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Ridha Behi : Chaud au cœur


Ridha Behi © DR

Ridha Behi est né en 1947. On doit entre autres à ce pionnier du cinéma tunisien le court métrage La femme statue (1967), puis les longs Seuils interdits (1972), Soleil des hyènes (1977), Les anges (1984), Champagne amer (1986), Les hirondelles ne meurent pas à Jérusalem (1994), La boîte magique (2002), couronné d’une mention spéciale au festival d’Amiens et d’un Prix spécial du jury à Carthage, et Always Brando (2011), qui lui a valu le Prix Black Pearl à Abu Dhabi en tant que producteur. Il a par ailleurs à son actif une douzaine de documentaires et la série télévisée Portraits de cinéastes (2006-2008).


Dans quelle mesure La boîte magique est-il un film autobiographique ?
Ridha Behi Même la partie onirique est inspirée d’un rêve que j’ai fait. Et ce n’est pas un hasard. Que ce soit par rapport aux relations conjugales ou à ce retour sur l’enfance qu’effectue le personnage principal, La boîte magique est un film purement autobiographique. L’oncle, par exemple, est né du mélange de deux personnes que j’ai connues dans mon enfance. Il y a d’abord mon oncle maternel, un homme fabuleux qui était vraiment l’opposé de mon père, et puis le chauffeur et garde du corps de mon père. En effet, au moment de l’accession au pouvoir du président Habib Bourguiba, celui était l’un des responsables locaux du parti au pouvoir et en tant que tel, il était menacé par la Main Rouge, une organisation fasciste. Ces deux hommes m’ont appris la vie, à fumer, à voir les filles, à aller dans les bordels et à aimer le cinéma. À certains moments, le garde du corps conduisait une camionnette munie d’un haut-parleur qui circulait et faisait de la propagande de Bourguiba. Car, en fait, pour convaincre les gens d’aller voir ces actualités diffusées en salle, on leur vantait le film qui était diffusé après. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai été initié au cinéma.

À quelle époque se déroulent ces souvenirs d’enfance ?
De 1954 à 1960. En fait, le tournage à Kairouan de la version du Voleur de Bagdad interprétée par Steve Reeves s’est déroulé en 1960 et a provoqué une manifestation contre le gouvernement de Bourguiba qui a été réprimée dans le sang. Il y a eu sept morts, la maison du gouverneur a été brûlée et un couvre-feu a été instauré pendant quinze jours. À la suite de ces incidents, Bourguiba a banni la ville pendant dix ans. En raison de cette prise de position, Kairouan est resté à l’écart du développement du pays. Il faut savoir qu’historiquement c’est la ville du Maghreb où sont arrivés les Arabes au sixième ou au septième siècle et où l’Islam s’est installé et a rayonné vers le Maroc et l’Afrique. C’est la ville des trois cents mosquées.

Pour quelle raison avez-vous choisi d’évoquer cette partie de votre enfance en particulier ?
Je pense que si l’on veut situer l’importance du film dans une démarche plus globale, c’est au cours de cette enfance que j’ai été confronté à l’amour du cinéma, à l’autorité de mon père et à diverses frustrations.

Pendant combien de temps avez-vous porté ce projet ?
J’ai eu envie de faire ce film au moment où je traversais une crise conjugale et où j’abordais la cinquantaine. C’est l’époque de la vie à laquelle on commence à montrer des signes sinon de vieillesse, du moins d’usure. C’est aussi le moment où l’on ressent le besoin de se pencher sur soi. Avec ce sixième film, je me suis dit que le moment était peut-être venu de réfléchir et de me demander dans quelle direction j’allais. J’ai évolué, le public a changé, le cinéma aussi. Ce n’est pas par hasard si mon épouse est française et que je l’ai rencontrée à la faculté de Nanterre où j’effectuais mes études en 1968. Jusqu’alors, j’avais été élevé dans la société arabe qui est une société bloquée, figée, et j’avais envie de comprendre pourquoi.

Bande annonce de La boîte magique (2002)

Pourquoi le cinéma tunisien est-il plus dynamique que ses homologues algérien et marocain ?
La première raison, c’est que dès l’indépendance de la Tunisie, on a eu la chance que naisse un réseau de ciné-clubs qui a transmis l’amour du cinéma à toute une génération. Moi, j’ai tourné mon premier court métrage à Kairouan alors que j’avais seize ans. Certains cinéastes ont eu la chance d’aller étudier à l’Idhec, à Paris, où au Centro Sperimentale del Cinema à Rome, voire d’effectuer des stages. En outre, comme il n’existait pas de parti politique d’opposition, les ciné-clubs étaient des lieux de rencontres où se déroulaient des discussions sur les problèmes politiques et sociaux qui se posaient à ce moment là. C’était vraiment une école, dans le sens le plus large du terme. Ce côté militant a joué un rôle déterminant en ce qui concerne les motivations de ma génération. Bourguiba est le seul chef d’état arabe à avoir réellement accordé la liberté aux femmes et à avoir consacré un budget conséquent à l’enseignement. Contrairement à ce qui s’est pratiqué dans d’autres pays du Moyen Orient ou en Algérie, il a privilégié la scolarisation aux crédits militaires. Les Journées cinématographiques de Carthage ont joué un rôle important, en permettant à la Tunisie de s’ouvrir réellement aux cinématographies étrangères. Bourguiba a donné naissance à un état laïque et à contribuer à créer une situation assez confortable pour la femme par rapport aux autres pays arabes. Le producteur Tarak Ben Ammar a joué également un rôle assez important à une certaine époque mais aujourd’hui, c’est au Maroc qu’il a fait construire ses nouveaux studios. Le cinéma tunisien vit aujourd’hui sur une génération de décorateurs, de machinistes et d’électriciens qui a été initiée à la technique dans les années 70 et 80.

Est-ce aussi facile de tourner en Tunisie aujourd’hui que ça pouvait l’être lorsque vous avez réalisé votre court métrage, La femme statue, en 1967 ?
Le contexte a changé. en 1983, il y avait cent trente salles. Dix ans plus tard, il n’y en a plus qu’une trentaine dont seulement une douzaine à Tunis pour un million et demi d’habitants. Le pays a été envahi par ces paraboles dont on voit symboliquement une sorte de cimetière à la fin de mon film. Paradoxalement, depuis quelques années, l’État donne plus d’argent qu’avant. Les films de Ferid Boughedir, Moufida Tlatli ou Satin rouge de Raja Amari ont ainsi été financés aux deux tiers par l’État tunisien. En revanche, il existe aujourd’hui de la part des cinéastes une autocensure qui n’existait pas avant. Les films tunisiens sont beaucoup moins subversifs aujourd’hui qu’ils ne pouvaient l’être dans les années soixante-dix. À l’époque, il y avait un langage militant et c’était le peuple qui voulait ça. Désormais, les réalisateurs ont davantage tendance à se tourner vers le passé sous prétexte d’évoquer leurs souvenirs. Il est vrai que la situation politique ne permet pas d’entreprendre ce qui existait avant, mais cette nostalgie est-elle nécessairement un moyen de ne pas parler d’aujourd’hui ?

À un moment du film, le personnage principal déclare que les gens du Nord ne s’intéressent pas au cinéma du Sud. Est-ce la traduction de votre sentiment ?
Il y a quelques années encore, les chaînes de télévision européennes achetaient nos films. Désormais ce n’est plus le cas pour des raisons d’audience.

Sur quels critères avez-vous choisi le petit garçon qui interprète le rôle du cinéaste enfant ?
Quand j’ai choisi Abdellatif Kechiche pour jouer le rôle de l’adulte, j’ai évidemment cherché un petit garçon qui lui ressemble. Et puis, je voulais un enfant de Kairouan, ma ville natale, parce qu’on y parle arabe avec un léger accent reconnaissable. J’ai accordé également une énorme importance à ses yeux. Dans le cinéma, en général, tout passe par le regard. Sur le plateau, alors que son père était présent en permanence, il a éprouvé des difficultés à dire deux phrases, parce qu’il n’osait pas prononcer le mot “putes”. La scène dans laquelle il doit mettre ses mains sur les seins d’une femme s’est également révélée très délicate pour lui. Mais ça, c’est le résultat d’une éducation, d’un système que Bourguiba a instaurés et j’espère qu’on lui en sera toujours reconnaissant.


Comment avez-vous trouvé le petit Medhi Rebii ?
Mes assistants ont écumé les écoles et ont demandé à tous les enfants d’interpréter la chanson tirée d’un film égyptien qu’on ne fait qu’entendre dans La boîte magique.

Pourquoi avez-vous choisi de faire entendre des extraits de films plutôt que de les montrer comme on le fait traditionnellement ?
Quand j’étais petit, il y avait une émission de la radio tunisienne qui diffusait tous les mardis soir un film entier enregistré en salle. C’est cette magie là qui fait qu’en connaissant les acteurs, on imaginait les images du film comme si on les avait vues. Ça aussi c’est une sensation autobiographique. C’est bien plus qu’une simple anecdote. C’est ce qui explique qu’on entende des extraits de Jules et Jim ou de Sabrina.

Quelles sont vos références cinématographiques ?
Elles vont de Fellini, bien sûr, avec La Strada, à Zorro, un personnage qui a marqué mon enfance.

On peut aussi être tenté de rapprocher votre film de Cinéma Paradiso…
Ce projet sur mon enfance, je le porte en moi depuis toujours, mais il est vrai que chaque fois que je faisais lire le scénario à quelqu’un, on me parlait de Cinéma Paradiso, mais Fellini, Youssef Chahine ou Woody Allen comptent davantage à mes yeux.


Dans le film, quelqu’un fait d’ailleurs remarquer à votre personnage que Woody Allen, lui, fait rire. Est-ce un alibi en faveur de la nostalgie ?
J’ai été effrayé à l’idée de faire ce film autobiographique après tant de géants. D’un autre côté, je me suis dit que mes souvenirs, mes rapports avec mon père et avec la ville où j’ai grandi sont aussi importants pour moi que Rimini a pu l’être pour Fellini. Donc j’ai décidé de n’accepter aucune concession et de ne pas m’autocensurer. En revanche, je me suis heurté à un problème d’éthique ou de morale, par rapport à mes frères et sœurs et à mon épouse avec qui j’ai des enfants. Mes souvenirs n’appartiennent pas qu’à moi et j’ai eu peur d’aller trop loin par rapport à ces proches que je pourrais gêner. À un moment, dans Huit et demi de Fellini, la femme du protagoniste lui fait remarquer qu’il a de la chance parce qu’elle ne peut pas répondre par un film à ce qu’il dit d’elle. Ici c'est pareil : je ne peux pas aller plus loin, parce que mon épouse ne peut pas se défendre avec les mêmes armes.

Auriez-vous pu réaliser ce film du vivant de votre père ?
De toutes façons, il n’allait jamais au cinéma et la seule fois où il a eu envie d’aller voir un film, il a quitté la salle au bout de quelques minutes. Pour lui le cinéma était quelque chose qui était trop éloigné du chemin de Dieu. Quand j’étais petit, pour aller voir un film, je prétendais qu’il était consacré à La Mecque, à l’Égypte ou à un pèlerinage. Jusqu’au jour où il a découvert qu’on pouvait y chanter et y danser…

Avez-vous renoncé au cinéma militant ?
Pas du tout. Soleil des hyènes évoquait les dessous du tourisme, Champagne amer les rapports colons-colonisés et Les hirondelles ne meurent pas à Jérusalem le conflit isréalo-palestinien. Mais les films engagés n’ont qu’une existence éphémère, ils fonctionnent dans l’instant, et moi, j’ai ressenti l’urgence de faire ces films là, car je considère que dans la mesure où l’on s’adresse à un public analphabète, le cinéma est pour les réalisateurs du Sud un instrument d’émancipation qui peut permettre d’éveiller les consciences.

Envisagez-vous de donner une suite à La boîte magique ?
Si j’évoque un jour mon adolescence, ce sera aussi pour parler des ciné-clubs et de certaines impasses dans lesquelles on a pu se retrouver à l’époque de la décolonisation.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mars 2003


Bande annonce d’Always Brando (2011)

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