Accéder au contenu principal

Pascale Ferran : Le prix de la rareté

Pascale Ferran © DR

Née en 1960, Pascale Ferran n’a tourné que quatre longs métrages en vingt ans : Petits arrangements avec les morts (1993), qui a obtenu la Caméra d’or au Festival de Cannes, le téléfilm L’âge des possibles (1995), qui lui a valu deux 7 d’or et un Fipa d’argent à Biarritz, Lady Chatterley (2006), qui a été couronné de cinq César et du Prix Louis Delluc, et Bird People (2014). On lui doit également les courts métrages Un dîner avec M. Boy et la femme qui aime Jésus (1989) et Le baiser (1990), ainsi que le moyen métrage Souvenir de Juan-les-Pins (1983). Elle a également collaboré à plusieurs scénarios dont ceux de Gardien de la nuit de (1986) de Jean-Pierre Limosin, La sentinelle (1992) d’Arnaud Desplechin, et Mange ta soupe (1997) de Mathieu Amalric. Simultanément, elle s’est beaucoup impliquée au sein des instances du cinéma français afin de défendre la notion de “film du milieu”, qui désigne le cœur même de la production française, et a contribué à la naissance de la Cinetek, un site destiné à établir un lien direct entre les auteurs du monde entier et les cinéphiles.


Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée au cours de la gestion de Bird People ?
Pascale Ferran C’est l’addition des difficultés qui s’est avérée la plus difficile à gérer : tourner une partie du film avec des acteurs américains alors que je ne parle pas la langue ; en tourner une autre avec des moineaux dressés, en ne sachant jamais, le matin même, si l’on obtiendrait d’eux ce dont on avait besoin pour le film (ambiance ulcère !) ; recourir pour la première fois à des effets spéciaux qui, même s’ils ont vocation à ne pas se voir à l’écran, devaient être minutieusement préparés et anticipés.

Quels enseignements en avez-vous tiré pour la suite ?
Au moins deux. Primo, en rabattre la prochaine fois sur l’exploration de terrains inconnus : deux, c’est encore possible, trois, c’est trop. Secundo, résister à la tentation de faire mon prochain film avec des poulpes. Ou halte à Octopus People [rires]  !

Bird People propose une réflexion sur une certaine incommunicabilité que ne feraient qu’accentuer la prolifération des moyens de communication. Assumez-vous ce postulat qui semble faire écho à certains films de Wim Wenders ?
Pour moi, le film ne traite pas de l’incommunicabilité, mais plutôt de deux personnages très solitaires à ce moment-là de leur vie, qui sont dans des liens qui se défont un peu. Et tout cela se passe aujourd’hui, c’est-à-dire dans un rapport assez fort aux technologies modernes, qu’il s’agisse des portables, d’internet, etc. Donc, je n’irai pas jusqu’à dire que ça ait un rapport de cause à effet. Le film parle plutôt de cette étrangeté, que tout le monde perçoit aujourd’hui, qui est qu’à l’occasion, on peut se retrouver dans des solitudes très grandes, alors même qu’on est censés être connectés en permanence de tous les côtés. On voit bien que le monde dans lequel on vit en ce moment ne va pas dans le sens du renforcement des liens entre les gens. On a plutôt l’impression qu’ils ont tendance à se défaire et qu’en plus, ils ne remplissent pas forcément nos vies. C’est vrai que je me sens très proche de certains films de Wenders, moins d’autres. Ce qui est sûr, c’est que, sans que ça ait été particulièrement ni lucide ni très conscient de ma part, je vois bien mon film dialoguer un peu avec Les ailes du désir, par exemple.

Je sais que le montage de Bird People a été très long. Est-ce dû à la complexité de sa structure ou à un autre paramètre ?
Il faut dire qu’il y a un personnage d’oiseau dans le film qui explique la longueur très particulière du montage : environ un an pour le montage image et un peu plus pour le reste de la post-production, Cet oiseau a occupé les deux tiers de la production, chaque plan nécessitant un temps de montage très long, parce qu’on était dans un artisanat complet avec une très petite équipe. Il faut imaginer qu’on fabriquait les plans au montage. On avait tourné avec des oiseaux dressés pendant un temps déjà assez long, parce que ce sont des bestioles difficiles à filmer et qu’il était particulièrement délicat d’obtenir ce dont on avait besoin pour chaque plan, afin que ça raconte ce que ça devait raconter. Donc on revenait avec une heure et demie de rushes pour chaque plan d’une durée de 4 à 5 secondes ! Pour un seul plan, on partait de plusieurs petits bouts de prises qu’on montait ensemble en jump cut, dans un premier temps, qu’on maquettait comme on pouvait en salle de montage et qu’on donnait ensuite aux effets spéciaux pour qu’ils fassent les jointures entre ces morceaux disparates. Donc c’était un mode de fabrication très étrange et relativement inédit. C’était vraiment de la dentelle de Calais : on avait l’impression de faire du montage au petit point. Il est vrai aussi que ce n’était pas un montage simple, car Bird People est un film constitué de blocs assez composites, car il change de régime assez souvent. Et ce n’était pas facile d’arriver le mieux possible à réussir localement ces moments de films et à faire que tout cela trouve une forme d’homogénéité et de fluidité par le montage et que les virages se prennent bien, sans perdre l’attention du spectateur. Il fallait donner constamment l’impression que les choses se déroulent au présent, alors qu’on passe parfois d’une rêverie un peu imaginaire du personnage de Gary à une action qui se passe complètement au présent, puis un bout de souvenir, puis un bloc Skype qui a sa temporalité assez spécifique, puis on passe à autre chose… Tout ça demandait donc un travail de montage assez minutieux. Mais si l’on n’avait eu que ce film là, il aurait été monté en quatre ou cinq mois. Ce sont les six ou sept mois sur la partie oiseau, qui ne dure pourtant pas très longtemps, qui nous ont fait basculer dans des temps de montage vraiment longs.

À quel moment avez-vous tourné la partie de l’oiseau ?
On a commencé par filmer la partie dite humaine, puis la partie oiseau, et une fois qu’on a eu terminé, on a tourné les scènes de Dubaï et de l’hélicoptère, en équipe de plus en plus réduite.

Bande annonce de Bird People (2014)

Vous n’avez tourné que quatre longs métrages en vingt ans. Est-ce votre rythme naturel ?
Ça dépend. Ce qui est invraisemblable, c’est qu’on peut dire que j’ai tourné quatre films en vingt ans, plus un documentaire sur le jazz pour Arte pas sorti en salles, mais les deux premiers se sont faits de façon assez rapprochée. Ensuite, il y a eu effectivement un temps assez long entre L’âge des possibles et Lady Chatterley, parce que dans un premier temps, j’ai travaillé comme scénariste sur des projets qui ne m’étaient pas destinés, puis qu’ensuite j’ai écrit un film qui finalement ne s’est pas fait. C’est différent pour Bird People, car j’ai mis longtemps à sortir de Lady Chatterley et que je n’ai pas tout le temps des envies et des idées. Pour arriver à faire un film, j’ai vraiment besoin d’avoir l’impression que le désir qu’il m’inspire va être suffisant pour m’engager sur ce projet. Le fait de faire un film, donc de prendre la parole et de dépenser de l’argent pour m’exprimer, est quelque chose que je suis prête à remettre en cause à chaque fois. Je n’ai pas l’impression d’arriver à m’installer dans une idée de carrière ou encore moins d’œuvre, et je me dis à chaque fois que ce sera peut-être mon dernier film…

Peut-on dire que vos films naissent de leurs personnages chargés de tisser une histoire commune ?
Ce n’est pas la sensation que j’aie, moi, dans le processus, et pourtant je comprends très bien qu’on puisse dire ça. Personnellement, j’ai plutôt l’impression que ça dépend des films. Sur Bird People, dans un premier temps, j’étais plus obsédée par l’effet de décrire le monde d’aujourd’hui et l’envie que le film ne soit pas que réaliste. Au moment où je l’écrivais, j’avais l’impression qu’il y avait une sorte de déficit de l’imaginaire dans le cinéma français. Or, c’est quelque chose qui me nourrit beaucoup, notamment dans mes lectures. Donc j’avait l’impression de partir davantage de ces questions là, au départ, que des personnages. Mais après, tout est allé très vite et s’est concrétisé à partir des personnages à qui j’ai laissé toute la place. C’était différent pour Lady Chatterley où je m’inspirais d’une œuvre préexistante qui est avant tout un portrait de femme. Mais il est vrai, surtout dans mes deux derniers films, que je suis particulièrement obsédée par la question de l’incarnation à l’écran, et donc j’ai l’impression de porter un très grand soin aux personnages, surtout quand ils sont un peu en creux, comme dans Bird People où ils sont très nourris pour arriver à les interpréter, à les filmer. Et c’est ce qui émerge de tout ça qui m’intéresse. J’ai l’impression que pour arriver à ce niveau d’incarnation, alors qu’on ne sait pas grand-chose du personnage qui apparaît par touches progressives, ça demande paradoxalement d’en savoir beaucoup.

À propos de la chanson Space Oddity de David Bowie que vous utilisez dans le film, vous avez déclaré : « Parfois, pour le plaisir du spectateur, il faut savoir ne rien se refuser. » Qu’entendiez-vous par là ?
Sur ce film là, plus que sur les autres, j’ai eu l’impression de partir assez fortement de mon propre désir de spectatrice et d’essayer de réaliser un film qui me plairait à moi. Sur les autres, je pensais à chaque étape à la question du public, car elle est très obsédante pour moi, et le fait qu’ils me plaisent était secondaire. Sur celui-ci, c’est devenu fondamental et j’avais envie d’une espèce d’envol qui soit jubilatoire. C’est exactement ce que m’a apporté cette chanson de Bowie que j’adore. Quand on l’a essayée au montage, elle produisait sur moi un effet de plaisir et de très grande liberté. Or, c’est ce dont traite cette séquence. À ce moment-là, j’avais l’impression que le film avait tous les droits et qu’on pouvait tout se permettre. Y compris de prendre une chanson très connue. Et tant mieux si ça fonctionne [rires] ! Quand il s’agit de donner du plaisir au spectateur, je ne suis pas puritaine et je suis prête à tout lâcher.

Est-ce la conception que vous vous faites de votre métier de réalisatrice ?
La métaphore de l’architecte me paraît assez opérante : soit quelqu’un qui porte la vision globale du projet et en conçoit les plans, tout en étant en dialogue permanent avec les différents corps de métiers qui permettent la réalisation à venir, à partir de leurs savoir-faire et/ou de leurs talents spécifiques. À cela se rajoutent deux qualités qui me semblent indispensables : une grande souplesse pour accueillir le réel d’où qu’il vienne et une opiniâtreté à toute épreuve.

Bande annonce de Lady Chatterley (2006)

Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le plus à cœur ?
Selon les films, on peut prendre plus ou moins de plaisir à chacune des étapes, mais la vérité est qu’elles sont toutes décisives. C’est bête à dire, mais si la place des interrupteurs est mal foutue, c’est un souci. Et je parle ici en tant qu’architecte.

Vous sentez-vous des affinités particulières avec d’autres cinéastes ?
Oui, de grandes affinités avec de nombreux autres cinéastes. Qu’elles soient humaines ou cinématographiques. Quand je les connais, leur contact me rassure, me fait rire, m’allège, me fait penser. Je citerai Céline Sciamma, Arnaud Desplechin, Pierre Trividic, Noémie Lvovsky, Bruno Podalydès, Bertrand Bonello… Et, dans tous les cas, leurs films me stimulent, dialoguent avec les miens, m’aident à vivre. C’est aussi le cas de Mamoru Hosoda, Bong Joon-Ho, Apichatpong Weerasethakul, Todd Haynes, Naomi Kawase, Kiyoshi Kurosawa…

Que vous inspirent les conclusions du Rapport Bonnell, vous qui avez été l’une des premières à tirer la sonnette d’alarme à travers le Club des 13 ?
Avec le Club des 13, on a tiré le signal d’alarme très fort et les gens qui étaient autour de la table ont eu l’impression d’intervenir au bon moment, car la situation devenait vraiment dangereuse. À la suite du rapport du Club des 13, des décisions ont été prises et des choses ont été faites au niveau de la production. Puis la donne a encore changé et il est vrai qu’on traverse en ce moment une période très périlleuse, car on a l’impression d’assister à une mutation complète. On a l’impression que si les pouvoirs publics s’étaient vraiment emparés de l’affaire en allant jusqu’à la question de la distribution et de l’exploitation à ce moment-là, ça se passerait mieux. Mais ça n’a pas été fait et, par ailleurs, le monde continue à avancer et d’autres choses sont venues se surajouter, qu’il s’agisse de l’accès aux films et de leur diffusion sur internet. En plus, on a maintenant une convention collective, qui était absolument indispensable mais qui a été pensée de façon assez maximaliste. Or, dans un moment d’affaiblissement du cinéma, ça produit des choses un peu dangereuses. Donc tout ça conjugué ne rend pas les choses simples. Il y a des gestes qu’il faudrait faire et qui le seront peut-être via la concertation qui se déroule en ce moment même au CNC, à la suite du Rapport Bonnell. Mais il y aussi des domaines où le monde va tellement vite qu’il est difficile d’arriver à être visionnaire, et ça dépasse largement le cinéma. Il est très difficile d’avoir à la fois une vision claire et une volonté politique de nature à y répondre.

Quels sont vos projets ?
Accompagner le film jusqu’à sa sortie. Puis dormir. Rêver peut-être.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2014



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract