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Jean-Marc Moutout : La tragédie du travail

Jean-Marc Moutout © DR

L’auteur discret de Violence des échanges en milieu tempéré (2003) se définit volontiers lui-même comme un réalisateur de « péplums sociaux ». Après avoir déboulé comme un chien fou dans le jeu de quilles d’un cinéma français dont il revendique haut et fort la tradition de cinéma du réel pur et dur héritée de Renoir et perpétuée aujourd’hui par ces cinéastes engagés que sont Robert Guédiguian, Stéphane Brizé ou Laurent Cantet, Jean-Marc Moutout a persévéré dans cette veine avec ses films suivants : La fabrique des sentiments (2008) et De bon matin (2011). Né en 1966, il a par ailleurs tourné les courts métrages En haut et en bas (1991), Tout doit disparaître (1996) et Electrons libres (1998), le téléfilm Libre circulation (2002), le documentaire Par ici la sortie (2004) et plusieurs épisodes de la série Le bureau des légendes (2015).


De quatorze à vingt ans, comme tant d’adolescents romantiques appelés à grossir les rangs des intermittents du spectacle, Jean-Marc Moutout caresse le rêve de devenir comédien. Alors il s’inscrit au légendaire Cours Simon dont sont sorties tant de têtes d’affiche, de Martine Carol à Jean Reno, en passant par Louis de Funès et Nathalie Baye. Mais, dans cet antre qui n’est plus éclairé que par la lumière vacillante de quelques poussières d’étoiles mortes, le jeune homme ne sent pas brûler de feu sacré. Alors, plutôt que de tenter d’entrer au Conservatoire, il décide d’étudier la mise en scène. Après une licence de mathématiques appliquées, il part donc en Belgique, à l’Institut des Arts de Diffusion. Là, il s’immerge dans le patrimoine artistique mondial et reçoit son plus grand choc cinématographique avec Stalker d’Andreï Tarkovski. Une fois diplômé, il tâte brièvement de l’assistanat et de la régie, effectue un stage de son, achète du matériel et pige sur des documentaires et des reportages.
Pendant les cinq années qu’a duré sa lente gestation, le premier long métrage de Jean-Marc Moutout s’est intitulé Organisation. « Avec le temps, on avait fini par s’y habituer, mais cela ne faisait pas œuvre, c’était trop froid, trop aride », explique a posteriori le réalisateur en transit parisien entre deux étapes de la tournée province qui prélude à la sortie de son film. Violence des échanges en milieu tempéré excite davantage la curiosité, tout en reflétant fidèlement le climat oppressant de cette étude de mœurs consacrée au monde impitoyable du travail et l’horreur économique au quotidien. Et à ceux qui voient dans ce titre une parenté avec Michel Houellebecq et notamment Extension du domaine de la lutte, où « la compétition économique a transformé nos rapports intimes en compétition du sexe et de la séduction », le réalisateur oppose une absence de cynisme déjà perceptible dans les courts métrages qu’il a consacré à la précarité, Tout doit disparaître et Électrons statiques. Aux dires de son auteur, le premier de ces films, tourné en 1996, est d’ailleurs « le négatif de Violence des échanges… Dans l’un, un quidam participe à son insu à une action judiciaire visant des sans-papiers et se trouve en proie à un conflit moral, alors que dans l’autre, c’est un consultant qui débarque dans la vie professionnelle, en haut de l’échelle sociale, et qui se trouve confronté à peu près à la même problématique, mais qui accepte de s’exécuter. »
Il y a de la chronique balzacienne dans cette histoire qui suit la mission d’un jeune consultant aux dents longues chargé de procéder à l’audit d’une usine en cours de cession et d’évaluer les dégâts prévisibles en termes de ressources humaines. Ici s’arrête toutefois la ressemblance avec le film du même titre réalisé par Laurent Cantet dont Jean-Marc Moutout conteste « la vision romantique de la classe ouvrière » et auquel il avoue d’ailleurs préférer L’emploi du temps. « Ce que dit mon film, précise-t-il, c’est que ce que vous faites professionnellement a des conséquences sur votre comportement avec les autres, mais j’ai essayé d’éviter d’opposer les méchants consultants aux gentils ouvriers. »

Bande annonce de Violence des échanges en milieu tempéré (2003)

Pour préparer son film, Jean-Marc Moutout a procédé à une enquête fouillée sur le monde de l’entreprise et, au cours de l’écriture de cette fiction, il a été amené à réaliser un documentaire sur la fermeture des chantiers navals du Havre pour Arte, Le dernier navire. Et Moutout de citer Robert Kramer et Claire Simon parmi les cinéastes dont il considère qu’« ils ont réussi à établir une passerelle entre fiction et documentaire ». Personnellement, cette parenthèse lui a notamment servi à nourrir quelques personnages, à l’image de ce « chef d’atelier qui porte une conscience ouvrière et humaine très forte et raie les noms des gens qui doivent partir au jour le jour ». Pour l’univers des consultants, l’immersion s’est avérée encore plus délicate, ce microcosme se montrant rétif à toute intrusion extérieure, sous couvert de confidentialité. « Je voulais démystifier l’écran de fumée qui recouvre le langage économique, poursuit le réalisateur, donc je ne pouvais pas dire de conneries là-dessus. »
L’étape qu’appréhende le plus Jean-Marc Moutout est le tournage, ce moment où la réalité doit prendre corps, « parce qu’il y a six cents figurants, des métros bondés, des cantines pleines. » Trouver une usine où tourner a constitué un véritable défi. « C’est un milieu très fermé, précise le cinéaste. On avait écrit pour le domaine de la plasturgie, parce que le plastique est un matériau à la fois industriel et moderne dans le rapport de consommation. On a trouvé une usine dans la région de Chartres et l’on a même recruté des employés pour une douzaine de rôles. Et puis, quinze jours avant le tournage, la direction nous a retiré l’autorisation de tournage. Il nous a donc fallu réécrire pour un nouveau lieu, en l’occurrence l’usine Brandt d’Orléans, car il nous fallait rester dans la région Centre pour des raisons de production. Mais comme l’histoire ne fonctionnait pas dans le monde de l’électroménager, on a dû se limiter à certaines machines. Finalement, le jour du tournage, on a fait venir les gens de Chartres qui ont pris leurs RTT pour jouer leur rôle… à Orléans. »
Une fois le film terminé, Moutout a proposé aux dirigeants de Brandt d’amener un ciné-bus à proximité de l’usine où les employés pourraient visionner le film en continu en dehors de leurs heures de travail. Mais il s’est heurté à un refus catégorique de la direction. En effet, entre-temps, la société avait été rachetée par un consortium israélien qui avait imposé sa tutelle et n’aurait probablement pas autorisé le tournage un an plus tard. Quant aux ouvriers qui ont vu son film, le cinéaste a été surpris de les voir défendre le consultant en arguant du fait qu’il se contentait de remplir la mission qui lui était impartie. Une autre preuve qu’il avait vu juste, Moutout l’a eue en présentant son film aux étudiants de l’université de Paris-Dauphine. « Ces futurs managers se sont tous demandés pourquoi la copine du consultant était aussi égoïste et ne le soutenait pas davantage. Cela prouve que leur problème est identique à celui du personnage : comment remplir sa mission sans être un salaud ? »
Quand Jean-Marc Moutout évoque son deuxième long métrage, il a en tête l’adaptation d’un roman scandinave pour lequel il ne se sent toutefois pas encore prêt, parce qu’il s’agirait d’« un film très cher et un peu compliqué. Avant, j’aurais besoin de me mettre davantage dans un rapport de mise en scène, d’adaptation réelle au travail cinématographique. » Le réalisateur se méfie toutefois des films de commande mais aimerait tourner le plus possible, y compris des clips, bien qu’il ne se voie pas du tout en réalisateur de pub et qu’il ne possède pas encore le sésame de ce milieu : un agent artistique. Et Moutout de déclarer avec un sourire : « J’ai la noblesse de pouvoir dire que jusqu’ici je n’ai rien fait de commercial et uniquement ce dont j’avais envie. »
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en décembre 2003


Bande annonce de De bon matin (2011)

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