Benoît Mariage © DR
Né en 1961, le réalisateur belge Benoît Mariage -vu en acteur dans C’est arrivé près de chez vous (1992) de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde-, s’est fait remarquer avec deux courts métrages, Elvis (1990) et Le signaleur (1997), avant de passer au long avec Les convoyeurs attendent (1999). Il a signé par la suite L’autre (2003), Cowboy (2007) et Les rayures du zèbre (2014), ainsi que deux documentaires : Némadis, des années sans nouvelles (2001) et On the Road Again, le cinéma de Bouli Lanners (2011).
Cowboy est votre troisième film avec Benoît Poelvoorde. Quel regard
portez-vous sur ces dix ans de collaboration ?
Benoît Mariage Il a joué effectivement dans mon court métrage Le signaleur, puis dans mon premier long, Les convoyeurs attendent, et enfin aujourd’hui dans Cowboy. C’est un ami et il habite la
même ville que moi, donc on est toujours resté en contact, même quand on ne
travaillait pas ensemble. On était d’accord sur le fait que l’expérience avait
été bénéfique et que l’enjeu artistique nous avait plu. En revanche, il n’y
avait pas de place pour lui dans mon deuxième film, L’autre, mais on savait qu’on se retrouverait. Pour Cowboy, en revanche, c’était une
évidence qu’il incarne ce journaliste un peu coincé.
Avez-vous écrit son rôle sur mesure ?
Dès que j’en ai eu l’idée, je
lui en ai parlé, je l’ai impliqué dans ce projet et il m’a dit : « Il
n’y a aucun problème, je fais ton film », sans même avoir lu le scénario.
Pourtant il a parcouru un sacré bout de chemin sur le plan
professionnel depuis Les convoyeurs
attendent, il y a huit ans…
Il était surtout plus cher
pour la production [rires]. Pour moi,
ça ne changeait rien. Ce qui était intéressant, c’est qu’entre-temps il a
beaucoup tourné et j’ai bénéficié de son expérience accrue. Sa personnalité et
son talent n’ont pas changé, mais il a mûri et, à quarante ans, il possède
aujourd’hui une épaisseur affective et psychologique plus grande parce que son
expérience de vie est plus large. Peut-être parce qu’avec l’âge, on accumule
des souffrances et qu’avec un spectre plus large, on a forcément un matériau
humain plus intéressant pour un cinéaste. En outre, il a peut-être aussi plus
de rigueur parce que maintenant il a un statut à défendre et qu’il a une
position telle qu’il est devenu aussi plus exigeant. Sur le plateau de Cowboy, on avait plus de discussions et
de confrontations que sur celui des Convoyeurs
attendent.
Arrive-t-il encore à vous surprendre ?
Bien sûr. Il m’a surpris
notamment dans la dernière partie du film, dans ses scènes d’émotion et de
fragilisation. Là, j’ai vraiment eu l’impression qu’il y avait un masque qui
tombait et qu’on pouvait découvrir une authenticité que je n’avais jamais vue
avant au cinéma. Je suis très honoré de la confiance qu’il m’accorde parce que
je la trouve parfois démesurée. C’est comme dans les équipes de foot. Moi,
j’étais un grand supporter de l’équipe d’Anderlecht des années 70 dans laquelle
il y avait un joueur formidable qui s’appelait Robbie
Rensenbrink. Mais il y avait toujours derrière lui un milieu de terrain
qui ramassait et qui lui servait tous les bons ballons. Donc, moi, si je peux
servir des bons ballons à Benoît, je serai très heureux, parce que je pense
qu’il a une telle envergure et une telle personnalité que c’est déjà formidable
d’être à ses côtés.
Bandes annonces des Convoyeurs attendent (1999)
Considérez-vous cet autre Benoît comme votre double de cinéma ?
Non, parce que sa nature est
trop différente de la mienne. Les gens le croient dans une dérision et une
ironie systématiques. Or, la vraie richesse de notre collaboration, c’est que
je garde mon univers, que lui superpose le sien par-dessus et que le mélange
des deux apporte une plus-value. On n’est jamais dans la redondance. Car même
si j’écris en pensant à lui, je garde mes envies, mes sujets de prédilection et
mes obsessions. L’erreur consisterait à le singer dans l’écriture et de lui
donner ça à jouer, parce que là on serait dans la redondance, ce qui est
parfois le cas. Ben[oît] est un
acteur exceptionnel, car il possède un immense sens comique, y compris dans la
vie. Comme De Funès, il peut jouer la veulerie et la lâcheté, des sentiments
qui font toujours rire au cinéma. Mais, en plus, il a le spectre de la
puissance de De Niro et la fragilité de Bourvil. Quand De Funès apparaît à
l’écran, on ne voit que lui. Or, il y chez Ben la même énergie dans la parole,
dans le débit, dans la façon de timbrer les phrases et de les marteler qui fait
qu’on rentre tout de suite en captation. Et je pense que c’est aussi très rare.
Que vous apporte le fait qu’il soit aussi auteur ?
C’est un grand bonheur.
Parce qu’il a une telle personnalité qu’il remet parfois en cause les scènes.
Alors il faut mouiller le maillot, parce que lui aussi le mouille. Mais c’est
vrai aussi pour les techniciens qui m’entourent depuis dix ans. Ce ne sont pas
que des exécutants, mais des gens qui possèdent aussi un vrai regard et sur
lesquels je peux m’appuyer pour améliorer le filmage.
Est-ce que le personnage de journaliste incarné par Benoît Poelvoorde
vous a été inspiré par quelqu’un que vous avez côtoyé lorsque vous travailliez
pour l’émission télévisée Strip-tease ?
Il y a effectivement
beaucoup de choses qui font partie de ce sentiment d’instrumentaliser les gens
au profit d’un objet de reconnaissance personnelle. Donc on va chercher quelque
chose qui va asseoir une forme de notoriété, ce qui est une démarche très
ambiguë.
Est-ce que ce ne sont pas les mauvais documentaristes qui procèdent
ainsi ?
C’est le rapport à la
manipulation, mais quand on n’a pas ce qu’on veut, on est toujours tenté
d’emmener les gens là où on pense qu’ils doivent aller. À un moment donné, on
se trouve toujours confronté à ce problème déontologique. Or ce questionnement
incessant est aussi l’un des moteurs de cette écriture. J’ai collaboré à
l’émission Strip-tease il y a une
quinzaine d’années et sur un film que j’ai consacré à un gamin qui pratiquait le moto-cross et dont le père rêvait de faire un champion, je suis sorti avec un
réel malaise car le père opérait un véritable transfert sur son gamin, ce qui
n’était pas très sain pour sa santé psychologique. Là, je ne lui ai fait aucun
cadeau et cette histoire, je ne l’ai pas envisagée mais dévisagée, parce que
cette situation me renvoyait à moi des images non réconciliées avec moi-même.
Une belle personne et un bon documentariste, c’est quelqu’un qui parvient à
envisager toutes les situations sans effectuer le moindre transfert affectif.
Or, je pense que le personnage de Daniel Piron [Benoît Poelvoorde] dans Cowboy
est un quelqu’un qui dévisage la réalité autour de lui parce qu’il n’est pas
réconcilié avec lui-même. Et quand, dans la scène du café, qui est celle que je
préfère, son cameraman filme son jugement avec bienveillance, lui a d’autant
plus de mal à avoir ce regard qu’il ne s’aime pas lui-même. Là, on est au cœur
du sujet.
Avez-vous rencontré des gens qui lui ressemblent ?
Dans le film, je ris
davantage de moi-même que des autres. Quand j’ai débuté à Strip-tease, j’avais vingt-cinq ans et je venais d’un milieu
bourgeois, sans me considérer bourgeois dans l’âme, mais je sentais que j’étais
regardé un peu de travers par des journalistes quinquagénaires un peu aigris
qui étaient d’anciens trotskistes mais qui avaient déjà du mal à se montrer
fraternels avec leurs confrères, ce qui a constitué l’une des bases de
l’écriture de Cowboy.
Face à Benoît Poelvoorde, pourquoi avez-vous confié plusieurs rôles de Cowboy à des non professionnels ?
J’adore travailler aussi
avec des non professionnels et révéler des visages inconnus, mais il faut
connaître leurs limites et leur donner le rythme. Ici c’est Ben qui provoque
les impulsions et eux sont en position de réactivité et, là, ils me paraissent
d’une justesse imbattable.
Faites-vous beaucoup de prises pour parvenir à ce résultat ?
Non, mais j’ai consacré
beaucoup de temps au casting pour les trouver, en leur donnant moi-même la
réplique dans des improvisations. Ils ne sont jamais pareils d’une prise à
l’autre, mais ils restent justes tant qu’on ne les épuise pas. Pour ce film,
j’avais déjà besoin de quinze otages. Par exemple, il y a six personnes de mon
village dont le chauffeur du bus, Marcel Toussaint, et même mon fils. Quand on
travaille avec des non professionnels, il faut savoir anticiper le spectre de
jeu que ces gens proposent naturellement, mais quand ils sont bien, ils sont
imbattables. Ce qui est agréable avec les non professionnels, c’est que leur
présence oxygène un tournage et remet les pendules à l’heure. Pour eux, c’est
un événement exceptionnel donc ils sont loin de banaliser l’acte de filmer et
ils nous remettent à notre juste place. Si j’avais attribué plein de rôles à
des professionnels, j’aurais obtenu un minimum garanti, mais je n’aurais pas eu
la grâce qui est aussi à un moment donné le prix du risque. Il faut faire
confiance à son intuition.
Quel est le moment le plus délicat, quand vous tournez un film ?
Ce sont la préparation et le
casting, car c’est là où on a l’impression que se nouent tous les enjeux et
qu’on a toujours peur de se tromper. L’écriture est relativement sereine car ça
me convient bien de travailler à l’écart du monde, même si parfois quand c’est
trop long, ça peut devenir dépressif. Le tournage, on est dedans, donc on pense
juste à se débrouiller avec le matériau dont on dispose. Quant au montage,
c’est l’artisanat sans pression très agréable.
En tant que cinéaste, que vous inspire la situation politique à
laquelle est confrontée aujourd’hui la Belgique ?
Sur le plan artistique, les
Flamands sont plus avant-gardistes dans les domaines de la danse contemporaine
et du théâtre. Mais paradoxalement cette singularité ne se retrouve pas dans le
cinéma. Plus généralement, je suis un peu affecté parce que j’ai la nostalgie
d’une Belgique qui fait partie de notre patrimoine historique. Quand on était
enfants, on allait tous ensemble passer nos vacances sur la Mer du Nord, puis
on a étudié avec des Flamands qui sont devenus de bons amis. Donc il y a
aujourd’hui des idées préconçues qui nous dépassent. Je pense aussi que la
Belgique est un pays politiquement un peu bâtard, mais c’est notre vie et notre
culture d’avoir été traversé par les Hollandais, les Français et les Espagnols,
et d’être toujours dans l’art du compromis pour pouvoir avancer. Mais c’est
comme dans un couple : si la femme veut se barrer à tout prix, il est
inutile de s’accrocher, mais il faut avoir confiance dans sa destinée.
Existe-t-il une solidarité entre les cinéastes wallons ?
Non, il n’y a que des
francs-tireurs qui pratiquent des cinémas très différents. Joachim Lafosse est
un héritier de Maurice Pialat, alors que Jaco van Dormael est plus influencé
par Tim Burton, que les frères Dardenne sont davantage influencés par Ken Loach
et que moi je suis un peu entre les deux. La vraie singularité du cinéma belge,
c’est qu’il n’y a pas d’industrie comme en France et que chaque projet est
porté par un type qui doit écumer les commissions pendant deux ou trois ans et
qui doit se battre individuellement. Mais il est vrai également que le succès
de C’est arrivé près de chez vous et
de Toto le héros, ajouté aux deux
Palmes d’or des frères Dardenne, a fait du cinéma un fleuron de la Wallonie pour
les politiciens.
Quels sont vos références en tant que cinéaste ?
Mon réalisateur préféré est
Aki Kaurismäki, à la fois par sa personnalité, son désenchantement et ce
sentiment pétri d’humanité… de n’être rien. À un moment donné, le pessimisme
presque profond de Kaurismäki devient paradoxalement un éloge à la fraternité
et à la tendresse qui me touche beaucoup.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en novembre 2007
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