Jeff Nichols © DR
Un an après avoir créé la sensation avec Take Shelter (2011), Grand Prix de la Semaine de la critique et Prix de la
SACD, Jeff Nichols est revenu en compétition au Festival de Cannes avec son troisième film, Mud - Sur les rives du Mississippi (2012). Révélé par Shotgun Stories (2007), ce réalisateur indépendant né en 1978 a réalisé depuis Midnight Special (2015), une incursion dans le fantastique à la manière d'E.T. de Steven Spielberg, et a enchaîné avec Loving (2016), un drame sentimental situé en 1958 sur fond de racisme et de lutte pour les droits civiques.
Dans quelles conditions Mud - Sur les rives du Mississippi a-t-il été produit ?
Jeff Nichols J’ai
commencé à développer l’idée de Mud
alors que j’étais encore étudiant, en l’an 2000, mais je n’ai entrepris de me lancer
dans l’écriture proprement dite qu’en 2006. Après avoir rédigé les trente premières pages du scénario,
j’ai réalisé que je n’étais pas encore en mesure de le terminer, pour de
multiples raisons. C’est
finalement au cours de l’été 2008, le même que celui pendant lequel j’ai écrit
le script de Take Shelter, que j’ai
réussi à le terminer. Nous avons commencé à tourner en septembre 2011, pendant
trente-neuf jours échelonnés sur une période de deux mois. Nous avons entrepris
le montage “offline” début décembre 2011 et avons achevé le film au tout début
du mois de mai 2012, c’est-à-dire quelques jours seulement avant sa présentation en compétition à Cannes.
Quelle est la principale difficulté que vous ayez
rencontrée au cours de cette aventure ?
J’ai disposé d’un budget bien supérieur pour Mud que ceux dont j’ai bénéficié pour
mes deux longs métrages précédents. C’est important car les moyens que vous avez
à votre disposition pour mener à bien un projet ont un impact direct sur le
genre de film que vous réalisez. J’étais habitué jusqu’alors à travailler dans
une économie extrêmement serrée et à me soumettre à des contraintes
draconiennes en termes de planning. Ces obligations existaient certes toujours
pour Mud, comme pour tous les films,
mais j’ai pu bénéficier cette fois d’une équipe technique beaucoup plus fournie
et du soutien de renforts importants sur ce film. Le plus gros plateau de cinéma sur lequel je me sois jamais
rendu est celui de ce film dont je me trouvais être le réalisateur. C’était décourageant.
De mon côté, il a fallu que je trouve le plus rapidement possible comment préserver
le style naturel selon lequel je préfère tourner. Posséder un tel pouvoir de
contrôle sur l’environnement du tournage est à la fois une malédiction et un
bienfait. Ne serait-ce que quand on se trouve d’un coup en mesure d’interrompre
la circulation. Je n’avais jamais connu un tel luxe auparavant, mais il est
indéniable que ça contribue à accroître la qualité de la prise de son, au point
que je passais mon temps à me demander : « Où donc sont passées toutes
les voitures ? » J’ai également dû m’habituer à sélectionner et à
choisir la meilleure façon d’utiliser le soutien précieux et le potentiel que
représentaient l’importance de mon équipe et les moyens matériels mis à ma
disposition. L’objectif ultime est d’essayer de s’approprier quelque chose qui
donne la sensation d’être le plus sincère possible dans le cadre d’un
environnement artificiel à près de cent pour cent. C’est le fait de devoir
gérer une telle situation qui a constitué le plus grand enseignement de mon
point de vue. Ce qui s’est avéré très
compliqué, c’est ça et le fait de devoir filmer deux enfants embarqués à bord
d’un bateau minuscule sur un grand fleuve dont la profondeur et la forme évoluaient
en permanence.
Quelle conception vous faites vous de votre métier de
réalisateur ?
J’adore mon métier de réalisateur. C’est un rôle dans
lequel je me sens très à l’aise. J’ai eu un jour un professeur au lycée qui me
disait : « Jeff, quelle que soit la raison pour laquelle je te
sollicite, tu as toujours réponse à tout. Il se peut que ça ne soit pas la
réponse que j’attends, mais tu as toujours quelque chose à dire. » C’est à
peu près ce que je ressens en tant que réalisateur. Vous passez votre temps à
être sollicité à n’importe quel propos et votre équipe attend en permanence de
vous que vous la guidiez au cours d’un voyage extrêmement compliqué. Mon boulot
consiste justement à avoir réponse à tout et j’espère juste sincèrement qu’une
bonne proportion des solutions que je propose s’avère satisfaisante. En outre,
je suis également l’auteur du scénario et je trouve particulièrement gratifiant
d’être en mesure de suivre l’aboutissement d’une idée jusqu’à son terme. C’est
une expérience vraiment incomparable que de s’asseoir dans une pièce et de
mettre en forme une série d’événements qui sont supposées interagir entre eux
pour faire réagir les spectateurs d’une certaine manière, puis de prendre place
dans une salle de projection et de sentir le public qui se comporte comme on
l’avait espéré.
Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le
plus à cœur et pour quelle raison ?
Chaque étape possède ses phases de plénitude et ses désillusions.
L’écriture est un moment formidable parce que c’est le seul au cours duquel
vous vous trouvez vraiment confronté à vous-même. Le monde vous appartient. La
production est enthousiasmante par ce qu’on y voit les page qu’on a écrites
prendre vie, mais qu’on manque systématiquement de temps pour parvenir à ses
fins. Le montage ressemble à l’écriture, mais c’est comme si l’on vous avait
donné une liste de mots à utiliser et que vous n’arriviez pas à vous en
détacher. Le montage ressemble à une équation mathématique compliquée ou à un
puzzle.
Y’a-t-il un cinéaste ou un artiste qui vous
ait plus particulièrement donné envie de faire du cinéma ?
Ce sont avant tout les histoires qui m’inspirent et
j’aurais bien du mal à citer l’écrivain ou le réalisateur qui m’a le plus
influencé. L’inspiration varie également d’un projet à l’autre. En ce qui
concerne Mud, Mark Twain et Raymond
Carver ont exercé l’un et l’autre une influence considérable sur cette
histoire. Côté mise en scène, j’ai étudié de nombreuses séquences filmées en
Steadicam dans certains films. Terrence Malick et Paul Thomas Anderson apparaissent
tous les deux comme de grands réalisateurs lorsqu’on se penche sur cette
question. Ils parviennent à faire que le moindre mouvement de caméra devienne
partie intégrante de leur histoire, qu’il soit justifié par ce qui se passe à
l’écran, plutôt que de se contenter de s’installer à côté des personnages, ce
qui est le plus souvent le cas dans les films. J’apprécie également certains mouvements de caméra magnifiques que réalise Steven Spielberg.
Comment vous situez-vous par rapport à la tradition
cinématographique américaine ?
J’adore les films depuis aussi longtemps que je m’en souvienne.
J’essaie de tout voir et en général j’y trouve du plaisir. J’ai du mail à
comparer mes films à ceux des autres parce que je vois les coutures. Je repère
les endroits où des plans ont été ajoutés ou collés les uns aux autres, ce qui
m’empêche de regarder mes films comme des œuvres vraiment abouties. J’aime à
penser que j’appartiens à une communauté de cinéastes qui se préoccupent avant
tout de raconter des histoires. Les sujets qui me plaisent peuvent d’ailleurs être traités
aussi bien dans des films indépendants que dans des productions initiées par les
studios. Je ne pratique aucune discrimination, mais je considère que je suis
capable d’établir la différence entre une histoire originale et le rabâchage
d’une formule préétablie, quand j’en vois une
De quelle manière intégrez-vous les contingences
techniques et technologiques dans votre vision du cinéma ?
Je suis convaincu que la technologie et le système vont
me contraindre à revoir ma façon de procéder. Bien sûr, l’enjeu principal
concerné réside dans l’alternative entre la pellicule et le numérique. J’adore le
celluloïd. Mes trois premiers films ont été tournés en trente-cinq millimètres
et d’entre eux au format anamorphosé. Grâce au concours de mon génial chef
opérateur, Adam Stone, je peux vous confier que je sais comment rendre un film
séduisant sur le plan visuel. Je maîtrise les règles de base qui permettent de
créer de belles images. Je n’accorde pas encore autant de confiance que cela aux caméras
numériques, mais ça viendra et cette révolution semble désormais irréversible. J’avoue
que j’ai été bluffé par certaines projections numériques. Mon premier long
métrage, Shotgun Stories, n’a bénéficié à l’époque que de cinq copies. Quand j’observe la dégénérescence
qu’elles ont subie, en raison de projecteurs mal réglés et d’ampoules
défaillantes, j’ai juste envie de hurler. La projection numérique semble avoir résolu
la plupart des problèmes de cet ordre et ça me réconforte. Par ailleurs, sur le
plan créatif, filmer en numérique me tente dans certaines circonstances
particulières. Je réfléchis ainsi aujourd’hui sérieusement à un projet de film qui se
déroulerait pour l’essentiel de nuit. Dans un tel cas, les possibilités qu’offre le numérique à
faible lumière me semblent évidemment très séduisantes.
Quels sont vos projets ?
J’ai l’intention de consacrer le reste de cette année à
écrire et j’espère pouvoir réaliser mon prochain film en 2013.
Je travaille simultanément sur trois idées que j’ai envie de développer.
Comment imaginez-vous l’avenir du cinéma et qu’en
attendez-vous de particulier ?
Le cinéma indépendant semble fonctionner selon des cycles, non
pas sur le plan artistique, mais par la façon dont il est perçu par le public. Le
début de la dernière décennie s’est caractérisé par un engouement inédit pour
ce type de cinéma. Mon espoir est que ce phénomène ne fasse que se confirmer au
fil des années à venir.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2012
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