne généralement l’été voire l’automne, monte dans la
foulée, écrit en hiver, et assure retakes, finitions et préparatifs pour être
fin prêt au printemps. Simultanément, il joue de la clarinette en concert, souvent
une fois par semaine, et accepte parfois des rôles dans les films des autres,
généralement par amitié ou par affinité avec l’auteur ou avec un autre acteur.
Paradoxalement, ses choix en la matière ont rarement été couronnés de succès,
car la plupart des réalisateurs tentent vainement de ressusciter le
protagoniste qu’il a souvent incarné à ses débuts : le séducteur volubile
et maladroit, toujours prompt à prodiguer des conseils. Il n’a d’ailleurs
aucunement la prétention d’être un acteur de composition et se contente de
décliner le même emploi à l’infini… à quelques nuances près. D’ailleurs, quand
son personnage principal lui semble trop éloigné de ce qu’il est, dans ses
propres films, il s’arrange pour le confier à un autre, de peur de vampiriser
son rôle. Il a même avoué avoir regretté d’avoir dû jouer dans Harry dans tous ses états (1997) un rôle
pressenti pour Dustin Hoffman ou Robert de Niro voire dans Le sortilège du scorpion de jade (2001) un emploi proposé
initialement à Tom Hanks et Jack Nicholson.
Vis à vis de ses interprètes, Woody Allen
entretient quelques principes intangibles :
- il engage ceux qui sont disponibles au moment
où il doit tourner ;
- il cite leurs noms dans l’ordre alphabétique
au générique, même si le sien commence par un “a”, mais il ne faut y voir
aucune malice vaniteuse ;
- tous les comédiens sont rémunérés sur la même
base, quelle que soit leur notoriété, seule la longueur de leur apparition à
l’écran étant de nature à établir une hiérarchie.
La participation de ses films dans les festivals
internationaux est assujettie par Woody Allen d’une condition de non
compétitivité qui explique qu’il n’ait obtenu ni Palme, ni Lion ni Ours d’or
pour l’un ou l’autre d’entre eux, mais pour l’ensemble de son œuvre et à titre
honorifique. Sa déontologie consiste à dire qu’il n’accepterait de se voir
comparé à ses collègues dans une compétition que s’ils traitaient tous du même
sujet. Il a réussi par ailleurs à imposer contractuellement que ses films ne
soient ni coupés ni remontés lorsqu’ils sont diffusés à la télévision ou à bord
des avions. Il faut dire aussi que leur durée est systématiquement inférieure à
deux heures, ce qui facilite les choses.
Woody Allen interdit formellement aux éditeurs
de recadrer l’image à l’aide de la fameuse technique du pan and scan qui
consiste à effectuer des mouvements artificiels à l’intérieur des plans pour
montrer ses extrémités rognées si nécessaire. Manhattan a d’ailleurs été l’un des tout premiers films édités en
vidéo aux États-Unis à bénéficier de la technique Letterbox qui respectait le
format initial et notamment l’écran large du panoramique en apposant des bandes
noires en haut et en bas de l’image. Woody Allen a toujours refusé que des
bonus accompagnent ses films. Il a d’ailleurs déclaré à plusieurs reprises ne
jamais revoir aucun d’entre eux.
Jason Biggs, le jeune premier révélé par American Pie, dans Anything Else, la vie et tout le reste (2003), dont il incarne
lui-même le pygmalion paranoïaque, ou Larry David dans Whatever Works (2009) semblent être ses clones par les personnages
qu’ils campent et leur jeu fondé sur le dialogue et une connivence appuyée avec
le spectateur. Idem pour John Cusack dans Coups
de feu sur Broadway (1994) et Kenneth Branagh dans Celebrity (1998). C’est d’ailleurs une constante chez Woody Allen
de s’adresser parfois directement au public. Parmi les situations qu’il
affectionne : les déambulations dans les expositions, les terrasses de
café et les conversations sur des bancs. Dans L’homme irrationnel, il transforme même ce mobilier urbain en scène
de crime. Refaire le monde en marchant figure aussi parmi ses postures
favorites. Sur le plan philosophique, on pourrait donc le qualifier de
péripatéticien, à l’instar d’Aristote qui enseignait en déambulant dans les
allées du Lycée. Il a toutefois des idées arrêtées sur la narration, mais les
transcende bien volontiers. Quant à ceux qui font appel à lui comme interprète,
ils lui offrent le plus souvent des rôles sur mesure. C’est notamment le cas de
John Turturro dans Apprenti gigolo
(2013).
Comme Woody Allen l’a si bien montré dans La rose pourpre du Caire (1985), il
existe à ses yeux un cordon ombilical invisible entre la fiction et la réalité
qui rend possible des échanges et des interactions. D’où sans doute sa
fascination pour la magie, si souvent exprimée du Sortilège du scorpion de jade (2001) à Magic in the Moonlight (2014), en passant par Scoop (2006). Woody Allen est en cela l’héritier du cinéma des origines,
celui de Georges Méliès qui reposait pour une bonne part sur l’illusion. Qu’il
voie apparaître sa mère dans le ciel dans son sketch de New York Stories, Le complot
d’Œdipe (1989), qu’il mette en scène un réalisateur aveugle dans Hollywood Ending (2002) ou qu’il incarne
un écrivain aux prises avec sa propre imagination dans Harry dans tous ses états (1997), autoportrait en forme de puzzle.
Chez lui, les concepts les plus improbables deviennent souvent des morceaux
d’anthologie. C’est aussi le cas de la nostalgie de l’âge d’or qui berce Minuit à Paris (2011), cette réponse
cinglante au sempiternel « c’était mieux avant » qui met en
perspective, ou du chanteur d’opéra qui a besoin de prendre sa douche pour
manifester son don dans To Rome With Love,
le dernier de ses films à ce jour dans lequel soit apparu Woody Allen, en 2012.
Il faut préciser qu’entre-temps, il a reconquis
le public américain avec Minuit à Paris,
le plus grand succès commercial de sa carrière, puis Blue Jasmine (2013), qui a valu un Oscar à Cate Blanchett. Woody
Allen n’a donc plus aucune obligation commerciale ou contractuelle de jouer
dans ses propres films. Sa signature est suffisante pour attirer les
spectateurs, y compris aux États-Unis où il a souffert du procès très médiatisé
que lui a intenté Mia Farrow il y a une vingtaine d’années. C’est aussi la
raison pour laquelle il a mis le cap vers l’Europe, à un moment où son étoile
américaine déclinait, afin d’aller au-devant du public européen, le seul à ne jamais
l’avoir trahi au cours de sa carrière. Il donne lui-même une explication assez
cocasse de sa notoriété française : ils « me prennent pour un
intellectuel sous prétexte que je porte des lunettes et ils me considèrent come
un artiste parce que mes films perdent de l’argent. »
New
York sur les pas de Woody Allen
« Chapitre 1 : Il adorait New York. Il
l’idôlatrait au delà de toute mesure… » Cette déclaration d’amour qui
accompagne les premières images de Manhattan
sur la fameuse Rhapsody in Blue de
George Gershwin a valu à Woody Allen de devenir le plus célèbre ambassadeur de
Big Apple. De film en film, il n’a cessé d’exalter les charmes de cette ville,
tout en précisant : « Mes films décrivent le New York de mes rêves,
de mes vœux, parfois de mes souvenirs ». Une empathie qui a incité le
cinéaste à tourner le premier plan de Manhattan…
depuis la fenêtre de la chambre à coucher du vaste duplex qu’il habitait alors,
à l’intersection de Central Park West et de la Soixante-quatorzième Rue, d’où
il avait une vue panoramique de trois cent soixante degrés. Pas étonnant, dès
lors, que Manhattan soit un film qui
plonge à ce point ses racines dans le pavé de la ville qui lui sert de cadre.
À travers les titres même de ses films, Woody
Allen a souvent désigné des lieux. Plus généralement, ceux de certains de ses
opus new-yorkais circonscrivent sa carte du tendre à l’intérieur même de Big
Apple : Manhattan, puis Meurtre mystérieux à Manhattan, mais
aussi Broadway Danny Rose et Coups de feu sur Broadway.
Les villes européennes qui trouvent grâce à ses
yeux l’attirent avant tout par la richesse de leur passé. Le plus souvent, il
exploite leurs hauts lieux touristiques. Comme s’il souhaitait envoyer quelques
mots griffonnés sur des cartes postales à ceux de ses compatriotes qui “font”
le tour de l’Europe à toute vitesse et ne s’arrêtent que dans les lieux
indiqués par les guides. Woody Allen inscrit ainsi son cinéma dans une certaine
vision de l’éternité. Sur le plan purement formel, Woody Allen est un cinéaste
des villes qui se méfie toutefois du modernisme.
Paris : dans Guerre et amour, Tout le
monde dit I Love You et Minuit à
Paris.
Londres : dans Match Point, Scoop, Le rêve de Cassandre et Vous allez rencontrer un bel et sombre
inconnu.
Venise : dans Tout le monde dit I Love You.
Rome : dans To Rome With Love.
Taormina (Sicile) : dans Maudite Aphrodite où il évoque
l’Antiquité grecque.
Barcelone : dans Vicky Cristina Barcelona.
Prague : dans Ombres et brouillard qu’il a reconstitué dans les fameux studios
Kaufman Astoria.
Ce n’est pas non plus un hasard si la
réalisatrice française Sophie Lellouche a intitulé Paris Manhattan la comédie sentimentale dans laquelle elle lui
rend hommage et dont l’héroïne incarnée par Alice Taglioni le prend pour idole.
Celle-ci dort d’ailleurs sous une affiche d’un de ses films, de la même façon
que Woody Allen baignait dans le culte d’Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi, l’une de
ses œuvres de jeunesse. Il s’offre également une discrète allusion à Casablanca dans Manhattan quand, au moment de rompre avec Tracy, il lui déclare
« We Will Always Have Paris » (littéralement « Il nous restera
toujours Paris »), citation empruntée texto au classique de Michael Curtiz
qui prendra tout son sens quand le réalisateur mettra lui-même le cap vers
l’Europe.
Woody Allen projette des fantasmes qui ont
souvent alimenté ses chroniques new-yorkaises et lui ont valu naguère d’être
attaqué violemment par Spike Lee, sous prétexte qu’on ne croisait quasiment
jamais de personnes de couleur dans les rues qu’il filmait. L’auteur de Manhattan lui a d’ailleurs répondu à
cette occasion qu’il s’agissait de sa vision et qu’il n’avait cure de témoigner
d’une quelconque réalité sociologique. Il a même déclaré à ce propos :
« J’ai représenté une image de la ville telle que j’aimerais qu’elle soit
et telle qu’on peut la voir, pour peu qu’on prenne garde à n’emprunter que
certaines rues. »
Le réalisateur a d’abord avoué avoir eu beaucoup
de difficulté à filmer la ville ainsi et notamment à éviter toutes les traces
de décadence et de délabrement qui l’abimaient à ses yeux : tags,
graffitis, ordures, clochards, etc. Le talent du chef opérateur Gordon Willis
n’y est pas non plus pour rien. Il a d’ailleurs déclaré que ce film était celui
dont il était sans doute le plus fier. Quant à l’utilisation de la musique,
notamment celle de George Gershwin, qui a baigné l’écriture du scénario et
servi d’inspiration au cinéaste, elle fige ces images pour l’éternité. Comme Le destin fabuleux d’Amélie Poulain de
Jean-Pierre Jeunet sera utilisé vingt ans plus tard par les agences
immobilières locales pour vanter les charmes de Montmartre auprès de leur
clientèle étrangère, Manhattan
apparaît comme une sorte de show-room idéalisé à l’usage des touristes du monde
entier. Dans Hannah et ses sœurs
(1986), le personnage incarné par Sam Waterston entraîne Dianne Wiest et Carrie
Fischer pour une visite guidée des immeubles qu’il considère comme les plus
remarquables de New York.
Qu’importe dès lors
que certains de ses lieux de prédilection soient aujourd’hui un peu démodés, à
l’instar d’Elaine’s, ce restaurant chic de la Seconde Avenue dont la patronne
figure parmi ses amies les plus intimes. Certains n’existent plus, comme le
Russian Tea Room ou la plupart des salles de cinéma qu’il a filmées. D’autres
ont subi un coup de jeune, qu’il s’agisse du Hayden Planetarium ou du MoMa.
D’autres encore restent inaccessibles, à l’image de Pomander Walk, cette cité
privée de la Quatre-vingt-quinzième Rue l’Ouest vantée comme un havre de paix
dans Hannah et ses sœurs : on ne
peut y pénétrer qu’en montrant patte blanche ou plus sûrement en y étant invité
par l’un de ses habitants fortunés. Parmi ceux qui demeurent immuables figurent
le musée Guggenheim et le Carnegie Deli, ce snack-bar où Woody Allen a filmé la
première séquence de Broadway Danny Rose
(1983), moyennant un dédommagement de 6 500 dollars.
Ouvert en 1937, le
Carnegie Deli propose les plus fameuses spécialités culinaires juives d’Europe
de l’Est dans un cadre hors du temps. Quant à Woody Allen, il lui arrive de se
faire livrer, mais « il vient régulièrement, de préférence vers vingt-deux
heures trente et choisit une table au fond de la salle, afin d’éviter la foule
qui se presse avant et après les spectacles. Bien qu’il soit traité comme
n’importe quel autre habitué, le réalisateur possède un privilège unique :
il a donné son nom à un gigantesque sandwich composé d’une livre et demie de
corned beef et de pastrami… Un paradoxe pour lui qui est devenu aujourd’hui
végétarien. Le succès aidant, le restaurant a quadruplé son nombre de tables
depuis 1980 et a ouvert une succursale à l’hôtel Mirage de Las Vegas. Il
commercialise par ailleurs plusieurs de ses spécialités dans des supermarchés
et a alimenté longtemps la chaîne Planet Hollywood.
Avant de devenir
cinéaste, Woody Allen s’est rêvé musicien mais aussi sportif de haut niveau.
Comme la plupart des écoliers américains, cet élève ordinaire a pratiqué le
basket, le base-ball et le football américain. Malgré sa constitution chétive,
il s’est même essayé à la boxe avec quelque succès et n’a dû qu’au veto
parental de ne pas persévérer dans cette voie. Aujourd’hui encore, il est prêt
à tout pour assister à un match de son équipe fétiche, les New York Nicks, de
préférence dans leur antre du Madison Square Garden dont il est un abonné
fidèle. Il a même justifié son absence répétée à la cérémonie des Oscars par le
fait qu’elle se déroule systématiquement le dimanche soir, c’est-à-dire à la
même heure que les matches de basket !
Pour Woody Allen, New
York a longtemps été circonscrit au faubourg de son enfance, Brooklyn, et plus
particulièrement à Midwood, un quartier de Flatbush investi par les immigrants
d’Europe de l’Est. La maison de la Quatorzième Rue Est dont il a occupé le
premier étage avec ses parents, sa sœur, ses oncles, ses tantes et ses cousins
est toujours là. De même que les épiceries et autres commerces d’alimentation
cacher. En revanche, il ne subsiste plus aucune des innombrables salles de
cinéma de quartier que le gamin écumait au rythme de cinq ou six séances
hebdomadaires dans les années 1940, depuis la révélation que constitua Blanche-Neige et les sept nains.
Il y a peu de
constructions récentes aux alentours de cette avenue J, qui a vu grandir le
petit Stewart Allen Konigsberg dans une atmosphère familiale proche de celle
évoquée par son film Radio Days, avec
ses longues soirées passées autour du poste de TSF à écouter les morceaux de
jazz en vogue, les feuilletons et les retransmissions sportives. On imagine le
petit rouquin se racontant des histoires sous la table du salon ou se mettant
dans la peau d’un champion de football américain… À quelques blocs de là, cette
artère commerçante est coupée par Coney Island Avenue. Une invitation au rêve
qui s’étend sur quelques kilomètres à travers dépôts de meubles et garages
automobiles et mène jusqu’au littoral. À la belle saison, manèges et
attractions foraines proposent une alternative ludique aux jeux de plage et aux
bains de mer. Ces lieux sur lesquels le temps semble suspendu ont souvent été
filmés, le plus souvent pour évoquer le passé, mais aussi dans deux films
cultes : Requiem For a Dream de
Darren Aronofsky et Little Odessa de
James Gray.
En revenant à
Manhattan par le métro, on éprouve le choc qu’a dû ressentir le petit Stewart
Allen Konigsberg lorsqu’il a accompli ce périple pour la première fois en
compagnie de son père, en 1941. Passé le pont de Brooklyn, les petites maisons
banlieusardes et les barres d’immeubles cèdent brutalement la place à une forêt
de béton, d’acier et de verre. Woody Allen a trouvé ses marques au milieu
des gratte-ciels « dans un quartier relativement circonscrit, entre la Cinquantième
Rue au Sud et la Soixante-dixième au Nord, et entre la Sixième Avenue à l’Est
et la Seconde Avenue à l’Ouest ». Au cœur de sa carte du Tendre, s’étend
Central Park, le poumon de Big Apple. Le restaurant Tavern on the Green, aux
vastes baies vitrées… sert de cadre bucolique à une scène clé de Crimes et délits. Dans Manhattan, c’est sur le lac qui le borde
que Woody Allen musarde en barque, en compagnie de Diane Keaton, jusqu’au
moment où sa main sort de l’eau… couverte de boue, histoire de nous dire que
cet indécrottable citadin goûte assez peu aux charmes poétiques de la nature.
On retrouve une scène très proche dans Scoop,
mais sur un lac londonien, cette fois où Hugh Jackman tente de noyer Scarlett
Johansson qui enquête sur sa réputation de tueur de dames.
Un moment exilé à
Londres, où il a tourné Match Point, Scoop, Le rêve de Cassandre et Vous
allez rencontrer un bel et sombre inconnu, après y avoir découvert l’Europe
à l’occasion du tournage de Quoi de neuf
Pussycat ? et de Casino Royale,
dans les années soixante, Woody Allen est parti chercher sur le Vieux Continent
la liberté artistique et l’inspiration qu’il ne trouvait plus aux États-Unis,
faute de réaliser des prouesses au box-office. C’est de là que viennent à la
fois ses plus grosses recettes et ses sources de financement. En revanche,
quant il est à New York, il tourne systématiquement dans les Studios Kaufman
Astoria où il situe notamment une bonne partie de l’action de Hollywood Ending. Rudolph Valentino,
Gloria Swanson, W.C. Fields et les Marx Brothers y ont tourné leurs films les
plus célèbres. En 1985, Woody Allen y a mobilisé trois des quatre plateaux pour
le tournage de Radio Days. Il y en a
désormais six dont le plus grand plateau américain à l’est de Los Angeles.
De retour vers Manhattan, il convient de prendre
le Tramway, un téléphérique pittoresque, pour se rendre sur Roosevelt Island.
C’est en effet là, plus précisément sur la Riverview Terrace située sur Sutton
Square, que Woody Allen et Diane Keaton contemplent le panorama dans Manhattan. Dans la réalité, cette
séquence a été tournée à cinq heures du matin, alors que le soleil se levait
sur New York et c’est l’équipe qui a dû apporter son propre banc, la
municipalité en ayant fait installer depuis pour le confort des promeneurs.
Cette séquence d’anthologie a été pastichée à de multiples reprises, les deux
plus remarquables se trouvant dans L’incroyable
destin d’Harold Crick avec Emma Thompson et Queen Latifah, et dans Crazy Amy, le nouveau film de Judd
Apatow, un autre cinéaste amoureux de New York, qui sortira le 18 novembre
prochain.
Je vous laisse enfin réfléchir sur cette
déclaration entendue dans Crimes et
délits (1989) de la bouche même du personnage incarné par Woody
Allen : « La dernière fois que j'ai pénétré une femme, c’était en
visitant la statue de la Liberté. » Au-delà du bon mot, cet aphorisme en
dit long sur les rapports du cinéaste avec New York.
Woody Allen et les femmes
Dans Manhattan,
Woody Allen se partage cette fois entre trois femmes qui personnifient chacune
un fantasme masculin, comme s’il était impossible à une seule de satisfaire
tous les désirs.
Meryl Streep incarne la deuxième ex-épouse d’Ike
qui le quitte pour aller vivre avec une autre femme ; suprême affront pour
le macho ordinaire qu’il incarne, comme pour ajouter à son humiliation. Il
s’agit pour Woody Allen d’évoquer à travers cette femme castratrice ce qui
était encore alors largement considéré comme un tabou dans le cinéma
américain : l’homosexualité. Ironie du sort, Meryl Streep a tourné ses
scènes pendant les loisirs que lui laissait un autre film dont elle tenait
alors le rôle principal : Kramer
contre Kramer de Robert Benton dans lequel elle incarne également une femme
divorcée. Dans Manhattan, ce que son
ex-mari redoute le plus, c’est d’ailleurs le livre qu’elle entend écrire. Un
postulat qu’il renverse dans Harry dans
tous ses états (1997) où c’est lui qui campe cette fois un écrivain
confronté à la vindicte de ses proches après avoir exposé leur vie privée. On
peut entrevoir dans cette situation une projection de “l’affaire Woody Allen”,
lorsque le cinéaste a quitté Mia Farrow pour la fille que celle-ci avait
adoptée avec le compositeur André Previn, Soon Yi… sa cadette de trente-huit
ans ! On recroise aussi brièvement dans Harry dans tous ses états Mariel Hemingway.
Tracy qu’incarne la petite fille de l’auteur de L’adieu aux armes, dans un rôle destiné
à l’origine à Jodie Foster, personnifie quant à elle l’insouciance de la
fameuse “parenthèse enchantée” qui a régné entre la libération sexuelle
post-soixante-huitarde et la révélation du Sida. À noter qu’elle est mineure et
a déjà eu plusieurs amants, ce qui ne lui pose aucun problème car elle est
particulièrement épanouie et à l’aise avec son corps. Mariel Hemingway est
aussi le fruit défendu (elle a vingt-cinq ans de moins que son
partenaire) : une jeune femme qui incarne la naissance de l’amour, mais
met aussi en évidence le vieillissement du personnage masculin. Son personnage
est présumé inspiré de Stacey Nelkin, une jeune comédienne de dix-sept ans
engagée pour Annie Hall dont la brève
apparition a été coupée au montage, mais avec laquelle Woody Allen a entretenu
une liaison pendant deux ans. Il semblerait qu’il ait été nourri également par
sa correspondance avec une adolescente de treize ans, Nancy Jo Sales, future
journaliste devenue célèbre par la suite en publiant dans Vanity Fair l’article “The Bling Ring” porté ensuite à l’écran par Sofia Coppola.
Plus généralement, il y a dans les rapports de
Woody Allen avec les femmes un aspect d’initiation. Pas sexuelle, ses névroses
le lui interdisent. Non, plutôt un rôle initiatique. Il n’est pas inutile de
savoir que c’est sa première épouse, Harlene Rosen, pourtant de trois ans sa
cadette, qui lui a fait connaître des domaines tels que la musique, la peinture
et la philosophie dont elle est elle-même férue. La culture était à l’époque
constitutive de la séduction pour le jeune homme qui a déclaré à propos des
femmes qui lui plaisaient alors : « J’étais inculte. Elles ne
pouvaient pas avoir de discussion avec moi. C’est uniquement pour ça que je me
suis mis à lire, ça ne m’intéressait pas du tout. » Plusieurs de ses films
renversent les rôles et font de son personnage un pygmalion, à l’image de Rex
Harrison enseignant les bonnes manières à Audrey Hepburn dans My Fair Lady de George Cukor, que ce
soit dans Manhattan, Maudite Aphrodite
ou Anything Else, la vie et tout le
reste. En filigrane, affleure aussi chez Woody Allen la question
fondamentale de l’inné et de l’acquis. Alors qu’il se positionne souvent en
tant que fils (de préférence de mères castratrices ou de harpies imaginaires),
il n’est que très rarement confronté à la paternité. Dans Maudite Aphrodite, affublé d’un gamin surdoué, il cherche sa mère
et se trouve confronté à une prostituée qu’il va tout faire pour extraire de sa
condition, quitte à la prendre en main et à lui apprendre les bonnes manières.
Mira Sorvino y a d’ailleurs gagné un Oscar. Son personnage préfigure d’ailleurs
celui qu’incarne Sally Hawkins dans Blue
Jasmine que tout oppose à sa sœur de lait, Cate Blanchett, l’une et l’autre
ayant pourtant été élevées par la même famille adoptive.
Toujours dans Manhattan, film clé à bien des égards, Diane Keaton incarne
l’ex-maîtresse de son meilleur ami, donc une femme à problèmes, qui est de
toute évidence celle avec laquelle son avenir semble le moins incertain. Ike
qu’incarne Woody Allen entreprend une liaison avec Mary, que campe Diane
Keaton, lors d’un meeting organisé au Moma en faveur de l’Era (Equal Rights
Amendment), un amendement de la Constitution américaine garantissant une
stricte égalité entre les femmes et les hommes qui a été initié par les
suffragettes en 1923, mais adopté par le Congrès près d’un demi-siècle plus
tard, en 1972. Pour avoir valeur de loi, il fallait encore que cet amendement
soit ratifié dans un délai maximum de sept ans par les trois quarts des états
de l’Union. La date limite du 22 mars 1979 provoquait donc à l’époque du
tournage de Manhattan une
mobilisation de ses supporters dont faisait partie Woody Allen qui filme à
cette occasion l’égérie de ce mouvement : l’avocate démocrate et féministe
Bella Abzug. Mais l’Era n’a toujours pas été ratifié à ce jour et n’a jamais
été soumis à nouveau au congrès.
Alors qu’en tant que personnage de ses films, sa
maladresse lui vaudrait le qualificatif yiddish de “schlemiel” qui sert à
désigner les séducteurs maladroits, plus généralement, en tant qu’artiste,
Woody Allen est un homme à femmes. À l’instar de George Cukor, Michelangelo
Antonioni ou évidemment Ingmar Bergman, il exprime sa fascination pour la
psyché de ces dames, comme l’atteste l’un de ses films clés, Intérieurs (1978), virage déterminant
dans une carrière consacrée jusqu’alors à faire rire d’où il se retire en tant
qu’acteur à un moment stratégique de sa carrière, entre Annie Hall (1977) et Manhattan
(1979). Au fil de son œuvre, se croisent et se recroisent des comédiennes qu’on
a rarement vues dirigées avec un tel tact. Et si le cinéaste peut parfois
paraître volage dans ses castings, c’est aussi parce qu’il cumule deux
particularités : il tourne à un rythme de métronome (peu ou prou un film
par an) et accepte d’engager pour cela les acteurs et surtout les actrices qui
sont disponibles à ce moment-là, la plupart d’entre eux rêvant de jouer sous sa
direction. C’est bien simple, outre ses fidèles, il les a à peu près toutes
dirigées, de Julia Roberts à Cate Blanchett, en passant par Madonna, Gena
Rowlands, Barbara Hershey, Meryl Streep, Winona Ryder, Goldie Hawn, Christina
Ricci, Mariel Hemingway, Naomi Watts, Demi Moore, Helen Hunt, Charlize Theron,
Penélope Cruz, Geraldine Page, Elaine Stritch, Carrie Fisher, Samantha Morton,
Charlotte Rampling, Uma Thurman, Anjelica Huston, Téa Leoni, Kathy Bates, Mira
Sorvino, Drew Barrymore, Evan Rachel Wood, Mary Steenburgen, Mary Beth Hurt,
Rachel McAdams, Emily Mortimer, Radha Mitchell, Marcia Gay Harden, Parker Posey
et même Sharon Stone (à ses débuts), mais aussi les françaises Marie-Christine
Barrault, Marion Cotillard, Léa Seydoux et Carla Bruni, et dans son prochain
film les icônes Kirsten Stewart (révélée par la saga Twilight et respectée comme comédienne depuis son rôle dans Sils Maria d’Olivier Assayas) et Blake
Lively (l’héroïne de la série Gossip
Girl)…
Interrogé un jour sur la raison pour laquelle son cinéma
s’intéresse autant aux personnages féminins, Woody Allen a expliqué qu’il se
sentait plus à l’aise pour adopter leur point de vue qu’il considérait comme
plus intéressant que celui des mâles. Il a également confié à l’un de ses
interlocuteurs en 1991 : « J’ai grandi avec des femmes [en
l’occurrence, sa sœur cadette Letty, devenue aujourd’hui sa productrice, et de
multiples cousines]. Ça devait avoir un impact. (…) Ces années de formation ont
laissé leur marque. Je préfère encore la compagnie des femmes. Ma secrétaire
est une femme. Ma monteuse est une femme. La plupart des gens qui travaillent
pour moi sont des femmes. Quand j’écris les rôles des femmes, je mets beaucoup
de moi-même dans chacune d’entre elles. » Comme Gustave Flaubert était
Madame Bovary, Woody Allen est donc aussi Annie
Hall, Hannah et ses sœurs, Une autre femme, Alice, Maudite Aphrodite, Melinda
et Melinda, Vicky Cristina Barcelona et même Blue Jasmine.
Les muses et les madones
Louise Lasser
C’est assurément la
moins célèbre de ses égéries, mais pourtant une pièce maîtresse de son œuvre.
Parce que Louise Lasser, fille de fiscaliste devenue fantaisiste sur les scènes
de Greenwich Village puis de Broadway, a été la deuxième épouse du cinéaste et
qu’elle reste indissociable de la première partie de son œuvre en tant que
réalisateur. Quatre ans de mariage (de 1966 à 1970), c’est peu, mais six films
ensemble, c’est beaucoup, surtout quand figurent parmi ceux-ci des comédies
aussi déjantées que Prends l’oseille et
tire-toi (1969), Bananas (1971)
et Tout ce que vous avez toujours voulu
savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972), comédie à sketches
dans laquelle son partenaire dans la vie comme à l’écran incarnait notamment
l’angoisse du spermatozoïde au moment de la copulation. Louise Lasser est
apparue en outre dès 1965 au détour d’une scène de Quoi de neuf, Pussycat ? de Clive Donner (écrit et interprété
par Woody Allen), dans le rôle non crédité d’une masseuse, avant de prêter sa
voix à l’un des personnages du film japonais post-synchronisé dans Lily la tigresse, l’année suivante. elle
a effectué son apprentissage simultanément à celui de son mentor qu’elle
qualifie volontiers de « génie » et dont elle a symboliquement
incarné la secrétaire dans Stardust
Memories (1980), autoportrait baroque et fellinien du cinéaste en artiste
torturé qui a mis un terme définitif à leur collaboration.
Diane Keaton
C’est en dirigeant
cette fille mal dans sa peau que Woody Allen a obtenu le label de cinéaste de
femmes. Leur première rencontre se déroule en 1970 quand il confie à cette
comédienne, qui a eu le culot de refuser de se déshabiller pour jouer la
comédie musicale Hair, l’un des rôles
principaux de sa pièce Tombe les filles
et tais-toi, que portera deux ans plus tard à l’écran Herbert Ross. Il la
dirigera lui-même dans Woody et les
robots (1973), Guerre et amour
(1975) et surtout Annie Hall (1977)
qu’elle lui inspire, l’identité de l’héroïne étant d’ailleurs aussi celle de
Diane Keaton, laquelle a opté en faveur du nom de jeune fille de sa mère, par
admiration pour Buster Keaton et pour éviter toute confusion avec une actrice
homonyme. Cette composition mémorable lui vaut un Oscar, un Golden Globe et
impose son personnage de New-Yorkaise bohème en lançant la mode des vêtements
unisexes. De cette expérience, elle avoue : « J’étais cette espèce de
novice qui éprouvait plein de sentiments, mais ne savait pas comment les
exprimer, ce que j’ai reconnu chez Annie. Je pense que Woody a utilisé une
qualité essentielle qu’il a décelée en moi à cette époque et je suis content
qu’il l’ait fait parce que ça fonctionnait parfaitement dans le film. » Devenue la
compagne et l’égérie du réalisateur, elle apparaît par la suite dans Intérieurs (1978), tragédie intime qui
lui permet de montrer l’étendue de son registre dramatique, Manhattan (1979), puis Radio Days (1987), dans lequel elle
croise pour la seule et unique fois Mia Farrow, et Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), le premier film réalisé par
Woody Allen après sa rupture avec cette dernière. Signe aussi que la complicité
du réalisateur et de l’actrice a résisté à leur séparation et qu’elle est
toujours prête à accourir dans les moments critiques. Cherchant un jour à
définir sa personnalité, le réalisateur a dit d’elle : « Dans la
vraie vie, Keaton est croyante, mais elle est aussi persuadée que
si sa radio fonctionne, c’est parce qu’il y a de minuscules créatures à
l’intérieur. »
Mia Farrow
Le pivot de la
maturité de Woody Allen, c’est elle, cette enfant du sérail dont la mère,
Maureen O’Sullivan (à l’affiche d’Hannah
et ses sœurs et dans la première version, inédite, de September), faisait frissonner le pagne du Tarzan campé par Johnny
Weissmuller, et dont le père, John Farrow, excella comme réalisateur de séries
B. Mia Farrow elle-même défraya la chronique en liant son destin à celui de
Frank Sinatra (de trente ans son aîné), puis d’André Previn, (qui a seize ans
de plus qu’elle), compositeur de moult bandes originales et lauréat de quatre
Oscars. Un psy en conclurait sans doute que c’était avant tout une figure
paternelle qu’elle recherchait chez ses amants. C’est avec Comédie érotique d’une nuit d’été (1982), hommage bucolique aux
fameux Sourires d’une nuit d’été
d’Ingmar Bergman (eux-mêmes inspirés du Songe
d’une nuit d’été de William Shakespeare) qu’elle devient l’interprète de
Woody Allen. Dès lors, celui-ci n’a de cesse de mettre en évidence les facettes
les plus inattendues de son talent dramatique en faisant jouer à la jeune fille
révélée par la série Peyton Place
puis Rosemary’s Baby de Roman
Polanski des midinettes, des pépées de gangsters voire surtout des
personnalités instables au cœur d’un environnement familial oppressant. Malgré
ses performances, aucune de ses compositions ne lui vaudra pourtant jamais la
moindre nomination aux Oscars, ni le plus petit Golden Globe. Zelig (1983), Broadway Danny Rose (1984), La
rose pourpre du Caire (1985), Hannah
et ses sœurs (1986), Radio Days
(1987), September (1987), Une autre femme (1988), un sketch du
triptyque New York Stories baptisé Le complot d’Œdipe (1989), puis Crimes et délits (1989), Alice (1990) et Ombres et brouillard (1991) jalonnent cette collaboration
exemplaire qui s’achèvera avec Maris et
femmes (1992), drame conjugal mésestimé qui pâtira de la rupture très
médiatisée de la comédienne et de son pygmalion, celui-ci l’ayant quittée pour
sa propre belle-fille adoptive, troquant là son image de petit intello
new-yorkais contre celle d’un pervers polymorphe. À noter que Mia Farrow a été
la seule à refuser de participer au documentaire de Robert Weide, Woody
Allen, a Documentary (2012), qui
dresse un portait saisissant du cinéaste au travail.
Scarlett Johansson
Trois films ont
jalonné la collaboration de cette actrice considérée comme l’une des plus
prometteuses de sa génération avec Woody Allen. Comme si le réalisateur s’était
cherché une nouvelle muse… À cette différence près que Scarlett Johansson était
déjà une star avant de le rencontrer, elle qui avait déjà une vingtaine de
rôles à son actif, en une dizaine d’année d’une carrière commencée à l’âge de
dix ans d’où émergent les noms de cinéastes comme Robert Redford (L’homme qui murmurait à l’oreille des
chevaux), les frères Coen (The
Barber, l’homme qui n’était pas là) ou Sofia Coppola (Lost in Translation). Match
Point (2005), leur première collaboration, marque cependant le renouveau du
cinéaste que d’aucuns avaient prématurément enterré au vu de quelques œuvres
mineures. Elle n’a pourtant été engagée que deux jours avant le début du
tournage, parce que Kate Winslet, initialement pressentie, souhaitait rester
auprès de sa famille. Ce drame sentimental millimétré qui traite de la chance a
été le premier film de Woody Allen a rapporter de l’argent depuis sept ans.
Changement de décor et de registre avec Scoop
(2006), une comédie policière dont une scène se réfère d’ailleurs directement
aux Enchaînés et dans laquelle la
blonde Scarlett Johansson incarne une beauté fatale hitchcockienne qui n’a pas
grand-chose à envier à Grace Kelly, Eva Marie Saint ou Kim Novak. Fin de partie
avec Vicky Cristina Barcelona (2008),
chronique sentimentalo-touristique dans laquelle Woody Allen jette la blonde
Scarlett Johansson dans les bras de la brune Penélope Cruz, scène choc moins
sulfureuse qu’on ne l’a dit qui en vient à occulter la qualité intrinsèque du
film.
Emma Stone
Encore une blonde
dans l’univers de Woody Allen. Lorsqu’il fait appel à elle pour Magic in the Moonlight, un film d’époque
situé dans les Années Folles, Emma Stone a surtout à son actif une série
imposante de comédies sentimentales pas toujours très subtiles, de Hanté par ses ex à Crazy Stupid Love, et La
couleur des sentiments, un mélo sur fond de lutte pour les droits civiques.
Pour le réalisateur, elle est donc un peu comme une toile blanche sur laquelle
il va pouvoir projeter ses fantasmes. Il va d’ailleurs lui permettre de donner
un vaste aperçu de son registre dont elle récoltera les fruits dès son film
suivant, Birdman d’Alejandro Gonzalez
Inarritu, pour lequel elle sera nommée à l’Oscar du meilleur second rôle
féminin. Entre-temps elle retrouve Woody Allen dans un tout autre contexte pour
L’homme irrationnel où elle incarne
une étudiante de bonne famille qui va succomber au charme vénéneux de son prof
de philo. Désormais assaillie par les propositions, elle a tourné depuis sous
la direction de Cameron Crowe et du réalisateur de Whiplash, Damien Chazelle. Elle ne figurera donc pas dans le
prochain film de Woody Allen, ce qui n’exclut pas pour autant des retrouvailles
ultérieures.
Les femmes de l’ombre
Dianne Wiest
Le seul tort de
Dianne Wiest est sans doute d’avoir tenu des seconds rôles dans certains films de
Woody Allen dont la vedette était le plus souvent Mia Farrow. C’est dans un
personnage de prostituée des années 30 que le réalisateur la découvre et la
révèle dans La rose pourpre du Caire
(1985). Elle a d’ailleurs décrit leur première entrevue en ces termes :
« Ça a duré trente secondes. Il m’a regardée, m’a dit bonjour, a demandé à
quelqu’un de faire un Polaroid de moi, m’a remercié et m’a montré la
porte. » Quatre autres films suivront cette brève rencontre, parmi
lesquels Hannah et ses sœurs où sa composition
d’actrice névrosée vaudra à Dianne Wiest l’Oscar du meilleur second rôle
féminin en 1987, une performance prolongée dans Coups de feu sur Broadway (1994) où celle dont Brad Pitt a déclaré
que c’était son actrice favorite campera un rôle assez voisin, dans le petit
monde du théâtre des années 20, et obtiendra à nouveau la prestigieuse
récompense. Elle a également tourné sous la direction du maître Radio Days et September, tous les deux en 1987. Elle est par ailleurs la seule à
avoir interprété les deux versions successives du dernier de ces films, Woody
Allen, insatisfait du résultat, l’ayant tourné une nouvelle fois intégralement
à ses frais.
Judy Davis
Cette comédienne
australienne au teint diaphane et aux convictions bien arrêtées occupe chez Woody
Allen une place équivalente à celle de Dianne Wiest. C’est une valeur sûre qui
y tient rarement la vedette, mais n’a pas besoin de dizaines de scènes pour
imposer sa présence. Autre particularité, la durée de sa collaboration avec le
cinéaste : plus de vingt ans à ce jour. Tout commence avec Alice (1990), puis se poursuit avec Maris et femmes (1992), qui vaut à la
l’interprète de La route des Indes de
David Lean sa deuxième nomination à l’Oscar du meilleur second rôle féminin.
L’aventure continue avec Harry dans tous
ses états (1997), Celebrity
(1998), qu’elle a tourné deux semaines à peine après avoir accouché, et To Rome With Love (2012). Judy Davis
apporte à chacun de ses rôles une évidence et traverse presque clandestinement
cette œuvre dont elle est devenue petit à petit l’un des personnages clés.
Woody Allen a d’ailleurs déclaré d’elle qu’elle est à ses yeux « l’une des
actrices les plus excitantes du monde ». Quant à sa
compatriote Cate Blanchett (recrutée à son tour par le cinéaste dans Blue Jasmine), elle la considère comme
son modèle en tant qu’actrice et elle sait mieux que personne de quoi il
retourne.
Parker Posey
Cette comédienne
brune aux yeux de chat a longtemps été l’égérie du cinéma américain indépendant
le plus radical et le plus branché, de Doom
Generation de Gregg Araki (1995) à Broken
English de Zoe Cassavetes (2007). Elle est surtout l’égérie récurrente de
Hal Hartley qui l’a dirigée notamment dans Amateur
(1994), Flirt (1995), Henry Fool (1997), Fay Grimm (2006) et Ned Rifle
(2014). Dans L’homme irrationnel,
elle incarne une femme mûre qui s’étiole dans la bourgade de province où elle a
suivi son mari et jette son dévolu sur Joaquin Phoenix. Un rôle ingrat dans
lequel elle est époustouflante sans jamais trop en faire. Elle a enchaîné
depuis avec le prochain film de Woody Allen, encore sans titre, dans lequel
elle ne tient qu’un second rôle.
Les fantaisistes
Sally Hawkins
Le vilain petit
canard de Blue Jasmine n’est pas une
nouvelle venue dans l’univers de Woody Allen. Le réalisateur avait en effet
déjà confié un rôle secondaire dans Le
rêve de Cassandre (2007) à cette comédienne britannique remarquée dans
plusieurs contre-emplois dramatiques chez Mike Leigh. Ce qui lui plaît chez
elle, c’est la gouaille cockney de cette nature volcanique qui contraste
merveilleusement bien avec la superbe arrogance affichée par son improbable
sœur adoptive de cinéma, l’Australienne Cate Blanchett.
Tracey Ullman
Au sein d’une carrière
dédiée à la comédie, la chanteuse, fantaisiste et animatrice de télévision
anglaise Tracey Ullman a apporté sa gouaille à deux films de Woody Allen :
Coups de feu sur Broadway (1994) et Escrocs mais pas trop (2000), hommage
burlesque au Pigeon de Mario
Monicelli. C’est une nature qui n’a besoin pour pouvoir s’exprimer que d’un bon
texte et de dialogues ciselés, ce que ce remarquable directeur d’acteurs lui a
fourni et qu’elle lui a fort bien rendu.
Julie Kavner
Surtout célèbre
pour avoir prêté sa voix à Marge, la mère des Simpson choucroutée de bleu
indigo, cette fantaisiste appartient à la garde rapprochée de Woody Allen. Elle
est celle à qui il s’adresse quand il a besoin d’une valeur sûre le temps de
quelques scènes. Malgré une carrière tournée davantage vers la télévision et le
doublage que vers le cinéma, au milieu des années 80, Julie Kavner devient
l’une de ses interprètes récurrentes avec Hannah
et ses sœurs (1986), Radio Days
(1987), son sketch de New York Stories :
Le complot d’Œdipe (1989), Alice (1990), Ombres et brouillard (1991), son téléfilm Don’t Drink the Water (1994) et Harry
dans tous ses états (1997), soit sept rôles en une dizaine d’années.
BOX-OFFICE DES FILMS DE WOODY ALLEN
Film
|
Budget ($)
|
États-Unis ($)
|
France (entrées)
|
Monde ($)
|
NC
|
NC
|
220 144
|
NC
|
|
1 500 000
|
NC
|
925 931
|
NC
|
|
2 000 000
|
NC
|
1 225 323
|
NC
|
|
2 000 000
|
18 016 290
|
1 737 735
|
NC
|
|
2 000 000
|
18 344 729
|
218 474
|
NC
|
|
3 000 000
|
20 123 742
|
544 826
|
NC
|
|
4 000 000
|
38 251 425
|
1 344 539
|
NC
|
|
10 000 000
|
10 432 366
|
817 436
|
NC
|
|
NC
|
39 946 780
|
2 350 995
|
NC
|
|
10 000 000
|
10 389 003
|
591 560
|
NC
|
|
NC
|
9 077 269
|
1 131 245
|
NC
|
|
NC
|
11 798 616
|
1 000 177
|
NC
|
|
8 000 000
|
10 600 497
|
421 368
|
NC
|
|
15 000 000
|
10 631 333
|
1 800 960
|
NC
|
|
6 400 000
|
40 084 041
|
1 402 462
|
NC
|
|
16 000 000
|
14 792 779
|
900 181
|
NC
|
|
10 000 000
|
486 434
|
308 555
|
NC
|
|
10 000 000
|
1 562 749
|
461 382
|
NC
|
|
19 000 000
|
18 254 702
|
695 643
|
NC
|
|
15 000 000
|
10 763 469
|
411 540
|
NC
|
|
12 000 000
|
7 331 647
|
1 244 890
|
NC
|
|
14 000 000
|
2 735 731
|
568 632
|
NC
|
|
20 000 000
|
10 555 619
|
644 002
|
NC
|
|
13 500 000
|
35 291 068
|
1 553 577
|
NC
|
|
20 000 000
|
13 383 747
|
1 022 313
|
NC
|
|
15 000 000
|
6 468 498
|
1 063 526
|
NC
|
|
20 000 000
|
9 759 200
|
1 555 752
|
NC
|
|
20 000 000
|
10 686 841
|
1 285 535
|
NC
|
|
12 000 000
|
5 078 660
|
738 102
|
NC
|
|
29 750 000
|
4 197 015
|
677 222
|
NC
|
|
25 000 000
|
17 266 359
|
1 038 868
|
29 934 477
|
|
33 000 000
|
7 517 191
|
732 402
|
18 914 307
|
|
16 000 000
|
4 850 753
|
813 053
|
14 569 744
|
|
18 000 000
|
3 212 310
|
473 993
|
13 585 075
|
|
NC
|
3 826 280
|
373 279
|
20 085 825
|
|
15 000 000
|
23 151 529
|
1 567 793
|
85 306 374
|
|
4 000 000
|
10 525 717
|
810 748
|
39 215 642
|
|
20 000 000
|
973 018
|
420 089
|
22 658 632
|
|
20 000 000
|
23 216 709
|
1 914 781
|
96 409 300
|
|
15 000 000
|
5 306 706
|
904 614
|
35 097 815
|
|
22 000 000
|
3 248 246
|
866 732
|
34 275 987
|
|
17 000 000
|
56 817 045
|
1 739 215
|
151 119 219
|
|
17 000 000
|
16 685 867
|
559 784
|
73 244 881
|
|
18 000 000
|
33 405 481
|
1 454 894
|
97 505 481
|
|
16 800 000
|
10 539 326
|
1 060 193
|
32 339 326
|
|
L'homme
irrationnel (2015)
|
4
000 000
|
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