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Fatih Akin : Fort comme un Turc


Fatih Akin © Pyramide Distribution

Sélectionné in extremis au Festival de Berlin 2004, Fatih Akin y a décroché l’Ours d’or, suprême consécration que le cinéma allemand attendait depuis des années. Il raconte dans Head-On (2004), Goya du meilleur film européen, l’histoire d’amour excessive et désespérée de deux écorchés vifs issus de l’immigration turque. Un premier aboutissement pour ce cinéaste né en 1973 qui a joué dans une vingtaine de films et a signé notamment L’engrenage (1998), Julie en juillet (2000), Solino (2002), Soul Kitchen (2009), Prix spécial du jury et Prix de la jeunesse à Venise, De l'autre côté (2007), European Award et Prix du scénario à Cannes et à Ankara, The Cut (2014), ainsi que les documentaires Crossing the Bridge (2005) et Polluting Paradise (2012).


Le destin de Fatih Akin ressemble à celui de l’équipe de football du Danemark sélectionnée au dernier moment pour l’Euro 1992, en lieu et place de la Yougoslavie en guerre, et qui a fini par gagner cette compétition pour laquelle elle n’était même pas qualifiée. Ours d’or au Festival de Berlin où il a remplacé in extremis un autre film forfait au dernier moment, Head-On est le troisième long métrage de fiction de ce réalisateur allemand d’origine turque de trente ans qui déclare : « J’aime explorer les codes narratifs et les remettre en question. C’est ce qui m’a incité à ponctuer Head-On d’intermèdes musicaux, pour donner en quelque sorte des respirations au film. À mon sens, c’est le sujet qui doit dicter le style. Pour certaines scènes, on est parti d’une situation de départ et on a laissé le hasard décider. Notamment dans une séquence de concert qu’on avait prévu de filmer dans la continuité. Mais en attendant de jouer sa scène, l’acteur principal, Birol Ünel, s’est littéralement saoulé. Au point que sa réaction a été excessive et que sa fureur donne à la séquence une force inattendue. » Ce comédien qu’il fréquente depuis 1997, Fatih Akin l’a imposé malgré une réputation de tête brûlée qui lui vaut parfois d’être comparé à Klaus Kinski.

Bande annonce de Head-On (2004)

Aux dires d’Akin, trouver l’interprète de la femme libérée de Head-On s’est avéré un problème délicat : « Paradoxalement, les Turcs d’Allemagne ont beaucoup moins évolué que ceux de Turquie. » C’est pourquoi il a dû faire appel à Sibel Kekilli, une comédienne de films pornographiques que n’effrayait aucune des audaces de ce scénario qui s’aventure très profondément dans le labyrinthe des sentiments. L’un des luxes de « Head On » est d’avoir pu être tourné dans l’ordre chronologique, bien que le plan de travail ait dû être fractionné à la suite des maladies contractées par les deux interprètes principaux.
Plébiscité par plus d’un demi-million de spectateurs en Allemagne et quatre cent mille en Turquie, Head-On est aux yeux de Fatih Akin « le signe de l’émergence d’une réelle alternative au cinéma commercial. » En outre, le film « marque une rupture définitive avec les signataires du Manifeste d’Öberhausen » que le réalisateur respecte, tout en soulignant que « le temps est venu pour le cinéma allemand de tourner cette page glorieuse de son histoire ». Son prochain film de fiction, Akin ne l’entreprendra pas avant 2005. D’ici là, cet homme entre deux terres se consacrera au tournage d’un documentaire sur la musique turque, Crossing the Bridge.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juillet 2004


Depuis Head-On, votre cœur semble balancer de plus en plus entre l’Allemagne et la Turquie. Comment gérez-vous cette dualité ?
Fatih Akin Mes racines sont importantes dans tous mes films. J’envisage même de tourner un jour un film intégralement en Turquie, mais la situation politique y est de plus en plus complexe. Aujourd’hui, ce pays ressemble à mes yeux à une femme qu’on adore, dont on satisfait tous les caprices et qui devient de plus en plus insupportable.

Dans quelles conditions De l’autre côté a-t-il été tourné ?

La première partie du tournage a débuté le 1er mai 2006. Nous avons tourné en Allemagne, à Brême et à Hambourg, puis en Turquie, à Istamboul, au bord de la Mer Noire et à Trabzon. Au total, le tournage a duré pendant huit à dix semaines.

Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée au cours de cette aventure ?
La mort de mon ami et partenaire Andreas Thiel, six jours avant la fin du tournage. Mais je ne peux rien y changer. Je n’ai pas ce pouvoir. Je ne suis pas Dieu.

Quelle conception vous faites-vous de votre métier ?
Personne ne me dicte ce que j’ai à faire ni comment le faire. C’est la liberté. C’est même un caractère inhérent au statut de l’artiste dans le sens d’“auteur”. J’assume l’entière responsabilité de mes erreurs. Je n’ai pas non plus à subir les erreur de qui que ce soit d’autre.

Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le plus à cœur ?
J’aime effectuer des recherches car je suis curieux et cette phase m’enseigne des choses, or c’est en apprenant qu’on donne un sens à sa vie. J’aime également beaucoup écrire parce que c’est pour moi de l’ordre du sexuel. J’aime également le tournage proprement dit parce que ça ressemble à une fête avec une pointe de discipline. Et puis j’adore le montage parce que j’ai alors l’impression de réaliser un puzzle. Enfin j’apprécie le mixage parce que j’officie moi-même comme disc-jockey dès que j’en ai l’occasion.

Bande annonce de De l’autre côté (2007)

Intégrez-vous l'édition DVD de votre film dès la production du film ?
Mon épouse Monique est en train de réaliser un film vraiment très intéressant sur mes tournages qui s’inspire du journal intime que j’ai coutume de tenir à cette occasion. Il me semble que ce sera une alternative aux making of conventionnels. Je commence traditionnellement à travailler sur les bonus du DVD très en amont… parfois même avant d’avoir trouvé l’idée qui donnera naissance au film.

Quelle importance accordez-vous au Festival de Cannes ?
Cannes représente pour moi La Mecque du cinéma. Pendant toute ma vie, j’ai rêvé d’y présenter un film en compétition. Mais j’espère ne pas avoir fait ce film “uniquement” pour cette compétition. J’espère l’avoir tourné aussi pour moi, mes enfants et mon public. Mais parfois, pour être tout à fait honnête, je ne sais pas exactement à qui s’adressent mes films.

Comment appréhendez-vous le fait d’être en compétition ?
Je suis de plus en plus anxieux. C’est comme au football. Quand j’ai présenté Crossing the Bridge hors compétition, c’était un match amical. Avec De l’autre côté, j’ai un peu l’impression de disputer une finale de coupe du monde.

Quel autre métier auriez-vous pu pratiquer si vous n'aviez pas travaillé dans le cinéma ?
J’adore les films. J’adore le cinéma. C’est le plus beau métier du monde. Mais il y a tant de films dans le monde qu’on aurait besoin de beaucoup plusqu’une seule vie pour pouvoir les voir tous. Et j’aime autant regarder des films qu’en réaliser. Peut-être qu’un jour je pratiquerai un métier qui me permettra simplement de voir des films. C’est une alternative envisageable. Être spectateur est une situation très agréable.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2007

Bande annonce de The Cut (2014)


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