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Éléonore Faucher : Ouvrage de dame

Éléonore Faucher © DR

Après avoir accompli son apprentissage derrière la caméra, sur des films comme La vie de Jésus (1997) de Bruno Dumont et Kennedy et moi (1999) de Sam Karmann, Éléonore Faucher, diplômée de la Femis, a signé deux courts métrages remarqués, Les toilettes de Belle Ville (1996), son film de fin d’études de l’école Louis Lumière, et Ne prends pas le large (1998), avant son premier long, Brodeuses (2004) qui lui a valu le Grand Prix de la Semaine de la critique, le trophée SACD du meilleur scénario à Cannes, le Prix Michel d’Ornano et diverses autres récompenses. Elle a réalisé par la suite une adaptation du roman autobiographique de Sylvie Testud,  Gamines (2009) et a retrouvé cette dernière comme comédienne pour le téléfilm Les déferlantes (2013) tiré du roman de Claudie Gallay. Elle a par ailleurs publié deux livres : le roman pour la jeunesse Un petit quelque chose de différent (2008) et Quand les cigognes claquaient du bec dans les eucalyptus,  ou Correspondance d’un appelé d’Algérie (2012).


Avant Brodeuses, vous avez tourné deux courts métrages très différents. Que vous-ont-ils apporté ?
Éléonore Faucher Mon premier court métrage, Les toilettes de Belle Ville, que j’avais tourné à la fin de mes études à l’école Louis Lumière, a été présenté dans de nombreux festivals et son succès alors que j’avais dix-neuf-vingt ans m’a fait douter en m’incitant à penser que j’étais comme Luc Besson. En revanche, le deuxième, Ne prends pas le large, répondait à un concours de scénario inspiré par Kieslowski. Et même si le sujet en était la sexualité, le côté personnel venait d’une commande. J’avais surtout envie de me positionner par rapport à ce sujet qui inspirait alors Arnaud Desplechin et d’autres cinéastes issus de l’Idhec ou de la Femis dont je ne me sentais pas forcément proche. Paradoxalement, Brodeuses est né des difficultés que j’ai rencontrées pour monter ce deuxième court métrage dont le sujet n’intéressait personne. Je me suis dit que quitte à se battre, il fallait que ce soit désormais pour un projet de long métrage.

Comment est née l’idée de Brodeuses ?
Un jour où j’étais en train de repriser un petit haut en me disant que je ferais mieux de le jeter à la poubelle et d’aller m’en racheter un autre. À l’époque, ma fille avait un an, ma grand-mère était en train de partir en maison de retraite et j’étais un peu inquiète par rapport à ce renouveau des générations et au fait de prendre des responsabilités. Et j’ai réalisé que je n’aurais pas été capable d’accomplir ce geste si je n’avais pas vu ma grand-mère repriser des vieux vêtements qui se trouvaient parfois dans sa boîte couture depuis des années. Je me suis rendu compte que j’étais faite de tous ces gestes-là, des siens, mais aussi de ceux de mes autres grands-parents, de mes parents, de tous ceux qui m’entouraient et qu’à l’arrivée on ne voyait plus que moi. Ce qui a d’abord dirigé l’écriture, c’est la relation entre une femme âgée et une jeune femme et ce qu’elles peuvent s’apporter sans la moindre douceur, presque malgré elle, ce qui correspondait assez à la relation que j’avais avec ma grand-mère. C’est d’ailleurs à elle que le film est dédié, à la fin, car elle est morte pendant la post-production du film.

Qu’est-ce qui a guidé votre écriture ?
Ce qui me convient le mieux a priori, c’est vraiment une phase où j’écris dans le secret, seule, et où j’essaie d’aller au bout de ce que je cherche, jusqu’à ce que j’arrive à une première version que je considère comme à peu près lisible. Ce qui ne m’empêche pas de faire lire le script à des gens que j’aime bien et qui me renvoient les échos dont j’ai besoin pour continuer. Dans le cas de Brodeuses, à un moment donné, je me suis dit qu’il fallait que je sache si mon projet était susceptible d’intéresser quelqu’un d’autre que moi. Au bout de six mois, pour vérifier si le projet suscitait un écho, j’ai présenté mon script à l’Aide à la Réécriture, à Émergence et au Prix Junior du scénario… et j’ai obtenu les trois ! Je ne voulais surtout pas tomber dans un traitement trop social. J’ai donc éliminé d’emblée les problèmes d’argent. J’avais travaillé avec Suzanne Schiffmann à l’origine du projet, en 2000, puis à un moment donné, j’ai collaboré avec Gaëlle Macé. Elle relisait ce que j’écrivais et elle me faisait des commentaires. On a également beaucoup travaillé pour raccourcir la deuxième partie, y compris au montage.

L’un des thèmes du film est l’accouchement sous X. Qu’est-ce qui vous a incitée à l’aborder ?
Ce n’est pas son aspect social qui m’intéressait, bien que je me sois renseignée auprès de l’association Moïse qui essaie de suivre les quelque femmes qui acceptent de parler de leur situation. Mon but était davantage de rendre concret et de stigmatiser ce risque qui consiste à faire un enfant, ainsi que la remise en question de soi-même que provoque cette responsabilité avec la perte de liberté et d’insouciance qu’elle implique. Personnellement, j’ai ressenti tout ça en mettant ma fille au monde, même si ces sentiments ont été contrebalancés par tout le bonheur et le plaisir que m’ont procuré cet enfant que j’avais désiré si ardemment. C’est cette inquiétude que j’ai voulu faire passer à travers ce thème. En outre, ça donne beaucoup de caractère à cette jeune fille : ça la rend forte et déterminée dans un choix indéfendable et relativement monstrueux.

Bande annonce de Brodeuses (2004)

Comment avez-vous travaillé sur les personnages ?
Les personnages se sont construits avec le scénario. La pudeur faisait partie intégrante du personnage interprété par Ariane Ascaride, donc je n’ai pas eu à la dépouiller. On a beaucoup travaillé sur le personnage de Guillaume car il fallait lui trouver un équilibre. En effet, son regard joue énormément dans l’estime que Claire a d’elle-même et il la voit évoluer du statut de copine de sa petite sœur à celui de mère d’un enfant et de femme potentiellement désirable. Mais je ne voulais surtout pas que la romance prenne le dessus ou qu’on ait l’impression qu’elle cherche un père à son enfant. Elle a juste besoin de retrouver la valeur qu’elle a d’elle-même à ses propres yeux et ça passe aussi par la séduction.

À quel moment avez-vous choisi vos interprètes ?
C’est la dernière chose que j’ai faite avant le tournage. Il y a un phénomène assez étrange avec le casting que je suis bien obligée d’admettre, bien que cela ne corresponde pas du tout aux valeurs que je défend, c’est qu’il passe beaucoup de choses au travers d’une photo. Pour Lola Naymark, j’avais une photocopie de photo qui datait de deux ans où cette jeune fille rousse regardait par en-dessous d’un air effronté et dégageait un truc incroyable. La seule chose que j’ai tenu à faire avec elle comme avec les autres, c’est de gommer l’époque et son côté adolescente d’aujourd’hui. Tout simplement parce que je ne m’y reconnaissais pas. D’autre part, ce côté intemporel lui donne aussi une espèce de maturité intérieure qu’elle possède au plus profond d’elle-même. Pour ce personnage, j’avais en tête la sauvagerie de Sissy Spacek dans La balade sauvage de Terrence Malick qui est une référence pour moi, au même titre que le personnage d’Un ange à ma table de Jane Campion, film que j’ai montré au chef opérateur et au chef décorateur. En ce qui concerne le personnage de madame Mélikian, je n’avais pas envisagé Ariane Ascaride, parce qu’elle me semblait trop jeune pour le personnage. Au départ, l’une des pistes était que cette femme soit âgée d’environ 70 ans, qu’elle perde l’usage de ses yeux et qu’elle ait seulement besoin de la jeune pour broder à cause de sa vue. L’important, c’était qu’on comprenne qu’elle ne pouvait plus avoir d’enfant.

Broder, c’est à la fois coudre et inventer. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce métier ?
La couture est vraiment une métaphore du cinéma. Quand on voit un film, on ne s’imagine pas le travail des techniciens. De même que quand on voit un mannequin qui défile sur un podium, on n’imagine pas les heures de travail des brodeuses qui sont derrière. Quand j’ai visité l’atelier de monsieur Lesage ou celui de Nadja, qui a réalisé les broderies du film, j’ai complètement retrouvé l’atmosphère que je recherchais, c’est-à-dire cette espèce de connivence féminine et cet esprit de corps. Dans le film, la broderie joue comme un journal intime, parce que l’art, c’est aussi savoir exprimer ce qui vous habite. Claire travaille à partir de matériaux de récupération, de la peau de lapin, des rondelles de plomberie, au feeling, sans technique. Le côté tactile du film comptait beaucoup pour moi et je voulais éviter le côté gnangnan que peut avoir la broderie. Il fallait que le métier grandisse chez madame Mélikian au fur et à mesure que le bébé s’épanouit dans le ventre de Claire. L’atelier est à mes yeux une sorte de grotte où elle se cache, comme un ventre. Je voulais aussi que les tissus soient transparents pour qu’on puisse filmer au travers, voir la main du dessous et le visage. Ce que Claire projette du travail complètement fantasmagorique de madame Mélikian sur la broderie relève à la fois de son propre travail et de son intimité avec elle.


Quelles difficultés avez-vous rencontrées sur ce film ?
Je n’essaie jamais d’envisager les problèmes à l’avance. S’ils se présentent, il faut s’y colleter et les résoudre. Par ailleurs, j’ai beaucoup tourné comme assistant-opérateur, donc je savais à quoi m’attendre. Mais, franchement, il n’y a pas eu de problème exceptionnel, hormis ceux qui se présentent habituellement sur tous les films produits dans ces conditions là et auxquels j’étais préparée.

Comment s’est déroulé le montage ?
La chef monteuse Joëlle van Effenterre m’a beaucoup apportée par son expérience et sa sensibilité. Elle a procédé à un premier bout-à-bout pendant qu’on tournait. Je voyais les rushes tous les soirs, je lui envoyais aussitôt le dépouillement et elle transcrivait exactement le scénario dans l’ordre où les plans étaient tournés et sans se poser de questions. Ce premier montage m’a paru long et ennuyeux, mais il était absolument nécessaire avant de travailler à nouveau sur sa structure. Paradoxalement je préfère être très éloignée du but et me dire qu’il y a tout à faire qu’en être très près. On savait qu’on avait assez de matériel et que le problème consisterait à pratiquer des coupes et à mettre certaines séquences en exergue. Le découpage initial a beaucoup évolué.

Quelles sont vos références ?
Pour moi, les deux plus grands sont Chaplin et Keaton, mais ce n’est pas pour ça que j’irai sur leur terrain. Est-ce que c’est justement parce qu’ils ont inventé le cinéma, mais ils possèdent à mes yeux un génie relativement inégalé depuis. Et en plus, ils sont populaires et sans prétention.

Êtes-vous tentée vous-même par la comédie ?
Je ne sais pas si j’en serais capable.

Avez-vous déjà des projets ?
Il y a dix ans que j’ai envie de refaire une comédie musicale. En effet, à l’époque des Toilettes de Belle-Ville, c’était un genre qui ne m’était pas du tout familier car je n’étais pas cinéphile et ma culture se limitait aux productions de Walt Disney [rires]. Or, depuis, j’ai pu en voir et combler mes lacunes. La mienne se déroulerait dans le cadre des Contes de la Table Ronde, à cheval sur plusieurs époques, avec Merlin, la fée Vivian et d’autres personnages mythiques. Mais, dans l’immédiat, mon prochain film est déjà bien avancé en écriture. Il se situe en Kabylie en 1962. C’est l’histoire d’un appelé français qui vient d’achever ses études de pharmacie et qui part accomplir son service militaire là-bas au moment des accords d’Evian. Il se retrouve parachuté responsable du laboratoire d’analyses médicales de l’hôpital de Tizi-Ouzou, et donc entre autres de la banque de sang. Or il a un mal fou à trouver des donneurs pour les malades algériens, parce que la réserve habituelle était fournie par les appelés du contingent qui sont de moins en moins nombreux, que les pieds-noirs se préparent à l’exode et que les musulmans eux-mêmes ont encore pour consigne du FLN de ne pas aller à l’hôpital à moins d’être sur le point de mourir. Il se trouve là à cette période charnière où il faut trouver une solution au jour le jour et établir une situation durable, alors qu’il est jeune et inexpérimenté et qu’en arrivant en Algérie, ses seules préoccupations étaient d’écrire à sa fiancée et de terminer sa thèse. Mais tous ses projets sont balayés par l’urgence et ce qu’il voit en salle d’opération. J’ai écrit ce scénario dans le cadre de la formation continue de la Femis, pendant les recherches de financement de Brodeuses. En effet, je suis très cartésienne et je me suis basée sur un livre d’Yves Lavandier consacré à La dramaturgie que je n’ai pas suivi à la lettre mais qui m’a dirigé vers cet atelier d’écriture qu’il a lui-même créé. J’avais besoin de me rassurer sur mes capacités. Au stade de l’écriture, c’est la solitude qui m’a le plus surprise, parce qu’on a beau être aidé, avoir des lecteurs et un co-scénariste, on reste relativement face à soi-même.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juin 2004



Bande annonce de Gamines (2009)

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