Gérard Mordillat © DR
Né en 1949, Gérard Mordillat a signé deux courts métrages, Les musiciens du culte et La choisie (1974), avant de débuter dans le long en signant avec Nicolas Philibert le documentaire La voix de son maître (1978). Il a fait par la suite cavalier seul pour réaliser Vive la sociale ! (1983), qui lui a valu le Prix Jean Vigo, Billy Ze Kick (1985), Fucking Fernand (1987), Cher frangin (1989), Toujours seuls (1991), En compagnie d’Antonin Artaud (1993), qui a reçu le Bayard d’or de la meilleure contribution artistique à Namur, Paddy (1999) et Le grand retournement (2013). Simultanément, cet écrivain engagé a collaboré avec Jérôme Prieur pour la télévision sur des projets documentaires aussi atypiques que La véritable histoire d’Artaud le momo (1993) et Corpus Christi (1997), tout en signant seul pour le petit écran La forteresse assiégée (2006) et la série Les vivants et les morts (2010) et Les cinq parties du monde (2012), qui a obtenu le Fipa d’or à Biarritz.
Qu’est-ce qui vous a
donné envie d’adapter la pièce de théâtre dont est tiré Le grand retournement ?
Gérard Mordillat La pièce a été lue plusieurs fois de façon théâtrale,
mais je ne l’ai jamais vue. J’ai lu le livre D’un retournement l’autre quasiment à sa publication et j’ai appelé
immédiatement Frédéric Lordon pour lui dire que j’avais envie d’en faire un
film et de n’en céder les droits à personne d’autre. J’ai tout de suite compris
qu’il y avait là un objet si singulier que, fidèle à Jean Cocteau qui voulait
qu’un film soit « un objet difficile à ramasser », je me suis lancé
sans hésiter. Je trouvais que le texte était à la fois brillant, très drôle et
très fin, et qu’il proposait une analyse de la situation économique et
financière tellement juste que je la partageais en tous points. Il est vrai
aussi que j’aime faire des films à partir de textes qui ne sont pas a priori
cinématographiques, comme En compagnie
d’Antonin Artaud qui s’inspirait du journal de Jacques Prevel. Or, le
journal d’un jeune poète qui passe ses journées à chercher à manger et à écrire
n’est pas par nature l’objet préféré des scénaristes. Or, là, c’est
pareil : il y avait une sorte de défi qui m’a beaucoup plu.
Quels aménagements
avez-vous apportés au texte de Frédéric Lordon ?
Le travail d’adaptation s’est fait en deux temps. Au
départ, la pièce était faite pour être lue. J’ai donc dû répartir les répliques
et donner des caractères aux personnages en fonction de ce qu’ils disaient.
Ensuite, j’ai fait un travail à la table collectif avec les acteurs, bien que
les obligations des uns et des autres les empêchaient d’être présents tous
ensemble. Ils avaient en commun une grande expérience de l’alexandrin et chacun
se rendait compte de difficultés de texte et de jeu. Par exemple, dès la
première lecture, Jacques Weber nous a dit : « Il faut aller plus
loin dans l’adaptation. Il faut faire du Rostand, c’est-à-dire non seulement
répartir les répliques, mais couper des phrases en les donnant aux uns et aux
autres. » Il était très intéressant de travailler le texte en se disant
qu’on ne faisait pas du théâtre, mais du cinéma, et de découvrir à l’intérieur
de ce texte des caractères qui, évidemment, s’approchaient du caractère des uns
et des autres, mais où l’on trouvait les pistes qu’il fallait. Je voyais Franck
de La Personne comme un ecclésiastique, Jacques Pater était l’ami de toujours, Benjamin
Wangermée était l’écureuil fou. Alain Pralon, qui ne joue qu’un petit rôle,
celui du gouverneur de Banque de France, est quelqu’un qui a des centaines de
milliers d’alexandrins dans la tête. Ça signifie que dès qu’il y avait une
difficulté, il savait comment la contourner en respectant le texte de Lordon et
en le rendant jouable. C’était passionnant et on s’est régalés.
Selon quels critères
avez vous choisi vos interprètes ?
Je tiens d’abord à préciser qu’aucun de ceux que j’ai
contactés n’a marqué la moindre hésitation quand je leur ai proposé ce projet,
alors même qu’au départ, je n’étais même pas sûr de pouvoir les payer. En
effet, Véra Belmont a financé le film de ses propres deniers, ce que ne fait
aucun producteur. Mais je ne crois pas qu’on puisse tourner un texte comme
celui-là sans adhérer pour une grande part à ce qui est dit et analysé. Je
connais Jacques Weber depuis le Conservatoire mais l’on n’avait jamais pu
tourner ensemble alors qu’on se l’était promis cinquante fois. Or, dans le
domaine de l’alexandrin, il est pour moi un premier violon extraordinaire. Les
autres acteurs avaient pratiquement tous tourné avec moi, soit dans Les vivants et les morts, soit dans Les cinq parties du monde, soit dans
d’autres films. Cela signifie que j’ai fait le casting avec ma troupe, d’une
certaine manière. Comme il n’y avait que des personnages masculins dans la
pièce de Lordon, j’ai aussi écrit des rôles pour deux actrices que
j’adore : Odile Conseil et Christine Murillo. Cette dernière nous a
d’ailleurs expliqué comment on faisait pour mémoriser le texte à la Comédie
Française : on le chantait sur l’air des Demoiselles de Rochefort. En observant leur duo, je me suis dit que
si l’on en avait eu le temps et l’argent, j’aurais adoré tourner une comédie
musicale.
Où le film a-t-il
été tourné ?
Dans l’usine Babcock d’Aubervilliers dont j’avais déjà
utilisé un bureau désaffecté pour une scène des Cinq parties du monde. Jusqu’au moment où nous avons découvert que
cet endroit où avaient déjà été tournées plusieurs épisodes de séries
policières était radioactif, parce que les caméras se sont soudainement
arrêtées de fonctionner sans raison apparente. Du coup, on a dû aller plus
loin.
Pourquoi avez-vous
choisi pour décor cette friche industrielle à l’abandon ?
Pour plusieurs raisons. D’emblée, il y avait une chose
que j’étais certain de ne pas vouloir, c’était d’aller dans les ors de la
république et de tourner dans n’importe quel palais : cela aurait été
pléonastique. J’ai également évacué l’éventualité de tourner dans un décor
hyper moderne, car cela signifiait de grandes surfaces vitrées donc une
dépendance totale par rapport à la météo et une structure plus lourde, ce qui
nécessitait plus de temps pour la technique et en laissait d’autant moins pour
les acteurs. L’idée de la ruine industrielle renvoie métaphoriquement à la
destruction absolue provoquée par la crise financière et bancaire. Et puis,
dans cet espace, je pouvais à la fois faire du cinéma et laisser les acteurs
trouver leur place.
Avez-vous tenu
compte des indications de Frédéric Lordon pour établir votre mise en
scène ?
Non, parce que sa pièce comportait un texte, mais aucune
didascalie [indication de mise en scène].
Comme on a travaillé en bonne intelligence, il n’est pas intervenu dans mes
choix et il a été très surpris en voyant le film de découvrir à quel point
c’était du cinéma.
Votre mise en scène
se caractérise par une sorte de mouvement perpétuel. Est-ce lié au décor ?
Peu importe où l’on est. Il doit y avoir comme des
vestiges de choses qui ont existé, comme les morceaux des dieux fracassés qui
sont l’Élysée ou Matignon. La Banque Centrale est devenu un puits, un trou…
Le livre est paru en
mai 2011. Entre-temps, la situation a empiré. En avez-vous tenu compte ?
Les acteurs, Frédéric Lordon et moi-même étions d’accord
sur le fait qu’il n’y avait aucun réaménagement à faire sur le plan de
l’actualité et que la politique qui était mise en cause sous un gouvernement de
droite dans une perspective néo-libérale l’est encore aujourd’hui et peut-être
de façon beaucoup plus cruelle. Véra Belmont, qui a produit le film, craignait
que ce soit vraiment les années Sarkozy et nous priait de mettre une date. Et
nous avons répondu : « Surtout pas ! » Parce que la force de
l’analyse de Lordon, c’est qu’elle traverse le temps, et la critique que l’on
peut faire aujourd’hui des institutions bancaires, de la Banque Centrale Européenne,
du fonctionnement de la politique en regard de l’économie est toute aussi
fondée. C’est d’autant plus cruel que nous avons à la tête de l’État un
gouvernement socialiste. La question se pose, et ce posera pour ceux qui
verront le film : comment se fait-il qu’un gouvernement de gauche, donc
élu par une majorité populaire, poursuit une politique qui se fait au détriment
absolu de ses intérêts.
Dans le film, le Premier
ministre, en qui l’on peut reconnaître François Fillon, reprend cette fameuse
déclaration qui dit : « Je suis à la tête d’un État en
faillite. »
C’était déjà dans la pièce, mais chacun devait
s’accaparer le texte pour le faire sien, car il y a peu de caractères. C’est
donc Thibault de Montalembert qui a opté pour la mèche à la Fillon et qui a
choisi d’accuser son côté brun ténébreux. De même que c’est François Morel qui
a décidé d’insister sur l’aspect flagorneur de son personnage de conseiller.
C’était bien plus compliqué à jouer pour Patrick Mille, parce qu’il devait
jouer tout en dedans et porter de façon très puissante et au premier degré le
point de vue de l’auteur, qui est aussi le mien, avec une grande détermination
intellectuelle, philosophique et politique. Cela impliquait non seulement qu’il
fallait bien posséder le texte, mais en être à ce point convaincu que ça n’ait
jamais l’air d’être une citation. Et puis, il y a une chose qui n’est pas dans
le texte et qui fait ma fierté. C’est un alexandrin que j’ai écrit
personnellement et qui est le début de l’allocution du président lorsqu’il
parle à la télévision : « Françaises, Français, coucou me
revoilà ! » Il manquait une rime en “a” et il n’a que onze pieds,
mais au fond je me suis dit : « Ça ira quand même. » Le grand
enjeu de la parole, dans ce film, c’est que, passées les premières minutes qui
sont toujours très surprenantes pour le spectateur, les alexandrins
apparaissent comme une langue absolument naturelle.
La première fois
qu’on découvre le Président de la République, il tient à la main une manette de
console vidéo. Faut-il y voir un message particulier ?
J’ai dit au comédien qui incarne ce rôle, Elie Triffault,
que, pour moi, ce Président devait être Hamlet. Il ne fallait pas qu’on sache
si c’était un enfant idiot ou le plus malin de tous. On le considère comme pas
grand-chose, mais en réalité, c’est lui qui exerce le pouvoir. Et sa manette
représente en quelque sorte le crâne de Yorick [rires]
Comment avez-vous
contourné l’écueil du théâtre filmé ?
J’avais déjà connu deux expériences dans ce domaine.
D’abord, un film pour Arte sur les Sonnets
de Shakespeare qu’avaient mis en scène Gérard Jourdheuil et Jean-François
Peyret, où là aussi on avait décalé les choses sans arrêt. Ensuite Architruc d’après Robert Pinget, dans le
cadre des levers de rideau initiés par la Comédie Française de Jean-Pierre
Miquel avec Arte. Il y a une façon d’apprivoiser le théâtre et d’en faire un
objet cinématographique, ce qui me touche beaucoup.
Est-ce pour cela que
vous avez utilisé des images d’archive ?
J’aurais peut-être pu m’en passer, mais c’était mon idée
de départ, car je tenais à garder cette notion d’effondrement. Et puis, il me
semblait nécessaire de terminer le film en montrant les conséquences humaines
de la crise.
Comment avez-vous
choisi la musique ?
J’ai donné une seule indication au compositeur : il
faut traiter le genre et que la musique porte en elle l’ironie du texte sans le
doubler, la référence absolue étant Kurt Weil et plus précisément son travail
avec Bertold Brecht. C’est une musique contemporaine, mais qui porte le
souvenir de ces références au passé, et notamment au cinéma soviétique, quand
elle se trouve associée à des images de manifestations.
Quelle est la
difficulté principale à laquelle vous avez été confronté en menant à bien ce
projet ?
C’était une difficulté que je qualifierai de musicale.
J’étais toujours très inquiet de bien avoir dans l’oreille l’ensemble des
choses dites, dans la perspective générale du film, pour ne pas avoir
l’impression qu’il y ait de temps en temps un numéro, puis une sorte de
transition. Il me fallait garder en tête l’ensemble de la partition, pour
pouvoir intervenir sur le moindre de ses éléments.
Vous écrivez des
livres, vous réalisez des films, des fictions comme des documentaires. Quel
lien établissez-vous entre ces diverses activités ?
Tout cela reste de l’écriture et je ne vois pas pourquoi
je me priverais de tous les moyens qui sont à portée de ma main et de mes yeux.
Et puis, je ne connais rien de plus accablant que la monotonie et je combats
cette idée de la spécialisation que la société d’aujourd’hui a héritée du
Dix-neuvième siècle. J’aime beaucoup cette phrase de Mallarmé qui, parlant de
la danse et de la poésie, disait qu’elles s’allumaient pour lui « de feux
réciproques ». Pour moi, il n’y a pas de petites choses et il n’y a aucun
hiatus entre ce que j’écris et ce que je tourne.
Qu’attendez-vous du Grand retournement ?
J’espère juste qu’à travers ce film, le public ressentira
le côté jubilatoire qu’il y a à comprendre la situation dans laquelle nous
sommes et à l’analyser. Ça me comblerait. Pour moi, le cinéma reste un outil
critique, même s’il passe par l’alexandrin, comme ici. Mon rêve serait de
montrer à la même séance La voix de son
maître, le premier film que j’ai réalisé en 1978 avec Nicolas Philibert sur
le patronat français, disponible en DVD mais demeuré interdit à la télévision
pendant treize ans, et Le grand
retournement.
Propos recueillis
par
Jean-Philippe
Guerand
en octobre 2012
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