Bénédicte Liénard © DR
Remarquée au Festival de Cannes pour son premier long métrage de fiction, Une part du ciel (2002), la réalisatrice belge Bénédicte Liénard, née en 1965, a tourné depuis le documentaire D’arbres et de charbon (2013), avant de s’associer avec la réalisatrice péruvienne Mary Jimenez pour Sobre las brasas (2013), qui leur a valu deux distinctions au festival de Taiwan, puis Le chant des hommes (2015).
C’est
l’histoire d’une jeune fille rangée qui a vu le jour en plein milieu des années
soixante, en plein cœur d’une région chère aux documentaristes Joris Ivens, qui
lui a consacré Misère au Borinage, et
Henri Storck, dont le film le plus célèbre, S’envole
la fleur maigre, a été tourné à proximité de chez ses grands-parents. Le
spectre des grèves de 1958, la fermeture des charbonnages et l’environnement
familial font vibrer très tôt en elle la fibre militante. En d’autres temps,
Bénédicte Liénard aurait été Rosa Luxemburg. Dans sa famille, tient-elle à
souligner, « chacun s’est fait par
soi-même ». L’un de ses oncles exerce les fonctions de sociologue
auprès des syndicats. Ses parents sont professeurs de collège. Ils mènent une
vie paisible dans cette « région
morte ». Jusqu’à ce jour où, il y a une quinzaine d’années, le père,
Albert, se voit proposer le portefeuille de ministre de l’emploi dans un
cabinet démocrate-chrétien. « par
popularité », précise sa fille. D’ailleurs, il ne change rien à son
mode de vie. Il ne déménagera même jamais pour Bruxelles. Quitte à accomplir de
longs trajets matin et soir. Aujourd’hui, Bénédicte Liénard se définit « à la gauche de la gauche »
et avoue avoir, consciemment ou non, voulu évacuer la figure de ce père qu’elle
admire pour la pureté de son cœur.
Une part du ciel croise les destins de deux
opprimées : l’une est ouvrière, l’autre détenue. Ces personnages sont
incarnés par la comédienne de théâtre Josiane Stoleru, qui est allée jusqu’à
animer des ateliers d’improvisation en prison pour recruter ses partenaires, et
par Sandrine Caneele, Prix d’interprétation à Cannes il y a deux ans pour son
seul rôle à ce jour, dans L’humanité
de Bruno Dumont. Formée à l’école du documentaire et du cinéma vérité,
Bénédicte Liénard a tenu à ce que les deux femmes s’immergent dans le milieu où
elles étaient censées évoluer et ne leur a donné qu’une consigne de
survie : « Soyez
vous-même ! » En effet, pour cette réalisatrice qui a effectué
ses classes auprès des frères Dardenne (dont elle emploie la monteuse) et de
Jaco van Dormael (dont elle a été la deuxième assistante sur Toto le héros), c’est-à-dire peu ou prou
la fine fleur du cinéma belge, « il faut
s’ouvrir au monde pour transformer les choses et préparer le territoire. C’est
de l’immédiateté que naît la fraîcheur. Le cinéaste se doit de dépasser les
stéréotypes et il ne peut le faire que dans la connaissance intime du lieu
qu'il explore. La fiction commence quand le travail documentaire est arrivé à
maturité. »
« Je sais comment faire du cinéma,
mais je ne me considère pas comme une cinéaste », déclare Bénédicte Liénard, tout en
précisant que « ce n’est pas parce
qu’on est dans le réel, qu’on doit se priver du plaisir de regarder évoluer ses
protagonistes ». Toutefois ne comptez pas sur elle pour vous révéler
ses secrets de fabrication. Ils n’appartiennent qu’à elle et relèvent de
l’intime. Au point qu’elle a souhaité qu’il ne subsiste pas la moindre trace de
la préparation et du tournage d’Une part
du ciel, film dont elle consent à avouer que son titre désigne « ce qui nous reste à conquérir ».
Son scénario, elle affirme l’avoir jeté dans la Meuse à la fin du tournage. Et
puis, tant pis pour les amateurs de making of : le DVD en sera exempt.
Elle consent toutefois à révéler qu’elle tourne peu de prises, trois en
moyenne, et avoue avec humilité : « J’ai
mis du temps à comprendre comment faire un film. » Sans doute parce
que, pour elle, les deux maîtres mots demeurent « autonomie et subjectivité ».
Bande annonce d’Une part du ciel (2002)
« Le cinéma actuel ne me satisfait
pas, déclare Bénédicte Liénard. Je me refuse à faire des images préétablies car
j’éprouve un besoin organique de découvrir sur le tournage. » Et la réalisatrice de louer son
producteur, Jacques Bidou, qui l’a encouragée à aller au bout d’elle-même et à
prendre tous les risques, là où d’autres auraient prôné la prudence. Du coup,
le premier jour du tournage, la réalisatrice a décidé de ne laisser à personne
d’autre le soin de faire le cadre de son film et est demeurée l’œil rivé dans
le viseur. Elle a en outre trouvé chez sa directrice de la photo, Hélène
Louvart, une complice dont elle affirme qu’elle fera tous ses films avec elle.
« Avant d'être cinéaste, je suis une
femme. Avant d'être cinéaste, je suis une citoyenne. Avant de formuler la
question du cinéma, je formule la question de l'existence et je renvoie cette
question aux rives qui nous enserrent… La Belgique ne se trouve pas dans le
système dominant du cinéma. Du coup, on n’a pas besoin d’y être cinéaste pour
exister et on a la liberté de ne pas aller trop vite. » Au moment où la pression médiatique se
fait plus pesante et où les associations caritatives la sollicitent pour
présenter son film, Bénédicte Liénard n’entend pas céder aux sirènes parisiennes
qui ont fait tant de mal à certains de ses compatriotes. Admiratrice de Tati (« il prenait son temps »)
et de Varda (« elle est constamment
dans la vie et dans son désir »), la réalisatrice d’Une part du ciel se refuse à « tourner pour tourner ».
De son prochain
film, Bénédicte Liénard ne sait presque rien. Sinon qu’« il faut vivre pour alimenter son désir de cinéma », que
« le documentaire nourrit la
fiction » et qu’elle souhaite s’affranchir du « poids de la télévision et des structures de production traditionnelles ».
Alors, bien décidée à « laisser le
temps au temps », alors même qu’elle avoue « traverser un non lieu personnel », elle se prépare à
aller passer deux ou trois jours par semaine, pendant six mois, dans un camp de
transit. Elle y fera faire des autoportraits au réfugiés et s’arrangera ensuite
pour les diffuser sur Internet dans leurs pays d’origine. Peut-être en
tirera-t-elle aussi le sujet d’un long métrage qu’elle aimerait intituler Faux pas ou Faut pas. Elle sait toutefois que cette entreprise nécessitera
d’elle une concentration absolue pendant au moins deux ans. Mais il n’y a qu’à
ce prix là qu’elle gagnera elle aussi une part du ciel.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en juin 2002
Comment s’est montée
la production d’Une part du ciel ?
Bénédicte Liénard
Le montage financier de ce premier long métrage s'est fait à partir de la
Communauté Française de Belgique, levier nécessaire à cette aventure atypique.
Le CNC et Arte ont permis que la préparation commence. Le Fond Luxembourgeois
du Cinéma… Trois pays… Eurimages. France 2, Canal + et, à la toute fin de
la production, la RTBF. Les producteurs et partenaires financiers ont permis à
ce film de se fabriquer dans le temps qui lui était nécessaire. L'équipe est
restée légère, les moyens techniques élémentaires… Il nous fallait du temps.
Le film s’est donc tourné dans une économie classique pour un premier long
métrage de fiction. Le tournage : neuf semaines, plus une semaine de
présence de l’équipe sans tourner. La préparation, le tournage, le montage sont
des étapes d'écriture fondamentales. Faire un film pour moi ne veut pas dire
mettre en scène un scénario, mais bien tenter une écriture à partir d'une
proposition en évolution constante et permanente.
Quel est l’obstacle le plus important auquel
vous vous soyez heurtée ?
La plus grande difficulté a été de garder le cap du film
alors que nous étions confrontés à des réalités en souffrance. Tourner, ne pas
quitter le pourquoi de ce film et sa nécessité, fut la réponse aux douleurs, à
la révolte, à la colère que la prison provoque inévitablement. Le cinéaste se
doit de dépasser les stéréotypes et il ne peut le faire que dans la
connaissance intime du lieu qu'il explore. La fiction commence quand le travail
documentaire est arrivé à maturité.
Comment
considérez-vous votre métier de cinéaste ?
Avant d'être cinéaste, je suis une femme. Avant d'être
cinéaste, je suis une citoyenne. Avant de formuler la question du cinéma, je
formule la question de l'existence et je renvoie cette question aux rives qui
nous enserrent...
Selon quels critères
avez-vous choisi les interprètes d’Une
part du ciel ?
Il ne s'agit pas de parler de casting… Il s'agit de
rencontrer des personnes qui permettent que le dialogue s'épanouisse, prenne du
volume. Que ces personnes donnent du corps à l'intention. Il s'agit de
travailler avec les gens du réel ce qui n'exclut pas (bien au contraire !)
l'arrivée d'acteurs professionnels sur le projet. Les gens se donnent dans leur
vérité, la présence de l'acteur leur donne du crédit puisque la fiction opère
sur le terrain du réel. Face aux non professionnels, les acteurs doivent rester
très en contact avec eux-mêmes. Pas de dentelles, mais la joie de la nuance
alors que la matière paraît brute. Séverine Caneele est une femme qui se donne
dans la pudeur. C'est une actrice très ancrée. C'est une femme entière. Elle
est disponible, sans a priori. Il n'y a pas de direction d'acteurs, il y a mise
en situation. Il n'y a pas de recettes… il y a des êtres d'accord sur ce
qu'ils sont en train de faire. Séverine Caneele est puissante… la caméra
s'arrête sur elle parce qu'elle a quelque chose à nous dire. Séverine traduit
simplement, elle est en contact avec elle-même. Force, retenue et énergie. Ma
caméra tente d'être sur cette ligne de tension de l'être.
En quoi votre expérience de documentariste
a-t-elle nourri votre première fiction ?
L'école documentaire est mon école. Le cinéma qui s'adapte
aux moyens dont il dispose est aussi un paramètre que les cinéastes belges
connaissent bien. Cela me tient en état d'éveil, c'est créatif, le projet doit
pouvoir se formuler constamment et c'est dans ce débat que naît la forme juste.
Quel regard portez-vous sur les infrastructures
du cinéma français vues de Belgique ?
J'ai parfois l'impression qu'il y a un certain confort de
création en France qui n'existe pas chez nous, mais finalement je ne sais pas
si c'est bien. Le combat à mener pour faire un film est celui qui vous conduit
au film lui-même.
Sur quel projet
pensez-vous rebondir après Une part du
ciel ?
Quand mon prochain documentaire sera prêt, il me restera à
me fragiliser davantage et à formuler la fiction. L'un suscite la possibilité
de l'autre.
Propos
recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
mai 2002
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