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Woody Allen : Le pygmalion new-yorkais

Woody Allen © DR


Conférence donnée par Jean-Philippe Guerand le jeudi 15 octobre 2015 et filmée par Maxime Laure pour le compte de l'Université Populaire du cinéma Jean Eustache de Pessac.



Au tournant du troisième millénaire, alors que le cinéma hollywoodien atteint sa suprématie et que le fossé se creuse entre les super-héros de Blockbusters et un cinéma d’auteur de moins en moins indépendant et de plus en plus formaté, Woody Allen s’ancre, loin des effets spéciaux, dans un pré carré de plus en plus proche de celui des grands maîtres européens qui l’ont forgé.
Né à Brooklyn en 1935, il est l’exemple parfait de la manifestation de l’humour juif new-yorkais. Il fera de sa ville une muse, un personnage à part entière qu’il filmera avec amour. Avec amour, toujours, il mettra en scène ses actrices, de Diane Keaton à Mia Farrow, en passant par Scarlett Johansson et plus récemment Emma Stone. Ses œuvres s’engagent à livrer un portrait très acéré de la société qui l’entoure, et parfois de lui-même, à travers les rôles qu’il se crée ou ceux des personnages masculins qu’il imagine, toujours avec drôlerie, et justesse. Woody Allen reste aujourd’hui encore l’un des cinéastes les plus prolifiques, au rythme moyen d’un film par an, et a su se hisser au rang d’institution internationale.
Récemment, c’est en Europe qu’il a trouvé l’inspiration sans perdre pour autant son regard si singulier. Le succès de Minuit à Paris, après celui de Match Point, lui a par ailleurs permis de rentrer en grâce auprès du public américain et de revenir aux États-Unis, mais non plus exclusivement à New York. Blue Jasmine se déroule ainsi à San Francisco, ville éminemment cinématographique dont les rues en pente on notamment servi de cadre à Sueurs froides et Bullitt. Quant à L’homme irrationnel, son nouveau film, il prend pour cadre une petite ville de province comme il n’en a que très rarement dépeintes au cours de sa carrière, à Rhode Island, le plus petit état américain, célèbre pour une remarquable manifestation culturelle qui croise une autre passion de Woody Allen, puisqu’il s’agit du festival de jazz de Newport. Ce cadre comme préservé du bruit et de la fureur, il l’utilise d’ailleurs comme un refuge, mais aussi un monde en vase clos où la communauté universitaire constitue une sorte de microcosme intellectuel. Il y a quelque chose du héros de Lolita de Vladimir Nabokov chez son personnage masculin. Le même égarement.
Parmi ses névroses répertoriées, dans la réalité mais parfois aussi dans la fiction : le soleil, les araignées (dans Annie Hall où l’on croise aussi… des homards !), les insectes, les chiens, l’altitude, la foule, l’avion, les germes, le cancer (dans Manhattan, il impute même des vertus cancérigènes au… valium !) et évidemment… la mort. Ajoutons que Woody Allen se méfie au plus haut point des chambres d’hôtel, sous prétexte qu’elles peuvent dissimuler plusieurs de ces menaces. Il cède parfois à la paranoïa aiguë, assume une hypocondrie extrême et se réjouit que la célébrité lui permette d’obtenir plus rapidement un rendez-vous chez le médecin ou les résultats d’une biopsie. « Je ne suis pas hypocondriaque, a-t-il expliqué un jour, mais j’appartiens à un genre totalement différent de cinglé. »
On pourrait aussi y ajouter un penchant pour le masochisme qui lui vaut régulièrement de dénigrer certains de ses propres films. Il a ainsi déclaré à propos de l’un d’entre eux : « En 1980, j’ai même accepté de réaliser Stardust Memories pour les Artistes Associés, juste pour m’assurer que le précédent film que je venais de tourner pour eux resterait sur leurs étagères. Et malgré mes efforts pour le cacher au public, je ne suis toujours pas arrivé à comprendre comment il a pu remporter un tel succès auprès du public. Je ne sais vraiment pas par quel miracle j’ai pu m’en tirer aussi bien. »
Et bien, croyez-le ou pas, ce film en question dont il avait tellement honte, et pour lequel les Artistes Associés lui avaient donné carte blanche au lendemain du succès d’Annie Hall, c’est tout simplement… Manhattan qui s’est classé à la sixième place du box-office de l’année 1979. Et l’ironie du sort, c’est que c’est Stardust Memories qui a été un bide retentissant.
Mais, après tout, comme l’a dit lui-même un jour Woody Allen : « L’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut toujours faire l’imbécile, alors que l’inverse est totalement impossible. »

L’homme irrationnel

Autodidacte doué d’une culture encyclopédique, Woody Allen prend cette fois pour héros un pur intellectuel qui traverse une crise existentielle. Le personnage campé par Joaquin Phoenix est professeur de philosophie et on a parfois le sentiment que ses idées noires ont été nourries par les pensées négatives des penseurs allemands Kant, Husserl, Heidegger et des existentialistes français qu’il cite à tout bout de champ pendant ses cours et même au cours de sa vie quotidienne.
La structure se réclame quant à elle de celle de Crime et châtiment. L’habileté de Woody Allen consiste à jouer cartes sur table en mettant ses références dans la bouche de ses protagonistes… du moins celle à Dostoïevski.

Points communs entre Manhattan et L’homme irrationnel

Le personnage principal est décrit comme un séducteur doublé d’un Pygmalion. Il fascine les femmes plus jeunes, leurs compagnons n’essayant même pas de lutter contre son charme maléfique
Le personnage principal est un anti-héros qui se gargarise de mots et bâtit sa pensée sur celle de ses modèles intellectuels. Il est partagé entre deux femmes : l’une symbolise l’éternelle jeunesse à laquelle il essaie de se raccrocher tant bien que mal, l’autre incarne la maturité.

Différences entre Manhattan et L’homme irrationnel

Manhattan est raconté à la première personne du singulier. Il s’agit en quelque sorte de la continuation d’Annie Hall sur le plan thématique.
L’homme irrationnel mélange les voix off des deux personnages principaux, ce qui est a priori un mode de narration illogique ou… irrationnel, car on a du coup deux points de vues différents sur la même histoire, sans être toujours certain de qui la raconte. On se trouve en fait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des deux protagonistes dont les regards divergent.

Manhattan

Manhattan constitue un tournant décisif dans l’œuvre de Woody Allen en tant que réalisateur et s’inscrit dans la continuité logique d’Annie Hall, dont il est indissociable à bien des égards. Entre-temps, le réalisateur a toutefois amorcé avec Intérieurs une rupture radicale, en signant un drame bergmanien dans lequel il n’apparaît pas en tant qu’interprète. En revanche, le personnage qu’incarne le réalisateur dans Manhattan n’est une fois de plus qu’un autre lui-même, à peine fantasmé. Son personnage, Isaac Davis, est un auteur de sketches comiques pour la télévision qui essaie de devenir écrivain en puisant son inspiration dans son propre vécu. Celui qu’il interprétait dans Annie Hall, Alvy Singer, était un comique professionnel aux prises avec son pouvoir de séduction. Dans un cas comme dans l’autre, et bien qu’il s’en soit beaucoup défendu, Woody Allen exploite des éléments de sa biographie et se livre à une sorte de psychanalyse sauvage. Ces deux métiers, il les connaît bien pour les avoir naguère pratiqués et s’est souvent impliqué dans ses sketches, puis dans ses films. À noter, d’ailleurs, qu’il avait prévu d’intituler Anhédonia, terme clinique de psycho-pathologie qui sert à désigner l’impossibilité d’éprouver du plaisir, ce film finalement intitulé du nom de son personnage principal féminin, le patronyme Hall étant celui de sa partenaire, Diane Keaton. « C’était, à l’origine un film sur moi exclusivement, a avoué à ce propos Woody Allen… C’était sur moi, ma vie, mes pensées, mes idées, mes origines, et la relation était une partie majeure du film. »
À ce stade de sa carrière, Woody Allen est une star aux États-Unis. Il est même considéré en 1979 comme le quatrième acteur le plus populaire auprès du grand public, mais essentiellement pour des comédies, hormis Le prête-nom de Martin Ritt, une évocation de la Chasse aux Sorcières et du Maccarthysme. Diane Keaton occupe pour sa part la douzième position dans le cœur du public américain.
Présenté pour la première fois au Festival de Cannes, dont il fait l’ouverture hors compétition, Manhattan confirme le succès d’Annie Hall sur un registre nettement plus nostalgique et surtout dans le cadre d’un véritable film d’auteur qui se revendique en tant que tel, ne serait-ce que par son usage anachronique et nostalgique du noir et blanc, de la musique de la fameuse Rhapsody in Blue de George Gershwin et un aspect assez littéraire étayé par l’utilisation de la voix off, une technique qu’il utilisera souvent, comme pour prendre le spectateur à témoin et l’impliquer dans ses histoires.
Cette nostalgie n’empêche pas le film de refléter les mœurs de l’époque à laquelle il a été réalisé. 1979 est la dernière année du mandat du président Jimmy Carter aux États-Unis. Ronald Reagan puis George Bush senior lui succèderont en assurant douze années de présidence républicaine qui seront marquées par une régression sociale, une augmentation des inégalités et un retour du puritanisme qu’amplifiera encore par la suite la découverte du Sida. Le cinéma de Woody Allen n’est toutefois pas particulièrement engagé sur le plan social ou politique, même si son réalisateur a pu affirmer ses convictions hors champ ou soutenir la candidature de Barack Obama. Il a toutefois interdit que ses films soient projetés en Afrique du Sud jusqu’à la fin de l’Apartheid.
Une citation de son recueil Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la culture résume assez bien sa philosophie en la matière et sa méfiance : La dictature c'est « ferme ta gueule », la démocratie c'est « cause toujours ». Ce n’est pas un hasard non plus s’il a joué dans Le prête-nom de Martin Ritt.
Quant à ceux qui lui ont reproché de ne jamais s’engager, on rétorquera qu’il est venu pour la première fois à la cérémonie des Oscars en 2002 afin d’exhorter publiquement ses confrères à continuer à venir tourner à New York au lendemain des attentats du 11 septembre.
Précisons que Woody Allen détient à ce jour le record absolu de nominations en tant que scénariste (seize) et un total inégalé de vingt-quatre nominations à titre personnel dans trois catégories différentes : scénariste, réalisateur et acteur.
Woody Allen est pourtant un cinéaste sous influence, mais s’il puise parfois son inspiration chez d’autres cinéastes, c’est davantage sur le plan thématique que d’un point de vue esthétique. Et quand citation il y a, l’hommage est clairement assumé. Il court même de film en film.
Ses références sont multiples, mais certains cinéastes reviennent plus souvent que d’autres, les Américains s’avérant finalement assez rares. Venu de la comédie, Woody Allen mettra davantage de temps que ses confrères à être reconnu comme un auteur à part entière, notamment par rapport à ceux du Nouvel Hollywood dont il est contemporain. Il ne croisera d’ailleurs artistiquement que deux d’entre eux à l’occasion du film à sketches New York Stories au générique duquel il est associé à Martin Scorsese et Francis Ford Coppola.

Références
Prié un jour d’établir la liste de ses dix films préférés, Woody Allen a cité les titres suivants :
La grande illusion de Jean Renoir
Citizen Kane d’Orson Welles
Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica
Rashômon d’Akira Kurosawa
Le septième sceau d’Ingmar Bergman
Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick
Les quatre cents coups de François Truffaut
Huit et demi et Amarcord de Federico Fellini
Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel.
On constate qu’elle comprend trois films français (dont un réalisé par un Espagnol), trois italiens (dont deux signés Fellini), deux américains, mais aucune œuvre muette et pas la moindre comédie.
Parmi les cinéastes que Woody Allen cite le plus régulièrement figure Ingmar Bergman, dont il partage l’attirance pour la psychologie féminine. En revanche, là où le maître suédois se méfie de la musique comme de la peste, le réalisateur new-yorkais la considère comme consubstantielle à son cinéma.
Lors de leur première rencontre au Guggenheim, dans Manhattan, le personnage qu’il incarne doit faire face aux assauts de Diane Keaton et de son copain Michael Murphy qui se vantent d’avoir créé “l’académie des surestimés” dans laquelle ils immolent pêle-mêle Gustav Mahler, Isak Dinesen, Carl Jung, Scott Fitzgerald, Norman Mailer, Walt Whitman, Lenny Bruce, sans autre forme de procès. Mais quand le nom d’Ingmar Bergman vient sur le tapis, il s’insurge en ces termes : « C’est le seul génie du cinéma actuel. » et Diane Keaton (qui met en avant ses origines de Philadelphie) de lui rétorquer : « Vous êtes le contraire de Bergman, absolument. Vous êtes l’auteur de fabuleux… sketches télévisés. C’est brillant à hurler de rire, alors que lui, il est si scandinave. » Un paradoxe que résout Woody Allen dans Guerre et amour. Au point d’oser rire du Septième sceau, l’un de ses plus grands chefs d’œuvre, qu’il avait déjà pastiché en 1972 dans une pièce intitulée Le huitième sceau qui figure dans son recueil Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la culture et où il remplace les échecs par… le gin rummy !
Autre référence écrasante : Federico Fellini qui, comme Bergman, a été l’un des cinéastes européens les plus connus aux États-Unis des années 50 à 80. Woody Allen l’a souvent cité, notamment dans Celebrity (1998). Dans Annie Hall, alors qu’il fait la queue avec Diane Keaton pour assister à une séance de Face à face de Bergman, il doit endurer les lieux communs d’un autre spectateur qui déboulonne Fellini en l’accusant d’être surfait, avant de s’en prendre à Samuel Beckett, puis à Marshall McLuhan qu’il finit par appeler à sa rescousse contre ce monsieur Je Sais Tout caché derrière son statut ronflant de professeur à l’université de Columbia. Woody Allen, qui avait demandé initialement à Fellini d’apparaître dans cette séquence, s’est aussi inspiré d’une séquence d’anthologie d’un de ses films dans ce qui reste sans doute son œuvre la plus personnelle sur le plan artistique. En tout cas, l’une des plus oniriques. Je vous laisse juges…
Alfred Hitchcock figure aussi au panthéon de Woody Allen qui a appliqué certains de ses principes sur le suspense dans ses films assortis d’une intrigue policière : Meurtre mystérieux à Manhattan, Match Point, Scoop, Le rêve de Cassandre, Magic in the Moonlight et L’homme irrationnel, entre autres. L’enjeu narratif de son dernier film en date tourne autour du fantasme absolu que représente le crime parfait, comme dans L’inconnu du Nord-Express, mais aussi autour de l’acte gratuit tel que l’a illustré André Gide dans Les caves du Vatican à travers le personnage de Lafcadio. Le personnage principal se régénère au fil de la machination qu’il ourdit… pour mieux courir à sa perte.
En voici un autre exemple flagrant…

La méthode
Woody Allen enfonce avec Manhattan les piliers de son œuvre de réalisateur et développe la plupart de ses thèmes de prédilection, sans toujours chercher à faire rire.
Il est le cœur de son film, on pourrait presque dire le nombril de son monde. Une situation dont il aura du mal à s’extraire car sa présence est considérée comme un atout commercial majeur pour les Majors successives qui vont distribuer ses films sur le territoire américain, puis parfois dans le reste du monde. En vieillissant, il va toutefois confier à confier à des clones plus ou moins ressemblants les emplois qu’il n’est plus en âge de tenir. Au point qu’on reconnaît en certains personnages des rôles dans lesquels il s’est particulièrement investi.
Woody Allen imprime sa marque de fabrique en annonçant la couleur dès le générique de ses films. Depuis Annie Hall, en 1977, à l’exception notable d’Intérieurs, sur les conseils amicaux du grand typographe Ed Benguiat, il utilise comme marque de fabrique une police unique du nom de Windsor créée en 1903 pour une fonderie anglaise par Eleisha Pechey, généralement en caractères blancs sur fond noir.
Woody Allen a affirmé à l’époque vouloir prendre le contre-pied des films américains qui investissaient beaucoup de frais inutiles dans leur générique. À noter d’ailleurs que dans celui de Manhattan, le titre n’apparaît qu’au cours du prologue sous la forme d’un banal néon de parking.

Musique
Sur le plan musical, Woody Allen a recours comme accompagnement à des standards extraits du jazz des années 20 à 40 qu’il écoute. On reconnaît d’ailleurs certains morceaux d’un film à l’autre. Parmi les exceptions : la musique de Philip Glass qui accompagne Le rêve de Cassandre (2007), mais aussi la bande originale d’une œuvre de jeunesse, Woody et les robots (1973), que le réalisateur mélomane interprète lui-même dans le cadre d’une formation de Ragtime : The Preservation Hall Jazz Band, avec son vieux complice Eddy Davis.
Eddy Davis, il l’a rencontré au début des années soixante, à l’époque où le comique exprimait sa philosophie de la vie dans les boîtes de nuit. Rapprochés par leur passion commune pour le jazz des origines, ils ont monté le New Orleans Jazz Band, une formation qui a effectué plusieurs tournées en Europe. Woody Allen y joue de la clarinette, « art qu’il place au-dessus de tous les autres, y compris le cinéma », et Eddy Davis du banjo et d’autres instruments à cordes. Les deux compères ont également enregistré un album intitulé The Bunk Project à l’intérieur d’une église, dans les conditions du live, Woody Allen refusant de s’installer en studio pour « rester maître des événements ». Eddy Davis a également édité sur son label New York Jazz Records douze standards enregistrés avec Woody Allen et le bassiste anglais Conal Fowkes.
S’il est un jazzman que Woody Allen vénère par-dessus tous, c’est le clarinettiste et saxophoniste Sidney Bechet, celui par qui il a découvert le jazz à la radio, alors qu’il avait quatorze ans. Non seulement il a avoué en 2014 qu’il rêverait de lui consacrer un Biopic, mais il a prénommé la fille qu’il a adoptée en 1998 Bechet Dumaine et sa cadette, née en l’an 2000, Manzie Tio, en hommage à Manzie Johnson, un batteur célèbre pour avoir joué dans la formation de Bechet.
Accords et désaccords (1999) s’intitulait à l’origine The Jazz Baby et figurait déjà parmi les projets de Woody Allen à l’époque de Bananas (1971). Sean Penn y incarne Emmet Ray, un guitariste dont la carrière aurait été éclipsée par celle de Django Reinhardt. Un personnage en fait aussi imaginaire que l’homme caméléon de Zelig. Le titre original Sweet and Lowdown est en outre celui d’une chanson de George Gershwin que le réalisateur utilise dans la bande originale de Manhattan.

Fidélité
Plus généralement, Woody Allen s’entoure d’une équipe artistique dans laquelle reviennent souvent les mêmes noms, des compositions et des arrangements musicaux de Dick Hyman et des décors de Santo Loquasto (depuis Radio Days) au montage qui sera assuré par Ralph Rosenblum, puis à partir de Manhattan (1979) par Susan E. Morse, et enfin depuis Accords et désaccords (1999) par Alisa Lepselter. C’est aussi cette fidélité qui permet au cinéaste de continuer à tourner à ce rythme exceptionnel à presque quatre-vingts ans : une cinquantaine de films en un demi-siècle dont il a fini par s’abstraire progressivement en tant qu’interprète, atteint par la limite d’âge et surtout l’envie qu’il a de continuer à aborder des préoccupations qui concernent des gens plus jeunes que lui. Sans prétendre au titre de chantre de la nouvelle génération, à l’instar d’Eric Rohmer qui rajeunissait ses protagonistes, au fur et à mesure de son propre vieillissement, comme dans un défi lancé au temps.
Woody Allen change en revanche régulièrement de chef opérateur et a collaboré avec des grands noms venus du monde entier, au fil des périodes, comme pour s’approprier leur expérience passée et manifester son admiration envers certains grands maîtres du cinéma moderne dont certains ont été les collaborateurs. On peut aussi y voir l’envie pour ce cinéaste des villes de confronter des regards étrangers à des lieux qu’il a, pour certains, filmés à plusieurs reprises.
Ici, un état des lieux précis s’impose sur la répartition de ces contributions.
Douze films : l’italien Carlo di Palma (Hannah et ses sœurs, Radio Days, September, Alice, Ombres et brouillard, Maris et femmes, Meurtre mystérieux à Manhattan, Coups de feu sur Broadway, Don’t Drink the Water, Maudite Aphrodite, Tout le monde dit I Love You et Harry dans tous ses états), partenaire fidèle de Michelangelo Antonioni.
Huit films : l’Américain Gordon Willis (Annie Hall, Intérieurs, Manhattan, Stardust Memories, Comédie érotique d’une nuit d’été, Zelig, Broadway Danny Rose et La rose pourpre du Caire), l’un des techniciens de prédilection du Nouvel Hollywood avec qui il a tourné quatre films en noir et blanc.
Cinq films : le français Darius Khondji (Anything Else, la vie et tout le reste, Minuit à Paris, To Rome with Love, Magic in the Moonlight et L’homme irrationnel), transfuge du jeune cinéma d’auteur européen passé à Hollywood avec Se7ven de David Fincher.
Quatre films : le suédois Sven Nykvist (Une autre femme, Le complot d’Œdipe, Crimes et délits et Celebrity), collaborateur habituel d’Ingmar Bergman.
Trois films : le chinois Zhao Fei (Accords et désaccords, Escrocs mais pas trop et Le sortilège du scorpion de jade), complice de Zhang Yimou ; l’américain Vilmos Zsigmond (Melinda et Melinda, Le rêve de Cassandre et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu).
Deux films : l’américain David M. Walsh (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe et Woody et les robots) ; le britannique Remi Adefarasin (Match Point et Scoop) ; l’espagnol Javier Aguirresarobe (Vicky Cristina Barcelona et Blue Jasmine).
Un film : le belge Ghislain Cloquet (Guerre et amour) ; l’allemand Wedigo von Schultzendorff (Hollywood Ending) ; l’américain Harry Savides (Whatever Works) et demain l’italien Vittorio Storaro (le complice attitré de Bernardo Bertolucci) avec lequel il va accomplir sa mue tardive vers le numérique dès son prochain film.
Sur le plan formel, Woody Allen attache peu d’importance aux mouvements de caméra et n’utilise le plan séquence que pour rendre l’action plus fluide et gagner du temps. Son cinéma est d’abord centré autour des acteurs et n’a que peu de goût pour les morceaux de bravoure ou les exploits techniques. Il se concentre tout entier sur ses interprètes.

Règles de conduite
Woody Allen a un rythme de travail extrêmement régulier : il tourne généralement l’été voire l’automne, monte dans la foulée, écrit en hiver, et assure retakes, finitions et préparatifs pour être fin prêt au printemps. Simultanément, il joue de la clarinette en concert, souvent une fois par semaine, et accepte parfois des rôles dans les films des autres, généralement par amitié ou par affinité avec l’auteur ou avec un autre acteur. Paradoxalement, ses choix en la matière ont rarement été couronnés de succès, car la plupart des réalisateurs tentent vainement de ressusciter le protagoniste qu’il a souvent incarné à ses débuts : le séducteur volubile et maladroit, toujours prompt à prodiguer des conseils. Il n’a d’ailleurs aucunement la prétention d’être un acteur de composition et se contente de décliner le même emploi à l’infini… à quelques nuances près. D’ailleurs, quand son personnage principal lui semble trop éloigné de ce qu’il est, dans ses propres films, il s’arrange pour le confier à un autre, de peur de vampiriser son rôle. Il a même avoué avoir regretté d’avoir dû jouer dans Harry dans tous ses états (1997) un rôle pressenti pour Dustin Hoffman ou Robert de Niro voire dans Le sortilège du scorpion de jade (2001) un emploi proposé initialement à Tom Hanks et Jack Nicholson.
Vis à vis de ses interprètes, Woody Allen entretient quelques principes intangibles :
- il engage ceux qui sont disponibles au moment où il doit tourner ;
- il cite leurs noms dans l’ordre alphabétique au générique, même si le sien commence par un “a”, mais il ne faut y voir aucune malice vaniteuse ;
- tous les comédiens sont rémunérés sur la même base, quelle que soit leur notoriété, seule la longueur de leur apparition à l’écran étant de nature à établir une hiérarchie.
La participation de ses films dans les festivals internationaux est assujettie par Woody Allen d’une condition de non compétitivité qui explique qu’il n’ait obtenu ni Palme, ni Lion ni Ours d’or pour l’un ou l’autre d’entre eux, mais pour l’ensemble de son œuvre et à titre honorifique. Sa déontologie consiste à dire qu’il n’accepterait de se voir comparé à ses collègues dans une compétition que s’ils traitaient tous du même sujet. Il a réussi par ailleurs à imposer contractuellement que ses films ne soient ni coupés ni remontés lorsqu’ils sont diffusés à la télévision ou à bord des avions. Il faut dire aussi que leur durée est systématiquement inférieure à deux heures, ce qui facilite les choses.
Woody Allen interdit formellement aux éditeurs de recadrer l’image à l’aide de la fameuse technique du pan and scan qui consiste à effectuer des mouvements artificiels à l’intérieur des plans pour montrer ses extrémités rognées si nécessaire. Manhattan a d’ailleurs été l’un des tout premiers films édités en vidéo aux États-Unis à bénéficier de la technique Letterbox qui respectait le format initial et notamment l’écran large du panoramique en apposant des bandes noires en haut et en bas de l’image. Woody Allen a toujours refusé que des bonus accompagnent ses films. Il a d’ailleurs déclaré à plusieurs reprises ne jamais revoir aucun d’entre eux.
Jason Biggs, le jeune premier révélé par American Pie, dans Anything Else, la vie et tout le reste (2003), dont il incarne lui-même le pygmalion paranoïaque, ou Larry David dans Whatever Works (2009) semblent être ses clones par les personnages qu’ils campent et leur jeu fondé sur le dialogue et une connivence appuyée avec le spectateur. Idem pour John Cusack dans Coups de feu sur Broadway (1994) et Kenneth Branagh dans Celebrity (1998). C’est d’ailleurs une constante chez Woody Allen de s’adresser parfois directement au public. Parmi les situations qu’il affectionne : les déambulations dans les expositions, les terrasses de café et les conversations sur des bancs. Dans L’homme irrationnel, il transforme même ce mobilier urbain en scène de crime. Refaire le monde en marchant figure aussi parmi ses postures favorites. Sur le plan philosophique, on pourrait donc le qualifier de péripatéticien, à l’instar d’Aristote qui enseignait en déambulant dans les allées du Lycée. Il a toutefois des idées arrêtées sur la narration, mais les transcende bien volontiers. Quant à ceux qui font appel à lui comme interprète, ils lui offrent le plus souvent des rôles sur mesure. C’est notamment le cas de John Turturro dans Apprenti gigolo (2013).
Comme Woody Allen l’a si bien montré dans La rose pourpre du Caire (1985), il existe à ses yeux un cordon ombilical invisible entre la fiction et la réalité qui rend possible des échanges et des interactions. D’où sans doute sa fascination pour la magie, si souvent exprimée du Sortilège du scorpion de jade (2001) à Magic in the Moonlight (2014), en passant par Scoop (2006). Woody Allen est en cela l’héritier du cinéma des origines, celui de Georges Méliès qui reposait pour une bonne part sur l’illusion. Qu’il voie apparaître sa mère dans le ciel dans son sketch de New York Stories, Le complot d’Œdipe (1989), qu’il mette en scène un réalisateur aveugle dans Hollywood Ending (2002) ou qu’il incarne un écrivain aux prises avec sa propre imagination dans Harry dans tous ses états (1997), autoportrait en forme de puzzle. Chez lui, les concepts les plus improbables deviennent souvent des morceaux d’anthologie. C’est aussi le cas de la nostalgie de l’âge d’or qui berce Minuit à Paris (2011), cette réponse cinglante au sempiternel « c’était mieux avant » qui met en perspective, ou du chanteur d’opéra qui a besoin de prendre sa douche pour manifester son don dans To Rome With Love, le dernier de ses films à ce jour dans lequel soit apparu Woody Allen, en 2012.
Il faut préciser qu’entre-temps, il a reconquis le public américain avec Minuit à Paris, le plus grand succès commercial de sa carrière, puis Blue Jasmine (2013), qui a valu un Oscar à Cate Blanchett. Woody Allen n’a donc plus aucune obligation commerciale ou contractuelle de jouer dans ses propres films. Sa signature est suffisante pour attirer les spectateurs, y compris aux États-Unis où il a souffert du procès très médiatisé que lui a intenté Mia Farrow il y a une vingtaine d’années. C’est aussi la raison pour laquelle il a mis le cap vers l’Europe, à un moment où son étoile américaine déclinait, afin d’aller au-devant du public européen, le seul à ne jamais l’avoir trahi au cours de sa carrière. Il donne lui-même une explication assez cocasse de sa notoriété française : ils « me prennent pour un intellectuel sous prétexte que je porte des lunettes et ils me considèrent come un artiste parce que mes films perdent de l’argent. »

New York sur les pas de Woody Allen

« Chapitre 1 : Il adorait New York. Il l’idôlatrait au delà de toute mesure… » Cette déclaration d’amour qui accompagne les premières images de Manhattan sur la fameuse Rhapsody in Blue de George Gershwin a valu à Woody Allen de devenir le plus célèbre ambassadeur de Big Apple. De film en film, il n’a cessé d’exalter les charmes de cette ville, tout en précisant : « Mes films décrivent le New York de mes rêves, de mes vœux, parfois de mes souvenirs ». Une empathie qui a incité le cinéaste à tourner le premier plan de Manhattan… depuis la fenêtre de la chambre à coucher du vaste duplex qu’il habitait alors, à l’intersection de Central Park West et de la Soixante-quatorzième Rue, d’où il avait une vue panoramique de trois cent soixante degrés. Pas étonnant, dès lors, que Manhattan soit un film qui plonge à ce point ses racines dans le pavé de la ville qui lui sert de cadre.
À travers les titres même de ses films, Woody Allen a souvent désigné des lieux. Plus généralement, ceux de certains de ses opus new-yorkais circonscrivent sa carte du tendre à l’intérieur même de Big Apple : Manhattan, puis Meurtre mystérieux à Manhattan, mais aussi Broadway Danny Rose et Coups de feu sur Broadway.
Les villes européennes qui trouvent grâce à ses yeux l’attirent avant tout par la richesse de leur passé. Le plus souvent, il exploite leurs hauts lieux touristiques. Comme s’il souhaitait envoyer quelques mots griffonnés sur des cartes postales à ceux de ses compatriotes qui “font” le tour de l’Europe à toute vitesse et ne s’arrêtent que dans les lieux indiqués par les guides. Woody Allen inscrit ainsi son cinéma dans une certaine vision de l’éternité. Sur le plan purement formel, Woody Allen est un cinéaste des villes qui se méfie toutefois du modernisme.
Paris : dans Guerre et amour, Tout le monde dit I Love You et Minuit à Paris.
Londres : dans Match Point, Scoop, Le rêve de Cassandre et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu.
Venise : dans Tout le monde dit I Love You.
Rome : dans To Rome With Love.
Taormina (Sicile) : dans Maudite Aphrodite où il évoque l’Antiquité grecque.
Barcelone : dans Vicky Cristina Barcelona.
Prague : dans Ombres et brouillard qu’il a reconstitué dans les fameux studios Kaufman Astoria.
Ce n’est pas non plus un hasard si la réalisatrice française Sophie Lellouche a intitulé Paris Manhattan la comédie sentimentale dans laquelle elle lui rend hommage et dont l’héroïne incarnée par Alice Taglioni le prend pour idole. Celle-ci dort d’ailleurs sous une affiche d’un de ses films, de la même façon que Woody Allen baignait dans le culte d’Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi, l’une de ses œuvres de jeunesse. Il s’offre également une discrète allusion à Casablanca dans Manhattan quand, au moment de rompre avec Tracy, il lui déclare « We Will Always Have Paris » (littéralement « Il nous restera toujours Paris »), citation empruntée texto au classique de Michael Curtiz qui prendra tout son sens quand le réalisateur mettra lui-même le cap vers l’Europe.
Woody Allen projette des fantasmes qui ont souvent alimenté ses chroniques new-yorkaises et lui ont valu naguère d’être attaqué violemment par Spike Lee, sous prétexte qu’on ne croisait quasiment jamais de personnes de couleur dans les rues qu’il filmait. L’auteur de Manhattan lui a d’ailleurs répondu à cette occasion qu’il s’agissait de sa vision et qu’il n’avait cure de témoigner d’une quelconque réalité sociologique. Il a même déclaré à ce propos : « J’ai représenté une image de la ville telle que j’aimerais qu’elle soit et telle qu’on peut la voir, pour peu qu’on prenne garde à n’emprunter que certaines rues. »
Le réalisateur a d’abord avoué avoir eu beaucoup de difficulté à filmer la ville ainsi et notamment à éviter toutes les traces de décadence et de délabrement qui l’abimaient à ses yeux : tags, graffitis, ordures, clochards, etc. Le talent du chef opérateur Gordon Willis n’y est pas non plus pour rien. Il a d’ailleurs déclaré que ce film était celui dont il était sans doute le plus fier. Quant à l’utilisation de la musique, notamment celle de George Gershwin, qui a baigné l’écriture du scénario et servi d’inspiration au cinéaste, elle fige ces images pour l’éternité. Comme Le destin fabuleux d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet sera utilisé vingt ans plus tard par les agences immobilières locales pour vanter les charmes de Montmartre auprès de leur clientèle étrangère, Manhattan apparaît comme une sorte de show-room idéalisé à l’usage des touristes du monde entier. Dans Hannah et ses sœurs (1986), le personnage incarné par Sam Waterston entraîne Dianne Wiest et Carrie Fischer pour une visite guidée des immeubles qu’il considère comme les plus remarquables de New York.
Qu’importe dès lors que certains de ses lieux de prédilection soient aujourd’hui un peu démodés, à l’instar d’Elaine’s, ce restaurant chic de la Seconde Avenue dont la patronne figure parmi ses amies les plus intimes. Certains n’existent plus, comme le Russian Tea Room ou la plupart des salles de cinéma qu’il a filmées. D’autres ont subi un coup de jeune, qu’il s’agisse du Hayden Planetarium ou du MoMa. D’autres encore restent inaccessibles, à l’image de Pomander Walk, cette cité privée de la Quatre-vingt-quinzième Rue l’Ouest vantée comme un havre de paix dans Hannah et ses sœurs : on ne peut y pénétrer qu’en montrant patte blanche ou plus sûrement en y étant invité par l’un de ses habitants fortunés. Parmi ceux qui demeurent immuables figurent le musée Guggenheim et le Carnegie Deli, ce snack-bar où Woody Allen a filmé la première séquence de Broadway Danny Rose (1983), moyennant un dédommagement de 6 500 dollars.
Ouvert en 1937, le Carnegie Deli propose les plus fameuses spécialités culinaires juives d’Europe de l’Est dans un cadre hors du temps. Quant à Woody Allen, il lui arrive de se faire livrer, mais « il vient régulièrement, de préférence vers vingt-deux heures trente et choisit une table au fond de la salle, afin d’éviter la foule qui se presse avant et après les spectacles. Bien qu’il soit traité comme n’importe quel autre habitué, le réalisateur possède un privilège unique : il a donné son nom à un gigantesque sandwich composé d’une livre et demie de corned beef et de pastrami… Un paradoxe pour lui qui est devenu aujourd’hui végétarien. Le succès aidant, le restaurant a quadruplé son nombre de tables depuis 1980 et a ouvert une succursale à l’hôtel Mirage de Las Vegas. Il commercialise par ailleurs plusieurs de ses spécialités dans des supermarchés et a alimenté longtemps la chaîne Planet Hollywood.
Avant de devenir cinéaste, Woody Allen s’est rêvé musicien mais aussi sportif de haut niveau. Comme la plupart des écoliers américains, cet élève ordinaire a pratiqué le basket, le base-ball et le football américain. Malgré sa constitution chétive, il s’est même essayé à la boxe avec quelque succès et n’a dû qu’au veto parental de ne pas persévérer dans cette voie. Aujourd’hui encore, il est prêt à tout pour assister à un match de son équipe fétiche, les New York Nicks, de préférence dans leur antre du Madison Square Garden dont il est un abonné fidèle. Il a même justifié son absence répétée à la cérémonie des Oscars par le fait qu’elle se déroule systématiquement le dimanche soir, c’est-à-dire à la même heure que les matches de basket !
Pour Woody Allen, New York a longtemps été circonscrit au faubourg de son enfance, Brooklyn, et plus particulièrement à Midwood, un quartier de Flatbush investi par les immigrants d’Europe de l’Est. La maison de la Quatorzième Rue Est dont il a occupé le premier étage avec ses parents, sa sœur, ses oncles, ses tantes et ses cousins est toujours là. De même que les épiceries et autres commerces d’alimentation cacher. En revanche, il ne subsiste plus aucune des innombrables salles de cinéma de quartier que le gamin écumait au rythme de cinq ou six séances hebdomadaires dans les années 1940, depuis la révélation que constitua Blanche-Neige et les sept nains.
Il y a peu de constructions récentes aux alentours de cette avenue J, qui a vu grandir le petit Stewart Allen Konigsberg dans une atmosphère familiale proche de celle évoquée par son film Radio Days, avec ses longues soirées passées autour du poste de TSF à écouter les morceaux de jazz en vogue, les feuilletons et les retransmissions sportives. On imagine le petit rouquin se racontant des histoires sous la table du salon ou se mettant dans la peau d’un champion de football américain… À quelques blocs de là, cette artère commerçante est coupée par Coney Island Avenue. Une invitation au rêve qui s’étend sur quelques kilomètres à travers dépôts de meubles et garages automobiles et mène jusqu’au littoral. À la belle saison, manèges et attractions foraines proposent une alternative ludique aux jeux de plage et aux bains de mer. Ces lieux sur lesquels le temps semble suspendu ont souvent été filmés, le plus souvent pour évoquer le passé, mais aussi dans deux films cultes : Requiem For a Dream de Darren Aronofsky et Little Odessa de James Gray.
En revenant à Manhattan par le métro, on éprouve le choc qu’a dû ressentir le petit Stewart Allen Konigsberg lorsqu’il a accompli ce périple pour la première fois en compagnie de son père, en 1941. Passé le pont de Brooklyn, les petites maisons banlieusardes et les barres d’immeubles cèdent brutalement la place à une forêt de béton, d’acier et de verre. Woody Allen a trouvé ses marques au milieu des gratte-ciels « dans un quartier relativement circonscrit, entre la Cinquantième Rue au Sud et la Soixante-dixième au Nord, et entre la Sixième Avenue à l’Est et la Seconde Avenue à l’Ouest ». Au cœur de sa carte du Tendre, s’étend Central Park, le poumon de Big Apple. Le restaurant Tavern on the Green, aux vastes baies vitrées… sert de cadre bucolique à une scène clé de Crimes et délits. Dans Manhattan, c’est sur le lac qui le borde que Woody Allen musarde en barque, en compagnie de Diane Keaton, jusqu’au moment où sa main sort de l’eau… couverte de boue, histoire de nous dire que cet indécrottable citadin goûte assez peu aux charmes poétiques de la nature. On retrouve une scène très proche dans Scoop, mais sur un lac londonien, cette fois où Hugh Jackman tente de noyer Scarlett Johansson qui enquête sur sa réputation de tueur de dames.
Un moment exilé à Londres, où il a tourné Match Point, Scoop, Le rêve de Cassandre et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, après y avoir découvert l’Europe à l’occasion du tournage de Quoi de neuf Pussycat ? et de Casino Royale, dans les années soixante, Woody Allen est parti chercher sur le Vieux Continent la liberté artistique et l’inspiration qu’il ne trouvait plus aux États-Unis, faute de réaliser des prouesses au box-office. C’est de là que viennent à la fois ses plus grosses recettes et ses sources de financement. En revanche, quant il est à New York, il tourne systématiquement dans les Studios Kaufman Astoria où il situe notamment une bonne partie de l’action de Hollywood Ending. Rudolph Valentino, Gloria Swanson, W.C. Fields et les Marx Brothers y ont tourné leurs films les plus célèbres. En 1985, Woody Allen y a mobilisé trois des quatre plateaux pour le tournage de Radio Days. Il y en a désormais six dont le plus grand plateau américain à l’est de Los Angeles.
De retour vers Manhattan, il convient de prendre le Tramway, un téléphérique pittoresque, pour se rendre sur Roosevelt Island. C’est en effet là, plus précisément sur la Riverview Terrace située sur Sutton Square, que Woody Allen et Diane Keaton contemplent le panorama dans Manhattan. Dans la réalité, cette séquence a été tournée à cinq heures du matin, alors que le soleil se levait sur New York et c’est l’équipe qui a dû apporter son propre banc, la municipalité en ayant fait installer depuis pour le confort des promeneurs. Cette séquence d’anthologie a été pastichée à de multiples reprises, les deux plus remarquables se trouvant dans L’incroyable destin d’Harold Crick avec Emma Thompson et Queen Latifah, et dans Crazy Amy, le nouveau film de Judd Apatow, un autre cinéaste amoureux de New York, qui sortira le 18 novembre prochain.
Je vous laisse enfin réfléchir sur cette déclaration entendue dans Crimes et délits (1989) de la bouche même du personnage incarné par Woody Allen : « La dernière fois que j'ai pénétré une femme, c’était en visitant la statue de la Liberté. » Au-delà du bon mot, cet aphorisme en dit long sur les rapports du cinéaste avec New York.

Woody Allen et les femmes

Dans Manhattan, Woody Allen se partage cette fois entre trois femmes qui personnifient chacune un fantasme masculin, comme s’il était impossible à une seule de satisfaire tous les désirs.
Meryl Streep incarne la deuxième ex-épouse d’Ike qui le quitte pour aller vivre avec une autre femme ; suprême affront pour le macho ordinaire qu’il incarne, comme pour ajouter à son humiliation. Il s’agit pour Woody Allen d’évoquer à travers cette femme castratrice ce qui était encore alors largement considéré comme un tabou dans le cinéma américain : l’homosexualité. Ironie du sort, Meryl Streep a tourné ses scènes pendant les loisirs que lui laissait un autre film dont elle tenait alors le rôle principal : Kramer contre Kramer de Robert Benton dans lequel elle incarne également une femme divorcée. Dans Manhattan, ce que son ex-mari redoute le plus, c’est d’ailleurs le livre qu’elle entend écrire. Un postulat qu’il renverse dans Harry dans tous ses états (1997) où c’est lui qui campe cette fois un écrivain confronté à la vindicte de ses proches après avoir exposé leur vie privée. On peut entrevoir dans cette situation une projection de “l’affaire Woody Allen”, lorsque le cinéaste a quitté Mia Farrow pour la fille que celle-ci avait adoptée avec le compositeur André Previn, Soon Yi… sa cadette de trente-huit ans ! On recroise aussi brièvement dans Harry dans tous ses états Mariel Hemingway.
Tracy qu’incarne la petite fille de l’auteur de L’adieu aux armes, dans un rôle destiné à l’origine à Jodie Foster, personnifie quant à elle l’insouciance de la fameuse “parenthèse enchantée” qui a régné entre la libération sexuelle post-soixante-huitarde et la révélation du Sida. À noter qu’elle est mineure et a déjà eu plusieurs amants, ce qui ne lui pose aucun problème car elle est particulièrement épanouie et à l’aise avec son corps. Mariel Hemingway est aussi le fruit défendu (elle a vingt-cinq ans de moins que son partenaire) : une jeune femme qui incarne la naissance de l’amour, mais met aussi en évidence le vieillissement du personnage masculin. Son personnage est présumé inspiré de Stacey Nelkin, une jeune comédienne de dix-sept ans engagée pour Annie Hall dont la brève apparition a été coupée au montage, mais avec laquelle Woody Allen a entretenu une liaison pendant deux ans. Il semblerait qu’il ait été nourri également par sa correspondance avec une adolescente de treize ans, Nancy Jo Sales, future journaliste devenue célèbre par la suite en publiant dans Vanity Fair l’article “The Bling Ring” porté ensuite à l’écran par Sofia Coppola.
Plus généralement, il y a dans les rapports de Woody Allen avec les femmes un aspect d’initiation. Pas sexuelle, ses névroses le lui interdisent. Non, plutôt un rôle initiatique. Il n’est pas inutile de savoir que c’est sa première épouse, Harlene Rosen, pourtant de trois ans sa cadette, qui lui a fait connaître des domaines tels que la musique, la peinture et la philosophie dont elle est elle-même férue. La culture était à l’époque constitutive de la séduction pour le jeune homme qui a déclaré à propos des femmes qui lui plaisaient alors : « J’étais inculte. Elles ne pouvaient pas avoir de discussion avec moi. C’est uniquement pour ça que je me suis mis à lire, ça ne m’intéressait pas du tout. » Plusieurs de ses films renversent les rôles et font de son personnage un pygmalion, à l’image de Rex Harrison enseignant les bonnes manières à Audrey Hepburn dans My Fair Lady de George Cukor, que ce soit dans Manhattan, Maudite Aphrodite ou Anything Else, la vie et tout le reste. En filigrane, affleure aussi chez Woody Allen la question fondamentale de l’inné et de l’acquis. Alors qu’il se positionne souvent en tant que fils (de préférence de mères castratrices ou de harpies imaginaires), il n’est que très rarement confronté à la paternité. Dans Maudite Aphrodite, affublé d’un gamin surdoué, il cherche sa mère et se trouve confronté à une prostituée qu’il va tout faire pour extraire de sa condition, quitte à la prendre en main et à lui apprendre les bonnes manières. Mira Sorvino y a d’ailleurs gagné un Oscar. Son personnage préfigure d’ailleurs celui qu’incarne Sally Hawkins dans Blue Jasmine que tout oppose à sa sœur de lait, Cate Blanchett, l’une et l’autre ayant pourtant été élevées par la même famille adoptive.
Toujours dans Manhattan, film clé à bien des égards, Diane Keaton incarne l’ex-maîtresse de son meilleur ami, donc une femme à problèmes, qui est de toute évidence celle avec laquelle son avenir semble le moins incertain. Ike qu’incarne Woody Allen entreprend une liaison avec Mary, que campe Diane Keaton, lors d’un meeting organisé au Moma en faveur de l’Era (Equal Rights Amendment), un amendement de la Constitution américaine garantissant une stricte égalité entre les femmes et les hommes qui a été initié par les suffragettes en 1923, mais adopté par le Congrès près d’un demi-siècle plus tard, en 1972. Pour avoir valeur de loi, il fallait encore que cet amendement soit ratifié dans un délai maximum de sept ans par les trois quarts des états de l’Union. La date limite du 22 mars 1979 provoquait donc à l’époque du tournage de Manhattan une mobilisation de ses supporters dont faisait partie Woody Allen qui filme à cette occasion l’égérie de ce mouvement : l’avocate démocrate et féministe Bella Abzug. Mais l’Era n’a toujours pas été ratifié à ce jour et n’a jamais été soumis à nouveau au congrès.
Alors qu’en tant que personnage de ses films, sa maladresse lui vaudrait le qualificatif yiddish de “schlemiel” qui sert à désigner les séducteurs maladroits, plus généralement, en tant qu’artiste, Woody Allen est un homme à femmes. À l’instar de George Cukor, Michelangelo Antonioni ou évidemment Ingmar Bergman, il exprime sa fascination pour la psyché de ces dames, comme l’atteste l’un de ses films clés, Intérieurs (1978), virage déterminant dans une carrière consacrée jusqu’alors à faire rire d’où il se retire en tant qu’acteur à un moment stratégique de sa carrière, entre Annie Hall (1977) et Manhattan (1979). Au fil de son œuvre, se croisent et se recroisent des comédiennes qu’on a rarement vues dirigées avec un tel tact. Et si le cinéaste peut parfois paraître volage dans ses castings, c’est aussi parce qu’il cumule deux particularités : il tourne à un rythme de métronome (peu ou prou un film par an) et accepte d’engager pour cela les acteurs et surtout les actrices qui sont disponibles à ce moment-là, la plupart d’entre eux rêvant de jouer sous sa direction. C’est bien simple, outre ses fidèles, il les a à peu près toutes dirigées, de Julia Roberts à Cate Blanchett, en passant par Madonna, Gena Rowlands, Barbara Hershey, Meryl Streep, Winona Ryder, Goldie Hawn, Christina Ricci, Mariel Hemingway, Naomi Watts, Demi Moore, Helen Hunt, Charlize Theron, Penélope Cruz, Geraldine Page, Elaine Stritch, Carrie Fisher, Samantha Morton, Charlotte Rampling, Uma Thurman, Anjelica Huston, Téa Leoni, Kathy Bates, Mira Sorvino, Drew Barrymore, Evan Rachel Wood, Mary Steenburgen, Mary Beth Hurt, Rachel McAdams, Emily Mortimer, Radha Mitchell, Marcia Gay Harden, Parker Posey et même Sharon Stone (à ses débuts), mais aussi les françaises Marie-Christine Barrault, Marion Cotillard, Léa Seydoux et Carla Bruni, et dans son prochain film les icônes Kirsten Stewart (révélée par la saga Twilight et respectée comme comédienne depuis son rôle dans Sils Maria d’Olivier Assayas) et Blake Lively (l’héroïne de la série Gossip Girl)
Interrogé un jour sur la raison pour laquelle son cinéma s’intéresse autant aux personnages féminins, Woody Allen a expliqué qu’il se sentait plus à l’aise pour adopter leur point de vue qu’il considérait comme plus intéressant que celui des mâles. Il a également confié à l’un de ses interlocuteurs en 1991 : « J’ai grandi avec des femmes [en l’occurrence, sa sœur cadette Letty, devenue aujourd’hui sa productrice, et de multiples cousines]. Ça devait avoir un impact. (…) Ces années de formation ont laissé leur marque. Je préfère encore la compagnie des femmes. Ma secrétaire est une femme. Ma monteuse est une femme. La plupart des gens qui travaillent pour moi sont des femmes. Quand j’écris les rôles des femmes, je mets beaucoup de moi-même dans chacune d’entre elles. » Comme Gustave Flaubert était Madame Bovary, Woody Allen est donc aussi Annie Hall, Hannah et ses sœurs, Une autre femme, Alice, Maudite Aphrodite, Melinda et Melinda, Vicky Cristina Barcelona et même Blue Jasmine.

Les muses et les madones

Louise Lasser
C’est assurément la moins célèbre de ses égéries, mais pourtant une pièce maîtresse de son œuvre. Parce que Louise Lasser, fille de fiscaliste devenue fantaisiste sur les scènes de Greenwich Village puis de Broadway, a été la deuxième épouse du cinéaste et qu’elle reste indissociable de la première partie de son œuvre en tant que réalisateur. Quatre ans de mariage (de 1966 à 1970), c’est peu, mais six films ensemble, c’est beaucoup, surtout quand figurent parmi ceux-ci des comédies aussi déjantées que Prends l’oseille et tire-toi (1969), Bananas (1971) et Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972), comédie à sketches dans laquelle son partenaire dans la vie comme à l’écran incarnait notamment l’angoisse du spermatozoïde au moment de la copulation. Louise Lasser est apparue en outre dès 1965 au détour d’une scène de Quoi de neuf, Pussycat ? de Clive Donner (écrit et interprété par Woody Allen), dans le rôle non crédité d’une masseuse, avant de prêter sa voix à l’un des personnages du film japonais post-synchronisé dans Lily la tigresse, l’année suivante. elle a effectué son apprentissage simultanément à celui de son mentor qu’elle qualifie volontiers de « génie » et dont elle a symboliquement incarné la secrétaire dans Stardust Memories (1980), autoportrait baroque et fellinien du cinéaste en artiste torturé qui a mis un terme définitif à leur collaboration.

Diane Keaton
C’est en dirigeant cette fille mal dans sa peau que Woody Allen a obtenu le label de cinéaste de femmes. Leur première rencontre se déroule en 1970 quand il confie à cette comédienne, qui a eu le culot de refuser de se déshabiller pour jouer la comédie musicale Hair, l’un des rôles principaux de sa pièce Tombe les filles et tais-toi, que portera deux ans plus tard à l’écran Herbert Ross. Il la dirigera lui-même dans Woody et les robots (1973), Guerre et amour (1975) et surtout Annie Hall (1977) qu’elle lui inspire, l’identité de l’héroïne étant d’ailleurs aussi celle de Diane Keaton, laquelle a opté en faveur du nom de jeune fille de sa mère, par admiration pour Buster Keaton et pour éviter toute confusion avec une actrice homonyme. Cette composition mémorable lui vaut un Oscar, un Golden Globe et impose son personnage de New-Yorkaise bohème en lançant la mode des vêtements unisexes. De cette expérience, elle avoue : « J’étais cette espèce de novice qui éprouvait plein de sentiments, mais ne savait pas comment les exprimer, ce que j’ai reconnu chez Annie. Je pense que Woody a utilisé une qualité essentielle qu’il a décelée en moi à cette époque et je suis content qu’il l’ait fait parce que ça fonctionnait parfaitement dans le film. » Devenue la compagne et l’égérie du réalisateur, elle apparaît par la suite dans Intérieurs (1978), tragédie intime qui lui permet de montrer l’étendue de son registre dramatique, Manhattan (1979), puis Radio Days (1987), dans lequel elle croise pour la seule et unique fois Mia Farrow, et Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), le premier film réalisé par Woody Allen après sa rupture avec cette dernière. Signe aussi que la complicité du réalisateur et de l’actrice a résisté à leur séparation et qu’elle est toujours prête à accourir dans les moments critiques. Cherchant un jour à définir sa personnalité, le réalisateur a dit d’elle : « Dans la vraie vie, Keaton est croyante, mais elle est aussi persuadée que si sa radio fonctionne, c’est parce qu’il y a de minuscules créatures à l’intérieur. »

Mia Farrow
Le pivot de la maturité de Woody Allen, c’est elle, cette enfant du sérail dont la mère, Maureen O’Sullivan (à l’affiche d’Hannah et ses sœurs et dans la première version, inédite, de September), faisait frissonner le pagne du Tarzan campé par Johnny Weissmuller, et dont le père, John Farrow, excella comme réalisateur de séries B. Mia Farrow elle-même défraya la chronique en liant son destin à celui de Frank Sinatra (de trente ans son aîné), puis d’André Previn, (qui a seize ans de plus qu’elle), compositeur de moult bandes originales et lauréat de quatre Oscars. Un psy en conclurait sans doute que c’était avant tout une figure paternelle qu’elle recherchait chez ses amants. C’est avec Comédie érotique d’une nuit d’été (1982), hommage bucolique aux fameux Sourires d’une nuit d’été d’Ingmar Bergman (eux-mêmes inspirés du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare) qu’elle devient l’interprète de Woody Allen. Dès lors, celui-ci n’a de cesse de mettre en évidence les facettes les plus inattendues de son talent dramatique en faisant jouer à la jeune fille révélée par la série Peyton Place puis Rosemary’s Baby de Roman Polanski des midinettes, des pépées de gangsters voire surtout des personnalités instables au cœur d’un environnement familial oppressant. Malgré ses performances, aucune de ses compositions ne lui vaudra pourtant jamais la moindre nomination aux Oscars, ni le plus petit Golden Globe. Zelig (1983), Broadway Danny Rose (1984), La rose pourpre du Caire (1985), Hannah et ses sœurs (1986), Radio Days (1987), September (1987), Une autre femme (1988), un sketch du triptyque New York Stories baptisé Le complot d’Œdipe (1989), puis Crimes et délits (1989), Alice (1990) et Ombres et brouillard (1991) jalonnent cette collaboration exemplaire qui s’achèvera avec Maris et femmes (1992), drame conjugal mésestimé qui pâtira de la rupture très médiatisée de la comédienne et de son pygmalion, celui-ci l’ayant quittée pour sa propre belle-fille adoptive, troquant là son image de petit intello new-yorkais contre celle d’un pervers polymorphe. À noter que Mia Farrow a été la seule à refuser de participer au documentaire de Robert Weide, Woody Allen, a Documentary (2012), qui dresse un portait saisissant du cinéaste au travail.

Scarlett Johansson
Trois films ont jalonné la collaboration de cette actrice considérée comme l’une des plus prometteuses de sa génération avec Woody Allen. Comme si le réalisateur s’était cherché une nouvelle muse… À cette différence près que Scarlett Johansson était déjà une star avant de le rencontrer, elle qui avait déjà une vingtaine de rôles à son actif, en une dizaine d’année d’une carrière commencée à l’âge de dix ans d’où émergent les noms de cinéastes comme Robert Redford (L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux), les frères Coen (The Barber, l’homme qui n’était pas là) ou Sofia Coppola (Lost in Translation). Match Point (2005), leur première collaboration, marque cependant le renouveau du cinéaste que d’aucuns avaient prématurément enterré au vu de quelques œuvres mineures. Elle n’a pourtant été engagée que deux jours avant le début du tournage, parce que Kate Winslet, initialement pressentie, souhaitait rester auprès de sa famille. Ce drame sentimental millimétré qui traite de la chance a été le premier film de Woody Allen a rapporter de l’argent depuis sept ans. Changement de décor et de registre avec Scoop (2006), une comédie policière dont une scène se réfère d’ailleurs directement aux Enchaînés et dans laquelle la blonde Scarlett Johansson incarne une beauté fatale hitchcockienne qui n’a pas grand-chose à envier à Grace Kelly, Eva Marie Saint ou Kim Novak. Fin de partie avec Vicky Cristina Barcelona (2008), chronique sentimentalo-touristique dans laquelle Woody Allen jette la blonde Scarlett Johansson dans les bras de la brune Penélope Cruz, scène choc moins sulfureuse qu’on ne l’a dit qui en vient à occulter la qualité intrinsèque du film.

Emma Stone
Encore une blonde dans l’univers de Woody Allen. Lorsqu’il fait appel à elle pour Magic in the Moonlight, un film d’époque situé dans les Années Folles, Emma Stone a surtout à son actif une série imposante de comédies sentimentales pas toujours très subtiles, de Hanté par ses ex à Crazy Stupid Love, et La couleur des sentiments, un mélo sur fond de lutte pour les droits civiques. Pour le réalisateur, elle est donc un peu comme une toile blanche sur laquelle il va pouvoir projeter ses fantasmes. Il va d’ailleurs lui permettre de donner un vaste aperçu de son registre dont elle récoltera les fruits dès son film suivant, Birdman d’Alejandro Gonzalez Inarritu, pour lequel elle sera nommée à l’Oscar du meilleur second rôle féminin. Entre-temps elle retrouve Woody Allen dans un tout autre contexte pour L’homme irrationnel où elle incarne une étudiante de bonne famille qui va succomber au charme vénéneux de son prof de philo. Désormais assaillie par les propositions, elle a tourné depuis sous la direction de Cameron Crowe et du réalisateur de Whiplash, Damien Chazelle. Elle ne figurera donc pas dans le prochain film de Woody Allen, ce qui n’exclut pas pour autant des retrouvailles ultérieures.

Les femmes de l’ombre

Dianne Wiest
Le seul tort de Dianne Wiest est sans doute d’avoir tenu des seconds rôles dans certains films de Woody Allen dont la vedette était le plus souvent Mia Farrow. C’est dans un personnage de prostituée des années 30 que le réalisateur la découvre et la révèle dans La rose pourpre du Caire (1985). Elle a d’ailleurs décrit leur première entrevue en ces termes : « Ça a duré trente secondes. Il m’a regardée, m’a dit bonjour, a demandé à quelqu’un de faire un Polaroid de moi, m’a remercié et m’a montré la porte. » Quatre autres films suivront cette brève rencontre, parmi lesquels Hannah et ses sœurs où sa composition d’actrice névrosée vaudra à Dianne Wiest l’Oscar du meilleur second rôle féminin en 1987, une performance prolongée dans Coups de feu sur Broadway (1994) où celle dont Brad Pitt a déclaré que c’était son actrice favorite campera un rôle assez voisin, dans le petit monde du théâtre des années 20, et obtiendra à nouveau la prestigieuse récompense. Elle a également tourné sous la direction du maître Radio Days et September, tous les deux en 1987. Elle est par ailleurs la seule à avoir interprété les deux versions successives du dernier de ces films, Woody Allen, insatisfait du résultat, l’ayant tourné une nouvelle fois intégralement à ses frais.

Judy Davis
Cette comédienne australienne au teint diaphane et aux convictions bien arrêtées occupe chez Woody Allen une place équivalente à celle de Dianne Wiest. C’est une valeur sûre qui y tient rarement la vedette, mais n’a pas besoin de dizaines de scènes pour imposer sa présence. Autre particularité, la durée de sa collaboration avec le cinéaste : plus de vingt ans à ce jour. Tout commence avec Alice (1990), puis se poursuit avec Maris et femmes (1992), qui vaut à la l’interprète de La route des Indes de David Lean sa deuxième nomination à l’Oscar du meilleur second rôle féminin. L’aventure continue avec Harry dans tous ses états (1997), Celebrity (1998), qu’elle a tourné deux semaines à peine après avoir accouché, et To Rome With Love (2012). Judy Davis apporte à chacun de ses rôles une évidence et traverse presque clandestinement cette œuvre dont elle est devenue petit à petit l’un des personnages clés. Woody Allen a d’ailleurs déclaré d’elle qu’elle est à ses yeux « l’une des actrices les plus excitantes du monde ». Quant à sa compatriote Cate Blanchett (recrutée à son tour par le cinéaste dans Blue Jasmine), elle la considère comme son modèle en tant qu’actrice et elle sait mieux que personne de quoi il retourne.

Parker Posey
Cette comédienne brune aux yeux de chat a longtemps été l’égérie du cinéma américain indépendant le plus radical et le plus branché, de Doom Generation de Gregg Araki (1995) à Broken English de Zoe Cassavetes (2007). Elle est surtout l’égérie récurrente de Hal Hartley qui l’a dirigée notamment dans Amateur (1994), Flirt (1995), Henry Fool (1997), Fay Grimm (2006) et Ned Rifle (2014). Dans L’homme irrationnel, elle incarne une femme mûre qui s’étiole dans la bourgade de province où elle a suivi son mari et jette son dévolu sur Joaquin Phoenix. Un rôle ingrat dans lequel elle est époustouflante sans jamais trop en faire. Elle a enchaîné depuis avec le prochain film de Woody Allen, encore sans titre, dans lequel elle ne tient qu’un second rôle.

Les fantaisistes

Sally Hawkins
Le vilain petit canard de Blue Jasmine n’est pas une nouvelle venue dans l’univers de Woody Allen. Le réalisateur avait en effet déjà confié un rôle secondaire dans Le rêve de Cassandre (2007) à cette comédienne britannique remarquée dans plusieurs contre-emplois dramatiques chez Mike Leigh. Ce qui lui plaît chez elle, c’est la gouaille cockney de cette nature volcanique qui contraste merveilleusement bien avec la superbe arrogance affichée par son improbable sœur adoptive de cinéma, l’Australienne Cate Blanchett.

Tracey Ullman
Au sein d’une carrière dédiée à la comédie, la chanteuse, fantaisiste et animatrice de télévision anglaise Tracey Ullman a apporté sa gouaille à deux films de Woody Allen : Coups de feu sur Broadway (1994) et Escrocs mais pas trop (2000), hommage burlesque au Pigeon de Mario Monicelli. C’est une nature qui n’a besoin pour pouvoir s’exprimer que d’un bon texte et de dialogues ciselés, ce que ce remarquable directeur d’acteurs lui a fourni et qu’elle lui a fort bien rendu.

Julie Kavner
Surtout célèbre pour avoir prêté sa voix à Marge, la mère des Simpson choucroutée de bleu indigo, cette fantaisiste appartient à la garde rapprochée de Woody Allen. Elle est celle à qui il s’adresse quand il a besoin d’une valeur sûre le temps de quelques scènes. Malgré une carrière tournée davantage vers la télévision et le doublage que vers le cinéma, au milieu des années 80, Julie Kavner devient l’une de ses interprètes récurrentes avec Hannah et ses sœurs (1986), Radio Days (1987), son sketch de New York Stories : Le complot d’Œdipe (1989), Alice (1990), Ombres et brouillard (1991), son téléfilm Don’t Drink the Water (1994) et Harry dans tous ses états (1997), soit sept rôles en une dizaine d’années.


BOX-OFFICE DES FILMS DE WOODY ALLEN

Film
Budget ($)
États-Unis ($)
France (entrées)
Monde ($)
NC
NC
220 144
NC
1 500 000
NC
925 931
NC
2 000 000
NC
1 225 323
NC
2 000 000
18 016 290
1 737 735
NC
2 000 000
18 344 729
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L'homme irrationnel (2015)

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