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Daniel Auteuil : Exercices de composition française

Daniel Auteuil dans Dialogue avec mon jardinier de Jean Becker (2007)
© StudioCanal

Né en 1950, Daniel Auteuil a tenu près d'une centaine de rôles en quatre décennies. Parmi les plus célèbres : Les sous-doués passent le bac (1980) de Claude Zidi, Jean de Florette et Manon des Sources (1986) de Claude Berri, qui lui a valu le César et le Bafta du meilleur acteur, Quelques jours avec moi (1988) et Un cœur en hiver (1992) de Claude Sautet, qui lui a rapporté un David di Donatello et un European Film Award, Romuald et Juliette (1989) de Coline Serreau, La reine Margot (1994) de Patrice Chéreau, Ma saison préférée (1993) et Les voleurs (1996) d'André Téchiné, Le huitième jour (1996) de Jaco van Dormael, pour lequel il a obtenu un Prix d’interprétation au Festival de Cannes, Le Bossu (1997) de Philippe de Broca, La fille sur le pont (1999), qui lui a valu son deuxième César du meilleur acteur, et La veuve de Saint-Pierre (2000) de Patrice Leconte, Le placard (2001) et La doublure (2006) de Francis Veber, L’adversaire (2002) de Nicole Garcia, 36, quai des Orvèvres (2004)  et MR 73 (2008) d’Olivier Marchal, Caché (2005) de Michael Haneke, couronné d’un deuxième European Film Award, Napoléon (et moi) de Paolo Virzi, Dialogue avec mon jardinier (2007) de Jean Becker, Avant l’hiver (2013) de Philippe Claudel et Kalinka de Vincent Garenq (2015). Il a par ailleurs réalisé les remakes de La fille du puisatier (2011), Marius et Fanny (2013) et César (2016) de Marcel Pagnol.


Pourquoi La veuve de Saint-Pierre a-t-il mis si longtemps à se monter ?
Daniel Auteuil. La veuve de Saint-Pierre est un projet qui date de bien avant La fille sur le pont et qui aurait dû être réalisé deux ans plus tôt. C’est un film que Juliette Binoche et moi devions faire avec Alain Corneau. Patrice Leconte m’a annoncé qu’il reprenait ce formidable scénario. Puis, quelques semaines après, il m’a téléphoné pour me proposer de remplacer Jean-Pierre Marielle dans La fille sur le pont. Ce qui est bizarre, c’est qu’entre ces deux films, j’ai tourné Mauvaise passe de Michel Blanc pour lequel j’ai dû repartir à Londres où j’avais déjà passé près de neuf mois pour The Lost Son de Chris Menges après lequel il devait à l’origine s’enchaîner. Là j’ai éprouvé une vraie frustration parce que j’étais chaud et que je me sentais prêt. Bref, j’ai juste eu le temps de rentrer de Londres pour m’envoler vers le Canada. Du coup, quand on a commencé à tourner La veuve de Saint-Pierre, c’est un rôle auquel j’avais eu l’occasion de réfléchir pendant des mois et qui était arrivé à maturation.

Comment passez-vous d’un rôle à l’autre ?
Il y a des années où l’on se retrouve à enchaîner les films les uns derrière les autres, parce que certains ont pris du retard et d’autres de l’avance. Dans La fille sur le pont, on tournait en noir et blanc, mais pour nous, sur le plateau, le film avait des couleurs extravagantes afin d’obtenir de beaux gris. Mes vestes étaient d’un rouge épouvantable et mes chemises oranges, uniquement pour les contrastes.

Ressentez-vous le besoin d’être rassuré et de savoir de quoi demain sera fait ?
Moi, quand je tourne un film, j’ai besoin de savoir que j’en ai un autre à faire. Pour ventiler mon imaginaire et parfois pour alléger le travail que je suis en train de faire et le rendre moins important. Et comme j’ai un pauvre imaginaire d’acteur, je fantasme sur des personnages. C’est comme de la culture : on sait qu’on à ça à jouer, alors on le met en jachère et on l’arrose dans un coin de sa tête. Et tout ça travaille en même temps. Par exemple, l’été dernier, j’étais en vacances en Corse et Benoît Jacquot est venu me parler de Sade pour m’inoculer son virus [rires]… Après, quand l’imaginaire se met en route, c’est fini. Il faut qu’on tourne. Ce qui est difficile à vivre, mais Dieu merci ça n’arrive pas souvent, c’est que ça s’arrête une fois qu’on a effectué cette espèce de travail, avant ou même pendant le tournage.


Bande annonce de La fille sur le pont de Patrice Leconte (1999)
  
De quelle façon lisez-vous un scénario ?
Je le lis d’abord pour information, comme un livre qui vous interpelle. Ensuite seulement, j’essaie de m’approprier le matériau et les mots pour voir si c’est jouable. Là, ça demande encore une autre forme d’énergie.

Qu’est-ce qui est le plus important pour vous quand on vous propose un film ?
C’est à la fois le personnage, le sujet et le metteur en scène. Et l’aventure d’un film qui est un moment de vie extrêmement privilégié puisque, en tant qu’acteur, mon travail et ma vie sont intimement mêlés. Les moments où l’on tourne sont des moments privilégiés.

Avez-vous l’impression d’être parvenu à la maturité ou à ce que vous avez toujours cherché ?
Pas encore tout à fait. Il me reste encore à apprendre. Et puis, j’éprouve des envies qui n’ont pas encore été satisfaites, des plaisirs de gourmandise sans cesse renouvelés. Une fois qu’on a joui, on a à nouveau envie de jouir… [rires]. C’est comme de se baigner ou de manger. Et même si on a l’impression que rien de trop nouveau est en train de se passer, c’est toujours différent.

Qu’est-ce qui motive vos envies ?
Le sentiment de ne pas l’avoir encore fait, même si c’est une déclinaison sous une autre forme. Par exemple, le militaire que j’incarne dans La veuve de Saint-Pierre est tout à fait différent de celui que j’interprétais dans Une femme française. Et pourtant les deux ont leur place et le premier m’a aidé à interpréter le second. Comme mon premier conseil d’administration dans Quelques jours avec moi m’a permis de faire quelque chose de différent dans le conseil d’administration de Romuald et Juliette. Parce qu’à des étages bizarres et à des endroits de l’imaginaire on apprend des métiers. Je suis persuadé que ce sont des trucs d’enfance absolument navrants mais autant je ne me vante pas de mon jeu, autant je suis très fier de ma façon de monter à cheval [rires]. Ça vient simplement du fait que, pour moi, le rôle est bien tenu à partir du moment où mon personnage monte aussi bien son cheval que sa femme [rires]. Les vraies accroches qui font les assises des personnages et des histoires, c’est ce qu’il y a de plus difficile à poser. Ensuite, on n’a qu’à faire comme d’habitude.

Bande annonce de La veuve de Saint-Pierre de Patrice Leconte (2000)

Êtes-vous parfois surpris du regard que les autres portent sur vous ?
Oui. Par exemple, j’étais persuadé que Mauvaise passe allait être reconnu parce que Michel y faisait vraiment œuvre de metteur en scène.

Et le théâtre dans tout ça ?
Michel [Blanc] n’était pas au départ de La chambre bleue. C’est après les vacances de Noël 1998 que je lui ai demandé de lire la pièce en anglais et de l’adapter. Depuis toujours, mon envie, quand ça se passe bien avec quelqu’un, c’est de prolonger.

Vous passez pourtant facilement d’un univers à l’autre…
J’ai surtout envie de respirer, de découvrir des choses et d’avancer. C’est très agréable.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’incarner le personnage du marquis de Sade dans le film de Benoît Jacquot ?
Sade, c’était la liberté même. C’est un type qui voyait la vie partout, jusque dans la vermine des prisons. Ce personnage me posait un problème : comment représenter quelqu’un sur lequel tout le monde a plus ou moins fantasmé ? Comme toujours, il y a la vérité historique et il y a un scénario. Et je me suis davantage servi de ce qui était écrit dans la partition du scénario qui indique qu’il était dans tel ou tel état que de références historiques proprement dites.

Était-ce un projet ancien ?
Le projet est né à l’époque du Bossu. Il y a certains producteurs assez entreprenants, comme Patrick Godeau, qui possèdent un imaginaire assez développé et qui, eux aussi, ont besoin de temps. Ce Sade, il l’avait fait écrire il y a plusieurs années. En outre, c’est un projet qui est arrivé pour moi au bon moment car on y raconte un moment de sa vie qui correspond à l’âge que j’ai.

Bande annonce de Sade de Benoît Jacquot (2000)

En quoi cela vous a-t-il aidé ?
Même si Le hussard sur le toit de Giono ou Bel Ami de Maupassant figurent parmi mes romans favoris, il n’y a plus de défi possible. Je suis devenu trop vieux pour incarner ces personnages. En revanche, je suis persuadé que dans une histoire qui raconterait l’histoire d’un type de vingt-cinq à quatre-vingts ans, je pourrais accomplir ce parcours-là parce qu’il y a une espèce de convention. À partir du moment où moi, je suis bétonné, personne ne pourra rien me dire et il n’y aura que moi qui aurai raison. C’est ma schizophrénie qui me permet de jouer Lacenaire ou Henri de Navarre. Et, dès lors, je suis forcément juste. Donc c’est facile de jouer dans ces conditions.

Vous avez tourné beaucoup de rôles en costume. Ce sont des envies d’enfant ?
Assurément. Et encore je ne les fais pas tous [rires]. C’est très plaisant.

Vous vous souvenez du moment où vous avez eu la sensation d’avoir réalisé votre rêve ?
C’est quand, tout d’un coup, j’ai pu assumer des situations et des sentiments qui étaient en accord avec ce que je représentais et avec l’image de moi que je pouvais fantasmer. Jouer a dès lors ressemblé à ce que j’avais rêvé. J’ai éprouvé une sensation étrange en tournant Pour cent briques, t’as plus rien… Au cours d’une scène de revolver, j’ai éprouvé le sentiment que selon ce que j’allais faire de mon arme, il sortirait de l’eau comme les clowns, une fleur ou je pourrais faire peur avec. C’est très abstrait pour les autres mais très concret pour moi.

Il vous est souvent arrivé de jouer des rôles qui n’étaient pas initialement prévus pour vous. Comment gérez-vous ce genre de situations ?
Pour Jean de Florette, j’ai hérité du rôle d’Ugolin parce que Coluche avait refusé de le jouer. Curieusement, alors qu’on n’a ni le même âge ni le même physique, Jean-Pierre Marielle m’avait remplacé dans Tous les matins du monde et j’ai pris sa place dans La fille sur le pont. Mais on en a d’abord discuté tous les deux.

Vous allez tourner en juin le nouveau film de Francis Veber avec Gérard Depardieu et Thierry Lhermitte. Comment est né ce projet ?
Vu le temps que met Francis Veber à mettre en chantier un nouveau film, c’est un projet qui remonte à au moins deux ans. J’y interprète le rôle d’un employé qui va se faire licencier. Je vais retrouver Gérard [Depardieu] avec qui je n’ai pas tourné depuis Jean de Florette.

 Bande annonce de Jean de Florette de Claude Berri (1986)

Savez-vous déjà de quoi la suite ?
Oui. Ce qui est très agréable, c’est qu’il y a des gens qui écrivent pour vous. Mais tout change constamment. Tout ce qui était prévu s’est fait, mais un ordre totalement anarchique. En plus, les sorties de films ne se font pas elles non plus dans l’ordre où on les a tournés. Mais on n’y peut rien.

Vous retournez-vous parfois sur votre carrière ?
Pas encore.

Pourquoi ?
J’ai encore le temps. J’aime bien les surprises. Je vis au présent. Tous les films que j’ai tournés récemment sont extrêmement forts à l’écran pour des raisons différentes qui n’ont rien de personnel. Donc je n’en oublie aucun et je n’en ai laissé tomber aucun. Prenez Jean de Florette et Manon des Sources, par exemple. Ce sont des films qui, lorsqu’ils sont repassés à la télévision, ont été vus par près de huit millions de personnes. C’est insensé ! Quand les gens ont vu un film qui leur a plu, la veille à la télévision, ça vous rend plus humain à leurs yeux. Il y a un élan différent. On se rappelle à leur bon souvenir, en quelque sorte.

Revoyez-vous vos anciens films ?
Presque jamais. Mais je les ai beaucoup vus. Sur les films dans lesquels j’ai joué et que j’aime, je fais un peu comme quand j’avais treize ou quatorze ans et que j’écoutais une chanson que j’aimais, par exemple “Retiens la nuit”. J’ai acheté le disque et je l’ai écouté jusqu’à ce que je m’en écœure. Il y a des choses qui nous échappent. Un film, j’ai besoin de le voir deux ou trois fois.

Y a-t-il des thèmes qui vous touchent plus particulièrement ?
Moi, les films qui parlent de la mort ou de la maladie, je ne vais pas les voir parce que ce sont des thèmes qui me font peur. Par exemple, j’aime beaucoup American Beauty qui est un succès, mais ce qui me frappe, c’est que l’image du père y est aussi dévalorisée que dans Mauvaise passe, alors que le film de Michel Blanc n’a pas marché. Et je me trompe car si j’envoie ma grande fille voir ce film là, ce n’est pas ça, pour elle, l’image de son père et il y a un malaise.

C’est pourtant le propre du comédien que de jouer des rôles qui ne lui ressemblent pas…
En ce qui me concerne, je suis très à l’aise là-dedans. Je me sens libre et rien au monde ne m’empêchera d’aller explorer.

Pourquoi êtes-vous l’un des rares comédiens français de renom à ne pas faire de télévision. ?
J’en ai fait beaucoup. Le gros avantage de la télé, c’est que c’est directement du producteur au consommateur. J’ai éprouvé une grande frustration avec Lacenaire, qui est un film que j’aime beaucoup et qui avait été coproduit à l’époque par la Cinq de Berlusconi. Du coup, il a été bloqué pendant des années et on n’a pas pu le voir. Un échec est acceptable mais il faut laisser du temps au temps. Maintenant Lacenaire existe et a trouvé son public. Il y a des gens qui n’aiment de moi que ce film. C’est ça que je trouve intéressant. J’ignore dans quel rôle les gens m’identifient mais je sais dans quoi les gens m’ont choisi. Le public est comme un œil de mouche. Il y a ceux qui aiment le type qui joue dans Lacenaire et ceux qui aiment l’acteur des Sous-doués. Et tout ça forme à mes yeux une espèce de puzzle, de parcours extrêmement cohérent qui m’équilibre bien. Si un jour j’ai envie de raconter une histoire qui ne peut se raconter qu’à la télévision, j’irai la raconter à la télévision. Mais il ne s’agit en aucun cas d’imiter le cinéma. Il faut que ce soit quelque chose qui soit en rapport avec la télévision. Par exemple, si j’avais envie de raconter la vie d’un personnage historique, j’aimerais l’évoquer en dix scènes d’une heure.



Bande annonce de La reine Margot de Patrice Chéreau (1994)

Avez-vous renoncé à la chanson ?
Oui. Parce que j’aime ça comme une midinette et je pense qu’aller chanter, c’était une façon d’approcher ce milieu-là mais aussi le public et ces filles hystériques qui poussent des cris. Évidemment je caricature, mais j’aime bien ça parce que ça veut dire quelque chose. Il y a ceux qui sont acteurs et deviennent chanteurs, comme Reggiani, Bruel et Pagny. Et puis tous les autres, les Montand, Dutronc, Souchon, etc. Quand on est jeune, chanter répond à l’envie de réussir quelque part et au fantasme que ça représente. Mais ce n’est pas plus parce qu’on fait des disques qu’on devient chanteur qu’on fait des films et qu’on est acteur.

Chanter donne un pouvoir supplémentaire sur son public, non ?
Je ne suis jamais parvenu à cette sensation. En revanche, j’ai joué devant deux mille cinq cents personnes dans la cour d’honneur du festival d’Avignon, mais ça n’a rien à voir.

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans le théâtre ?
On impose son propre rythme et on fait son montage. Mais c’est une notion qu’on perd en jouant. Les temps sont parfois des moments de grâce où l’acteur se sent tellement bon qu’il exagère. Mais je suis mal placé pour dire ça car je suis capable de rallonger une pièce d’une demi-heure.

Quelles sont vos envies désormais ?
Dans l’immédiat, j’ai besoin que La veuve de Saint-Pierre et Sade sortent, soient vus et jugés. Pour m’en libérer. Maintenant il faut que les gens se les approprient. Il n’y a qu’alors que ces personnages ne m’appartiendront plus.

Vous préférez retrouver des gens que vous connaissez ou en découvrir de nouveaux ?
C’est nouveau aussi quand on retrouve. Sautet, Téchiné ou Leconte n’étaient pas les mêmes sur les différents films que j’ai tournés avec eux. Chaque fois qu’on tourne, on est confronté à de nouvelles situations et à de nouvelles difficultés. C’est comme quand on joue au théâtre : la pièce est la même mais on s’adresse à quelqu’un d’autre et on a parfois d’autres partenaires. Il y a des ambitions, des tensions, des concentrations différentes. Et un metteur en scène est obligé de s’adapter à cela.

Vous est-il arrivé d’aller vers des gens ?
C’est arrivé avec Maurice Pialat. On a passé neuf mois ensemble à préparer Van Gogh et puis ça ne s’est pas fait. Cette expérience est restée une douleur et m’a laissé un sentiment de frustration, d’inachevé. Au point que je ne suis pas allé voir le film. J’essaie de me préserver.

Pourquoi les jeunes cinéastes français font-ils si rarement appel à vous ?
Un garçon comme Cédric Kahn me contacte régulièrement. J’espère qu’on finira par travailler ensemble. Mais il n’est plus si jeune que ça [rires]. Plus généralement, ce métier marche sur le désir donc il faut laisser la porte ouverte au hasard.

On a l’impression que vous êtes très organisé. Mais si demain quelqu’un vient et vous propose un projet qui s’intercale entre deux autres films, serez-vous disposé à le suivre ?
Ça arrive et j’y suis prêt. Je ne planifie pas tant que ça. Ce qui régule ce métier, c’est avant tout le désir et le plaisir.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en mars 2000



Qu‘est-ce qui vous a décidé à accepter d’interpréter le rôle de Napoléon ?
Daniel Auteuil Au-delà du personnage proprement dit, ce qui m’a amusé, c’est le contexte historique dans lequel se déroule cette histoire : ce premier exil à l’île d’Elbe où Napoléon est accueilli en héros par la population. En outre, l’histoire est racontée du point de vue d’un jeune homme qui a de l’empereur une image auréolée de légende et cultive un idéalisme exacerbé par les représentations picturales qu’il a vues de lui. J’aimais le parti pris du réalisateur, Paolo Virzi, qui consistait à le faire apparaître comme une silhouette quand il débarque. Par la suite quand le jeune homme le croise pour la première fois, il ne le reconnaît pas et le prend pour un domestique. Ce postulat permettait d’apporter une touche personnelle et me donnait une plus grande marge de manœuvre pour m’approprier le personnage. Il faut savoir aussi que le livre dont est tiré le film a été un énorme best-seller en Italie.

Comment se conditionne-t-on à incarner un personnage qui a déjà été si souvent représenté à l’écran ?
Il se trouve qu’il y a six ou sept ans, quand Napoléon est redevenu un personnage à la mode, les Américains m’avaient déjà proposé de tenir ce rôle dans une production intitulée Betsy qui racontait son dernier amour à Saint-Hélène. Du coup, à l’époque, je m’étais énormément documenté et j’avais beaucoup lu sur lui, y compris les mémoires de son domestique. Finalement, ce projet a avorté, mais, du coup, les lectures et le travail préparatoire avaient déjà été effectués. On m’avait également soumis le scénario de Monsieur N à une époque où Antoine de Caunes n’était pas encore attaché au projet comme réalisateur. Et puis, Christian Clavier a lui aussi incarné Napoléon pour la télévision. C’est un personnage extrêmement cinématographique et en tant qu’acteur, c’est un atout d’avoir le recul de ses autres interprétations, même si je n’en connais que certaines. Mais, à aucun moment, ce personnage ne m’a paru pesant. La première fois qu’on porte le tricorne, il faut se prendre pour le personnage. C’est le costume qui fait l’homme. Napoléon est une vedette. Au point que sur le tournage, personne ne m’appelait par mon nom et mon chien était devenu le chien de Napoléon [rires].

Avant Napoléon, vous avez déjà incarné quelques personnages historiques, que ce soit dans La reine Margot de Patrice Chéreau, Sade de Benoît Jacquot ou Lacenaire de Francis Girod. Qu’appréciez-vous dans ce type de rôles ?
Mon souci est de pouvoir les réinventer en me les appropriant. J’essaie toujours de leur donner une proximité immédiate qui fasse qu’on colle au plus près à la réalité. J‘aime donner l’impression qu’on les prend en cours de route et surtout qu’ils soient le plus faussement vrais. Dans la vie, on est toujours surpris de croiser quelqu’un de connu. Enfant, dans les années soixante, je me souviens avoir vu passer le général de Gaulle à Dijon, alors qu’il venait rendre visite au chanoine Kir avec Nikita Kroutchev. Ça m’a marqué parce qu’il dépassait de la foule par sa taille. C’est toujours bizarre d’être témoin de l’histoire. Dans Napoléon et moi, on joue sur un mélange d’événements réels mais recomposés. Dans la réalité, la veille de son évasion, Napoléon a organisé un grand bal.

Bande annonce du Huitième jour de Jaco van Dormael (1996)

Il y a un côté Rock Star chez ce Napoléon là…
Tout est parti d’un quiproquo, car les habitants de l’île d’Elbe étaient persuadés qu’il les avait choisis, donc il est arrivé en terrain conquis. Je trouvais particulièrement amusant d’incarner un homme qui travaille de son vivant sur l’image qu’il va laisser à la postérité et qui est escorté par un mémorialiste chargé de rapporter en permanence ses faits et gestes. Il est constamment en représentation et il va jusqu’à prendre des bains de foule. En quelque sorte, il prépare sa légende. On se moque ouvertement du pouvoir et il y aussi dans ce Napoléon une référence évidente à Silvio Berlusconi, qui était encore président du Conseil au moment du tournage.

Comment avez-vous abordé cette facette du rôle qui fait que vous parlez italien ?
Le travail sur la langue m’a aidé à désamorcer les préoccupations concernant le personnage proprement dit. Du coup, ma concentration s’est déplacée, car la crédibilité passait aussi par l’italien. J’ai travaillé avec un coach deux à trois mois avant le tournage, puis j’ai appris mon texte en connaissant toujours précisément le sens de ce que je disais. Jouer dans une langue étrangère monopolise à la fois votre énergie et votre concentration. En ce sens, Napoléon et moi a été une expérience très différente de La folie des hommes où Michel Serrault et moi-même étions doublés.

De quelle manière avez-vous travaillé avec Paolo Virzi ?
En règle générale, les metteurs en scène italiens ne sont pas à la mode en France, ce qui est dommage. Le scénario de Napoléon et moi porte la signature de Scarpelli qui fut avec Age l’un des plus grands auteurs de l’âge d’or la comédie italienne. C’est déjà un gage de qualité en soi, car c’est un cinéma qui a joué un rôle formateur sur le plan émotionnel, même si je ne cultive aucune nostalgie particulière. Paolo Virzi est quant à lui un cinéaste très talentueux qui jouit d’une bonne notoriété en Italie mais qui reste quasiment inconnu en France où ses films n’ont pas été distribués. Son originalité en tant que réalisateur est d’être originaire de Livourne et de raconter des histoires de chez lui. Sur le tournage, on se serait cru dans une comédie marseillaise à la Marcel Pagnol. Paolo Virzi prend des gens dans la rue et d’autres avec qui il a grandi, une méthode qui renvoie aux origines mêmes du Néo-Réalisme. Ce que j’ai aimé, c’est qu’on entre et qu’on sort de ce personnage en prenant son temps. Paolo Virzi avait fait des dessins caricaturaux qui m’ont beaucoup aidé, dans la mesure où il y représentait Napoléon comme un personnage sérieux frisant parfois le grotesque. Bonaparte a de l’allure, mais là il est en exil. Alors on est parti du principe que, dans le film, c’est un homme d’action qui a grossi parce qu’il s’ennuyait. C’est aussi pour cela que j’ai choisi de le fatiguer par anticipation, car le Napoléon que j’ai failli incarner en 1998 était un empereur déchu, alors même qu’en fait, à peine plus de trois mois séparent son exil à Saint-Hélène de son séjour à l’île d’Elbe. Aujourd’hui, j’aimerais simplement que le public entérine mon fantasme car j’aime particulièrement ce film et son metteur en scène.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juin 2006



Bande annonce de Romuald et Juliette de Coline Serreau (1989)

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