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Martin Scorsese : L’affranchi

Martin Scorsese © Jean-Philippe Guerand

Le réalisateur de Taxi Driver creuse depuis un demi-siècle un sillon à part dans le cinéma américain au sein duquel il a réussi à préserver son indépendance et à affirmer son identité. Il est simultanément célébré au Festival Lumière de Lyon dont il est l'invité d'honneur, du 12 au 18 octobre, et à la Cinémathèque Française, qui lui consacre une exposition et une rétrospective, du 14 octobre au 14 février 2016.

Serge Toubiana, Costa Gavras, Martin Scorsese, Pierre Hodgson
et le directeur de la cinémathèque de Berlin © Jean-Philippe Guerand

Né en novembre 1942 dans le quartier new-yorkais de Little Italy, Martin Scorsese est avec Francis Ford Coppola et Brian de Palma le plus célèbre représentant de cette communauté d’immigrés italiens qui peuple bon nombre de ses films, y compris l’un de ses documentaires les plus intimes, Italianamerican (1974), dans lequel ses propres parents évoquent leurs racines siciliennes. La table familiale est d'ailleurs présentée dans l'exposition de la Cinémathèque Française, entre autre curiosités et objets personnels. L’hommage que lui consacre le Festival Lumière confronte une quinzaine de ses films parmi les plus célèbres avec cinq documentaires qui permettent de mieux éclairer sa personnalité complexe à travers sa reconnaissance envers son “père de cinéma”, Elia Kazan, dans A Letter to Elia (2010), coréalisé avec Kent Jones (programmateur du festival de New York et réalisateur du récent Hitchcock-Truffaut), mais aussi son admiration de toujours pour les Rolling Stones, à travers le film de concert Shine a Light (2008), et le plus méconnu des Beatles, avec George Harrison : Living in the Material World (2011). Autre document qui reflète sa personnalité complexe The 50 Year Argument (2014) qu’il a coréalisé avec le monteur David Tedeschi à l’occasion du cinquantenaire de la mythique revue littéraire The New York Review of Books à laquelle il a lui-même apporté sa collaboration à plusieurs reprises. Au fil de son œuvre, celui qui monta le célèbre film de concert Woodstock de Michael Wadleigh (1970) a toujours accordé une place particulière à la célébration de ses idoles musicales, du jazz des origines (The Blues, 2003) à Bob Dylan (No Direction Home, 2005), The Band (La dernière valse, 1978) ou de la réalisation du clip de Bad pour Michael Jackson.
L’œuvre toute entière de Martin Scorsese s’articule autour de quelques thèmes récurrents qui sont devenus pour certains obsessionnels. Parmi ceux-ci, la foi occupe une place particulière qui rejaillit à travers la personnalité de ces anges exterminateurs habités que campe Robert de Niro adulant Cybill Sheperd comme une authentique déesse inaccessible dans Taxi Driver (1976), Raging Bull (1980) et Les nerfs à vif (1991), mais aussi la crise de foi qui hante Harvey Keitel dans Who’s That Knocking at my Door ? (1967) et Mean Streets (1973), et ces figures mystiques que campent Nicolas Cage dans À tombeau ouvert (1999), Daniel Day Lewis dans Gangs of New York (2002), Leonardo di Caprio dans Shutter Island (2010) ou, évidemment, Willem Dafoe dans La dernière tentation du Christ (1988) voire encore Kundun (1997) en tant que célébration du bouddhisme à travers le destin du quatorzième Dalaï Lama, ou Silence (2016) qu’il vient de consacrer à la croisade d’évangélisation de deux jésuites dans le Japon du XVIIe siècle. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Scorsese ait fait lui-même édifier de son vivant le monument funéraire dans lequel il souhaite être inhumé, un temple d’un blanc immaculé qui trône dans le cimetière Moravian de Richmond County, à Staten Island. Comme pour mieux apprivoiser sa propre mort et nouer un dialogue intime avec l’Au-Delà.
Évidemment quand on évoque le nom de Scorsese, c’est à une galerie de mafieux qu’on pense : celle dont il a dépeint les mœurs et les pratiques dans Mean Streets, Les affranchis (1990), Casino (1995) ou Les infiltrés (2006). Un cycle majeur qui l’a rendu célèbre, mais a paradoxalement éclipsé certaines autres de ses œuvres, à l’instar du film musical New York New York (1977) ou des comédies La valse des pantins (1982) et After Hours (1985). Les remakes (Les nerfs à vif et Les infiltrés), la suite (La couleur de l’argent), les adaptations littéraires (Le temps de l’innocence d’Edith Wharton, Shutter Island de Dennis Lehane, Le loup de Wall Street de Jordan Belfort, son plus gros succès à ce jour) et les hommages au cinéma (Aviator et Hugo Cabret) que Scorsese a signés, il se les est surtout appropriés. Quant à ceux qui le taxent de “cinéaste d’hommes”, sous prétexte qu’il a dirigé huit fois Robert de Niro et cinq fois Harvey Keitel et Leonardo di Caprio, la composition de Barbara Hershey dans Bertha Boxcar (1972), Ellen Burstyn lauréate d’un Oscar pour Alice n’est plus ici (1974), Jodie Foster nommée comme second rôle pour Taxi Driver, Winona Ryder et Sharon Stone couronnées d’un Golden Globe pour Le temps de l’innocence et Casino leur confirmeront qu’il est aussi un prodigieux directeur d’actrices. Suprême ironie du sort : ses deux acteurs fétiches, de Niro et di Caprio, il ne les a ironiquement réunis que tout récemment dans The Audition… un court métrage promotionnel de seize minutes pour un complexe hôtelier de Macao

Extrait de la conférence de presse donnée par Martin Scorsese
à la Cinémathèque Française le 12 octobre 2015

Selon la légende, c’est en découvrant à l’âge de quatre ans son premier film, le western Duel au soleil de King Vidor (1946), que Martin Scorsese aurait été frappé par le virus du cinéma. Dès lors, vissé devant le petit écran, il découvre tout ce que le septième art a engendré de merveilles. Avec une prédilection pour  Michael Powell, cinéaste britannique qu’il ira jusqu’à présenter à sa monteuse Thelma Schoonmaker qui est devenue sa veuve et se dépense aujourd’hui sans compter afin de perpétuer sa mémoire et de superviser la restauration et la diffusion de ses films. Quant à la boulimie de cinéma de Scorsese, elle est demeurée insatiable et ponctuée aujourd’hui encore tous les samedis d’un classique qu’il regarde désormais en famille dans sa salle de projection personnelle. Prosélyte amoureux et passeur passionné, le réalisateur n’a de cesse de partager ses coups de cœur et surtout de les transmettre, à l’image de ses glorieux aînés de la Nouvelle Vague, des “Mac-Mahoniens” (dont fit d’ailleurs partie Bertrand Tavernier), et de certains de ses compagnons de route du Nouvel Hollywood, qu’il s’agisse de Coppola, De Palma ou Paul Schrader. Cette passion l’incitera d’ailleurs à tourner deux documentaires fleuves qui occupent une place à part dans son œuvre : Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (1995), co-réalisé avec Michael Henry Wilson, et Mon voyage en Italie (2001). Le cinéphile y célèbre d’ailleurs autant ses films de chevet que ses doubles origines italo-américaines. Tandis que la Cinémathèque Française lui consacre une intégrale, le festival Lumière programme un cycle de dix-sept films représentatifs des goûts de Scorsese, qui vont de Larmes de clown de Victor Sjöström (1924) au Métier des armes d’Ermanno Olmi (2001). Parmi ceux-ci figurent trois réalisateurs qu’il a cités au magazine américain Sight and Sound sur la douzaine qui constitue son panthéon personnel : le tandem formé par Michael Powell et Emeric Pressburger (Colonel Blimp, 1943), Alfred Hitchcock (Le crime était presque parfait 3D, 1954) et Francesco Rosi (Lucky Luciano, 1973). Martin Scorsese incarne à lui seul la sauvegarde du patrimoine, à travers l’action de sa Fondation pour le Cinéma du Monde qu’il a initiée et qui se dépense sans compter pour préserver la face cachée des cinématographies les moins connues, après avoir lutté pour sauver le cinéma hollywoodien de l’âge d’or menacé dans son intégrité photo-chimique.
À l’orée des années 90, Martin Scorsese décide de mettre sa notoriété au service de ses confrères en devenant producteur. C’est ainsi qu’il encourage la venue du cinéaste britannique Stephen Frears aux États-Unis pour y réaliser l’adaptation des Arnaqueurs de Jim Thompson puis The Hi-Lo Country (1998) et soutient une nouvelle génération de cinéastes indépendants parmi lesquels Daniel Algrant (Naked in New York, 1993), John McNaughton (Mad Dog and Glory, 1993), David Salle (Search and Destroy, 1995), Allison Anders (Grace of My Heart, 1998), Kenneth Lonergan (Tu peux compter sur moi, 2000) et même certains cinéastes étrangers, comme l’italienne Francesca Archibugi (Les yeux fermés, 1994), le grec Pantelis Voulgaris (Les mariées, 2004), le québécois Jean-Marc Vallée (Victoria - les jeunes années d’une reine, 2009) et même le français Luc Besson (Malavita, 2013). Certains projets qui lui étaient primitivement destinés échoient à d’autres, à l’instar de Clockers (1995) que réalise Spike Lee, l’un de ses anciens élèves à NYU, au même titre qu’Oliver Stone. Scorsese soutient aussi divers projets de documentaires et initie la série télévisée Boardwalk Empire (2010) dont le Festival Lumière présentera le pilote qu’il a lui-même réalisé. Une mutation qui permet à cet asthmatique qui ne manque pas de souffle de transformer sa signature en label de qualité, en se dépensant sans compter pour transmettre aux nouvelles générations l’héritage des maîtres qui l’ont inspiré. Pas question pour autant d’ostracisme ou de snobisme chez ce cinéphage qui a accompli ses classes dans l’ombre du producteur de série B Roger Corman et conteste la légitimité des Director’s Cut. On retiendra cette image inoubliable de Roberto Benigni se jetant à ses pieds quand il s’est vu décerner le Grand Prix du jury cannois que Scorsese présidait en 1998, lui que le magazine Entertainment Weekly a désigné comme le quatrième meilleur réalisateur de tous les temps… et le seul encore en activité.

Jean-Philippe Guerand
publié dans Le Film Français

Hommage de Matt Groening, le dessinateur des Simpson,
aux Affranchis de Martin Scorsese

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