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Kadri Kõusaar : Confessions d’une pionnière

Kadri Kõusaar © DR

Kadri Kõusaar est née en 1980 en Estonie. Après avoir débuté adolescente en publiant des dessin de presse, des BD et des articles le plus souvent consacrés à la musique, elle signe trois romans couronnés de succès : Ego (2001), Free Rise (2004) et Alfa (2011). DJ à la radio et présentatrice de télévision à ses heures, elle se lance dans le cinéma avec Magnus (2007), le premier film estonien jamais présenté à Cannes, puis enchaîne avec The Arbiter (2013) qui est présenté à Karlovy-Vary, et le court métrage documentaire Auster (2014) qu’elle co-réalise avec Maximiliano Schonfeld. Elle apparaît également comme interprète dans Terre promise  (2004) du réalisateur israélien Amos Gitaï.


Quel a été votre itinéraire personnel ?
Kadri Kõusaar. J’ai publié deux best-sellers en Estonie : Ego, en 2001, une histoire d’amour à la façon de Lolita entre un avocat à succès et une étudiante, et Free Rise, en 2004, autour de la perte d’un amour et de la façon de l’assumer. Comme il n’y a qu’un million d’Estoniens qui pratiquent notre langue et que les cinq cent mille autres sont Russes, il n’est pas vraiment possible de s’en tirer matériellement en tant qu’écrivain. Il faut donc aussi être journaliste, ce que j’ai fait abondamment, dans des journaux, à la télévision et à la radio, depuis l’âge de treize ans. J’exerce également toujours les fonctions de DJ dès que j’en ai l’occasion pour une émission consacrée aux musiques du monde. J’aime beaucoup le jazz norvégien, mais aussi la musique traditionnelle et moderne en provenance des Balkans, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. J’ai étudié l’espagnol à l’université, car j’apprécie beaucoup cette langue et que je voulais acquérir des connaissances pratiques, même abstraites, afin de compléter mon bagage artistique.

Quel est le sujet exact de Magnus ?
C’est l’histoire d’un père et de son fils. Le fils veut se suicider et le père essaie de lui faire entendre raison… Mais le dénouement est à la fois choquant et surprenant… J’adore ça d’un point de vue dramaturgique : on a beau pouvoir prédire ce qui va se passer, on est tout de même surpris à la fin… L’atmosphère est à la fois intense et intimiste. C’est une histoire sur le manque d’amour qui est d’autant plus vivante que ses protagonistes et ses rebondissements s’inspirent de la réalité. Il s’agit d’un père et d’un fils, mais il pourrait tout aussi bien être question d’une mère et de sa fille. Nous sommes tous des enfants et/ou des parents. Du coup, l’histoire que raconte Magnus est de nature à toucher tout le monde. C’est une intrigue extrêmement humaine. Tout le monde peut s’y retrouver instantanément et se demander ce qu’il ferait dans une telle situation. Magnus parle de choses importantes et élémentaires qui ont tendance à passer inaperçues à notre époque où l’égoïsme et l’hédonisme sont omniprésents. Magnus évoque aussi le puissant état de décadence qui règne actuellement. Celle-ci est de prime abord invisible, mais ensuite elle nous submerge littéralement. Il y a un effondrement des valeurs morales dans le monde occidental. Je crois fermement aux idées. Par exemple : j’ai appris ce qui était arrivé à Mart, l’acteur qui incarne le père, et instantanément mes propres pensées y ont trouvé des résonances, ce qui m’a inspiré la séquence finale du film ! J’ai failli devenir folle car je n’arrivais plus à évacuer ces images de mon esprit. Du coup, j’ai demandé davantage de détails à Mart et à quelques autres personnes qui avaient vécu des situations similaires. C’est comme ça qu’est né le film. Tout est venu de Dieu, en quelque sorte. À l’époque j’étais en train d’écrire mon deuxième roman, Free Rise, et le concept de Magnus s’est avéré si obsessionnel que j’ai eu du mal à patienter jusqu’à la fin de l’écriture de mon livre. Je voulais commencer à écrire le scénario sur le champ. J’ai toujours voulu réaliser des films, mais j’étais effrayée par l’aspect technique. Pourtant, cette idée a eu raison de mes réticences et m’a en quelque sorte libérée de ma timidité vis à vis de la mise en scène. Les projecteurs, les caméras et les câbles ne représentaient plus des obstacles, mais devenaient au contraire des éléments dont je me servais pour raconter cette histoire. Je trouve que c’est le plus beau point de départ qui soit pour un film, un roman, un poème ou un tableau ;). Je voulais raconter cette histoire et le cinéma s’avérait être en l’occurrence le moyen le plus efficace pour parvenir à mes fins. J’avais déjà écrit des romans et je savais qu’il ne s’agissait pas là d’un livre, mais bel et bien d’un film, en raison de ses décors très particuliers, de son atmosphère, de ses visages, de ses mouvements et de ses sons… Alors, du coup, j’ai écrit le scénario tout seul. Bien sûr, j’ai sollicité l’avis de quelques personnes, mais un potage n’a besoin que d’un seul chef pour le préparer, sinon c’est la pagaille… L’un des rares exemples positifs de collaboration est le fait de frères qui écrivent et réalisent ensemble, à l’instar des frères Coen, Wachowski ou Dardenne, mais il se trouve que mon frère est comptable [rires]. Il n’a aucune envie d’écrire des scénarios avec moi, mais il m’a beaucoup aidée malgré tout quand il s’est agi de gérer certains problèmes de production.

Bande annonce de Magnus (2007)

Dans quelles conditions a été tourné Magnus ?
Le tournage a duré trois semaines et s’est déroulé essentiellement à Tallinn, la capitale de l’Estonie, certaines scènes clés ayant été filmées à Hiiumaa, une île située au large de la côte occidentale de l’Estonie. La minceur de notre budget ne nous permettait pas de disposer de plus de jours de tournage et cette course après le temps était notre problème principal. Nous disposions de moins de temps pour tourner chaque scène que c’est le cas pour un film d’un budget normal. Le temps est la chose la plus précieuse qu’on puisse s’offrir avec l’argent de la production. Donc toutes les difficultés étaient d’ordre pratique ou financier. L’aspect purement créatif n’a posé aucun problème particulier. Aujourd’hui, j’aimerais tourner mon prochain film avec une équipe réduite et un budget modeste, autant que possible, de façon à garder la plus grande liberté artistique possible. Quoi qu’il en soit, il faudrait tout de même que le budget soit un peu plus élevé, ne serait-ce que pour disposer de davantage de jours de tournage, de façon à ce que nous puissions mieux goûter l’aventure !

Comment avez-vous recruté vos interprètes ?
Mart Laisk, mon interprète principal, a vécu la même expérience avec son propre fils, ce qui a constitué un élément important au moment de nourrir l’écriture du scénario. Mart a toujours compté parmi mes muses. Quand je parle de muse, on voit immédiatement apparaître une fille de rêve ou un beau garçon portant une lyre, mais Mart possède un visage rond et surtout une incroyable expérience de vie. Je pense qu’il est très important de travailler avec des acteurs qui se trouvent émotionnellement en phase avec l’histoire, que ce soit par leur état d’esprit ou, encore mieux, à travers leur propre expérience. Je pense que le casting compte alors pour soixante-dix pour cent et que l’interprétation représente les trente pour cent restants. Si l’on trouve la personne adéquate, on a accompli soixante-dix pour cent du chemin. En ce sens, les interprètes amateurs et professionnels se trouvent parfaitement à égalité. Travailler avec Mart a constitué une expérience passionnante car il a compris que, bien qu’il soit en train de rejouer d’une certaine façon une histoire qu’il avait vécue personnellement, il s’agissait d’un film et beaucoup de choses avaient été modifiées. Notre confiance était mutuelle. Mart a beaucoup de talent et la seule chose que j’ai dû lui demander a été de cesser de se montrer trop gentil avec son “fils”, car il arrive parfois aux acteurs amateurs d’oublier qu’ils sont en train d’interpréter un personnage, tant ils ont envie de se montrer sous leur meilleur jour devant la caméra ! En ce qui concerne Kristjan Kasearu qui incarne Magnus, il possède également un talent inné. Il s’est présenté à l’audition pour un petit rôle dans une comédie musicale tirée de Roméo et Juliette qui a été montée en Estonie et il s’est retrouvé avec le rôle principal, en raison de sa présence incroyable sur scène et de ses qualités vocales. Mart est allé voir ce spectacle et nous a chaleureusement recommandé d’engager Kristjan pour le rôle de Magnus. C’est arrivé seulement quelques jours avant le début du tournage. J’ai procédé à des essais avec Kristjan et il m’a plu immédiatement. Je n’ai même pas eu besoin de terminer la scène, il s’est imposé à moi du moment où il a commencé à parler et à bouger… Du coup, il a fallu que j’invite à dîner l’acteur auquel j’avais initialement demandé d’incarner Magnus et que je lui explique ce qui s’était passé… C’est comme ça que Kristjan a décroché le rôle, précisément la veille même du tournage, et il a été particulièrement courageux d’accepter. J’ai légèrement modifié le scénario pour coller davantage au caractère de Kristjan, car je suis persuadée qu’il est nécessaire d’agir de la sorte dans certaines circonstances. Kristjan posséde une qualité spécifique que je qualifierai de “belle tristesse” qui correspond particulièrement bien au personnage de Magnus.

Revendiquez-vous certaines influences ?
J’apprécie particulièrement Jarmusch, Almodóvar, Tarkovski, Buñuel, Kieslowski, Kaurismäki et les frères Coen, à l’exception de leurs derniers films que je trouve trop prévisibles et trop commerciaux. J’ai regardé des dizaines de fois Les ailes du désir de Wim Wenders et Huit et demi de Federico Fellini qui possèdent à mes yeux un pouvoir d’empathie et une beauté poignants. Je suis sensible aux longs plans et aux histoires fortes et touchantes sur le plan humain. Je n’aime pas les gens qui font du cinéma par pure vanité ou pour des raisons bassement commerciales. Il est indispensable d’avoir un message à délivrer.

Bande annonce de The Arbiter (2013)

Quel est le budget de Magnus ?
C’est un budget très bas. Comparable à celui du Projet Blair Witch. Le film a été d’autant plus compliqué à monter qu’il nous a fallu convaincre des tas de gens de bien vouloir travailler bénévolement. Or, bien sûr, de nombreuses personnes ont refusé de participer à cette aventure pour cette raison.

Comment avez-vous trouvé un producteur ?
J’ai négocié avec divers producteurs estoniens qui semblaient intéressés par le projet Magnus, mais qui nous ont lâchés lorsque la Fondation du film estonien [l’équivalent local du CNC] a refusé notre projet, sous prétexte qu’ils ne pouvaient pas soutenir des débutants, C’est leur doctrine officielle. Je comprends aisément qu’ils n’aient pas voulu prendre de risque. En Estonie, l’industrie cinématographique est encore très peu développée et l’on ne produit guère que quelques films par an. Du coup, la concurrence est particulièrement féroce pour obtenir les rares subventions que distribue l’État, lesquelles constituent la principale source de financement pour les producteurs estoniens. Je pense que Magnus constitue un exemple encourageant pour tous les films estoniens indépendants qui seront produits dans l’avenir, car il s’agit en fait là du premier du genre dans ce pays. La Fondation du film estonien n’a accepté de soutenir Magnus qu’une fois qu’il a été sélectionné à Cannes. C’est grâce à son aide et à celle de quelques autres soutiens que nous avons réussi à tirer des copies du film en trente-cinq millimètres. J’ai passé deux ans à chercher des aides financières pour Magnus. C’était d’autant plus compliqué que le sujet n’est pas commercial, que son ton est plutôt sombre et que je n’avais tourné à ce jour qu’un court métrage et pas le moindre film de fiction… J’ai fait la connaissance de Donal Fernandes de façon informelle à Londres. Nous sommes devenus très amis, dans la mesure où nous partagions une conception identique du cinéma et de la vie en général. Donal est venu me rendre visite en Estonie et a assisté à mes conversations téléphoniques avec des producteurs américains qui exigeaient que je tourne le film en langue anglaise et transpose son histoire à Brighton Beach. Bien entendu, j’ai rejeté ces propositions et j’ai perdu du même coup un autre financement potentiel… Donal m’a soudainement annoncé qu’il était prêt à financer le film lui-même en fonds propres. Je lui dois une fière chandelle ; il l’a fait parce qu’il ressentait un lien personnel étroit avec l’histoire que raconte Magnus, avec l’Estonie et avec moi. Il est absolument vital que, dans le contexte spécifique du cinéma art et essai, un réalisateur puisse être assuré de conserver le contrôle de son film. Le cinéma commercial est évidemment régi par d’autres règles et il repose davantage sur l’argent, le producteur et un mode de fonctionnement unique … J’ai une passion pour le cinéma d’auteur. Par exemple, je suis parfaitement incapable de regarder la chaîne MTV ou des spots publicitaires, car je trouve le rythme des plans trop saccadé. J’appartiens vraiment à l’ancienne école de ce point de vue et je ne supporte pas les montages trop rapides. Cela exclut la moindre possibilité d’analyse, de réflexion ou d’instaurer un état d’esprit. C’est simplement un cocktail trouble. Dans le cinéma d’auteur, le producteur joue idéalement un rôle de mentor auprès du réalisateur, au même titre qu’un monteur. Leur rôle consiste à éviter au réalisateur de s’égarer ou de s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Certains films d’auteur s’avèrent embarrassants pour la simple raison que personne n’a eu le courage d’oser dire au réalisateur : « Eh… Euh… Que se passe-t-il ici ? C’est un film ou un voyage autour de ton nombril ? » Le cinéma est un art qui consiste à savoir quand un compromis est justifié ou pas.

Que représente pour vous le Festival de Cannes ?
C’est un miracle. Je suis très heureuse d’être là, évidemment. Réaliser son premier film, avec un très petit budget, qui plus est venir d’Estonie et être invitée par deux sections cannoises, en l’occurrence Un Certain Regard et la Quinzaine des réalisateurs, c’est déjouer tous les pronostics ! Je suis convaincue que Cannes est aussi une sorte d’expérience existentielle, car parmi tant de films le nôtre n’est qu’une minuscule production en provenance d’Estonie. C’est pourquoi je pense me sentir à la fois plus petite que je l’ai jamais été et pourtant aussi en même temps plus grande ;)

Quels sont vos projets ?
J’ai l’intention de traiter d’une histoire très humaine qui se déroule dans l’Estonie soviétique de 1975. Elle tourne autour d’un jeune auteur très sensible qui se bat afin de demeurer en phase avec la rhétorique soviétique dans le cadre du journal pour lequel il écrit et avec la censure… et aussi sa vie amoureuse… Je viens tout juste de commencer à écrire le scénario. L’idée est déjà en place, très solidement accrochée à mon cœur. Or, comme je vous l’ai déjà expliqué, il s’agit là du plus beau des points de départ.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en mai 2007



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