Anne Fontaine © DR
Née en 1959 au Luxembourg, Anne Fontaine a été tour à tour danseuse, mannequin et comédienne avant de se consacrer à la réalisation. Remarquée pour son premier long métrage, Les histoires d’amour finissent mal… en général (1993), elle s’impose à travers une série d’œuvres plutôt noires parmi lesquelles Nettoyage à sec (1997), Comment j’ai tué mon père (2001), Nathalie… (2003) et Entre ses mains (2005), tout en dirigeant trois comédies interprétées par son frère, Jean-Chrétien Sibertin-Blanc : Augustin (1995), Augustin roi du kung-fu (1999) et Nouvelle chance (2006). Elle accède à la reconnaissance internationale avec Coco avant Chanel (2009), Perfect Mothers (2013) et Gemma Bovery (2014) dans lequel elle retrouve Fabrice Luchini qu’elle a eu pour partenaire comme comédienne dans Profs (1985) de Patrick Schulmann et qu’elle a déjà dirigé dans La fille de Monaco (2008). Elle a par ailleurs signé récemment Les innocentes (2016).
Gemma Bovery a-t-il été un film difficile à monter ?
Les producteurs anglais qui
avaient les droits du roman graphique de Posy Simmonds cherchaient au départ un
metteur en scène français, car le personnage principal masculin, Martin, est
français et qu’il s’agit aussi d’une satire des rapports entre les Anglais et
les Française écrite par une Anglaise. En fait, j’ai vu ce livre sur le bureau
de Philippe Carcassonne [son époux], j’ai remarqué à la fois le titre et le dessin et j’ai
eu tout de suite envie de le lire. J’ai trouvé qu’il y avait un rapport ludique
avec l’un des personnages emblématiques de la littérature française, Madame
Bovary. Quand je l’ai lu, j’ai tellement aimé le type d’humour que véhicule le
sujet et la façon dont il était développé dans sa bande graphique que je me
suis décidé à le faire. Gemma Bovery
est un film français coproduit par Philippe Carassonne et Matthieu Tarot avec
très peu de fonds anglais. En fait, le montage a été beaucoup moins compliqué
que celui de mon film précédent, Perfect
Mothers, qui se passait en Australie et supposait un exil total et un
tournage dans une langue et avec une équipe étrangères. Là, j’ai retrouvé
Christophe Beaucarne, le chef opérateur avec lequel j’ai souvent travaillé,
l’équipe était française et le tournage se déroulait en Normandie. Ce qui était
difficile, c’était d’avoir des acteurs anglais qui puissent jouer en français,
car il y en a très peu qui parlent notre langue. En l’occurrence, c’était une
sorte de gageure de trouver une Emma Bovery complètement anglaise qui soit
capable de jouer en français en face de Fabrice Luchini. Et comme j’avais déjà
eu cette quête pour Coco avant Chanel,
pour trouver l’interprète du personnage de “Boy” Capel, j’étais consciente de
la difficulté de faire jouer un acteur étranger dans une autre langue.
Comment avez-vous trouvé Gemma Arterton, qui avait déjà été
l’interprète d’une autre adaptation de Posy Simmonds, Tamara Drewe ?
…Et qui porte le même prénom
que son personnage, Gemma. Je l’avais vue dans le film de Stephen Frears et je
l’avais un peu mise de côté pour cette raison. Je suis allée rencontrer
plusieurs actrices à Londres et, à un moment donné, j’ai déjeuné avec Isabelle
Huppert, je lui ai parlé de ce projet et elle a évoqué le nom de Gemma Arterton qu’elle avait
vue au festival de Marrakech. Du coup à ce moment là, après m’être interdit de
la solliciter, je me suis décidée à la voir, et dans la seconde où elle est
rentrée, j’ai su que c’était elle. J’ai été séduite par sa sensualité, sa grâce
et la musicalité de sa voix quand elle m’a lu un petit discours en français
qu’elle avait préparé. Et puis, j’ai vu qu’elle allait s’investir d’une manière
totale et qu’elle était extrêmement vraie pour ce personnage, donc je n’ai pas
hésité une seconde. J’ai pensé tout de suite aussi à l’alchimie entre elle,
dans le rôle d’une Anglaise insatisfaite et encore instable affectivement qui
attend sous un pommier… qu’une poire tombe, et Fabrice Luchini en boulanger
amoureux de la littérature qui est troublé sensuellement par cette femme. Gemma
Arterton avait ce mélange de classicisme et de modernité et elle s’est immergée
dans notre culture, au point de venir vivre en France pendant quatre ou cinq
mois pour pouvoir réagir à de l’improvisation. Posy Simmonds a trouvé de drôle de
voir cette femme incarner successivement deux des personnages féminins qu’elle
avait imaginés. Gemma Arterton a cette capacité de pouvoir rendre émouvant ce
personnage instable qui était plus irritant dans la bande dessinée.
Le choix de Luchini était-il une évidence à vos yeux ?
J’ai un rapport quasi
biographique avec Fabrice Luchini puisque j’ai joué avec lui quand j’avais vingt-deux ans dans Profs où j’incarnais la
fiancée de Patrick Bruel. Tout de suite, sa personnalité et son originalité
m’ont paru incroyables et il m’a intrigué. En plus, il m’a parlé de Madame Bovary lors du premier dîner que
j’ai eu avec lui et il avait une passion pour ce personnage. Du coup, quand
j’ai lu ce titre, Gemma Bovery, j’ai
pensé immédiatement à Fabrice Luchini qui a été séduit par le côté drolatique
du projet. C’est un acteur qui a Flaubert dans les veines. Et puis, on avait
déjà tourné ensemble La fille de Monaco
où il était déjà dépassé par une incarnation voluptueuse. Fabrice est un acteur
unique car il ne se contente pas de jouer bien. Ici, c’est une sorte de Woody
Allen de Normandie et je me sens proche de ce genre d’hommes. On éprouve
toujours une empathie pour les gens dépressifs et ils sont plus drôles.
Avez-vous pris beaucoup de libertés avec le roman graphique de Posy
Simmonds ?
J’ai retravaillé le scénario
avec Pascal Bonitzer. Il y a des scènes qui n’existent pas, notamment la
dernière partie que nous avons inventée, mais on a été très fidèle au ton
caustique anglais, à cette ironie du sort incroyable et à ce rapport entre le
fantasme et la réalité qui étaient dans le livre. Le personnage sur lequel on
est le plus intervenu est celui incarné par Fabrice Luchini, en le montrant en
interaction avec la maison d’en face, façon Fenêtre
sur cour en plus drôle. Ce qui m’a le plus intéressé, c’est que ce
personnage de boulanger intellectuel vit par projection une histoire qui n’est
pas réelle. Or c’est une gymnastique que pratique un metteur en scène en se
mettant à l’intérieur d’un personnage et en jouant les ventriloques. Gemma Bovery n’est pas du tout une
comédie archétypale : c’est une histoire qu’on peut lire à plusieurs
niveaux. J’adore le mélange des genres et, pour moi, une comédie doit être à la
fois profonde et décalée.
Pourquoi ne vous êtes-vous jamais essayée au cinéma de genre ?
J’admire le cinéma de genre
quand il est bien fait, mais pour que je m’engage sur un sujet, il faut que le
sujet résonne de façon personnelle. Je ne suis pas du tout une technicienne.
Comme je suis autodidacte, j’ai toujours fonctionné à l’instinct. Le problème
du cinéma de genre, c’est qu’il est référentiel : il n’y a pas l’idée
qu’on va trouver quelque chose et il faut rentrer dans un système auquel je
suis assez réfractaire, ne serait-ce que parce que je ne saurais pas le faire.
Cela dit, j’aime ben me déplacer et je crois que Coco avant Chanel, Perfect Mothers et Gemma Bovery sont des films très différents, même si l’on y
retrouve des thématiques souterraines.
Comment expliquez-vous que votre rythme de travail soit aussi
soutenu ?
Si j’arrive à maintenir un
rythme que les autres n’ont pas, c’est aussi parce que j’ai eu la chance qu’on
vienne vers moi avec des projets qui m’intéressent, une liberté assez grande et
surtout des financements. Pour un metteur en scène, mettre en route un film,
c’est un engagement total. Cette énergie, je l’ai trouvée petit à petit,
naturellement. Et puis, je travaille depuis des années avec à peu près les
mêmes producteurs : Francis Boespflug, Philippe Carcassonne et,
depuis deux films, Sidonie Dumas et François Clerc de Gaumont. C’est un gros
avantage. C’est la même chose avec les chaînes de télé, même si je marche au
sujet. En général, quand je tourne un film, je sais déjà d’avance ce que je
vais faire après. À mes débuts, j’attendais la sortie comme s’il fallait en
tirer des conséquences, alors que ça n’a aucun intérêt. Aujourd’hui, j’essaie
de faire un film contre un autre, même si je ne l’ai jamais vraiment programmé.
Par exemple, j’ai tourné Nettoyage à sec
entre Augustin et Augustin roi du Kung-fu. Pour un metteur
en scène, la liberté, c’est d’alterner entre les films légers, c’est-à-dire
artisanaux, et des œuvres dont la logistique est plus lourde. Mes films ne sont
pas trop chers et mes budgets sont assez équilibrés. Si l’on excepte Coco avant Chanel, le plus cher que
j’aie fait, mais qui s’est vendu dans le monde entier, mes budgets ne dépassent
jamais huit millions d’euros. Je viens du cinéma d’auteur et j’ai tourné des films à moins d’un million d’euros. À mes débuts je fonctionnais avec l’Avance sur recette, mais sans chaînes
de télé, ce qui m’a aussi appris à travailler en toute petite équipe. Mon prochain
film, Agnus Dei, sera d’ailleurs un plus petit budget que Gemma Bovery. C’est un sujet passionnant et bouleversant qui m’a
été proposé par Mandarin et qui se déroule dans un couvent : un fait réel
qui s’est passé en 1945.
Comment arrivez-vous à maintenir une telle régularité, à une époque où
l’on connaît le poids de la promotion et où un metteur en scène peut passer son
temps dans les festivals ?
Eric et Nicolas Altmayer,
qui produisent François Ozon, m’ont dit que j’étais du même style, en fille [rires]. Au début de ma carrière, comme
beaucoup de metteurs en scène, j’allais systématiquement présenter mon film
dans les pays étrangers où il sortait. Pour moi, une fois qu’un film est fait,
il n’y a plus rien de créatif à apporter. La promotion, c’est obligatoire, mais
très peu intéressant. Petit à petit, je me suis résolue à faire un minimum de
choses, parce que j’ai un nouveau film en vue. Je suis une ancienne danseuse,
donc j’ai un rapport particulier à la discipline et j’aime l’idée de conquérir
un nouveau sujet : c’est le moment le plus intense, mais aussi le plus
fragile, donc il exige une concentration très forte. Avec Coco avant Chanel, j’ai effectué une grande tourné et je me
souviens avoir été déprimée que le film marche si bien, parce que ça m’a forcé
à aller partout pour rabâcher la même chose, alors que ce qui m’intéressait,
c’était le film d’après. Ma crainte, c’est de m’engager dans quelque chose que
je n’aimerai plus. C’est un équilibre assez instable conditionné par une sorte
d’urgence, parce que je suis persuadée depuis l’enfance qu’on n’en a pas pour
longtemps. C’est sans doute aussi une incapacité parce que la vie courante me
paraît longue et que j’ai envie de l’accélérer, mais c’est sans doute le syndrome
des metteurs en scène : tout d’un coup, on se sent protégé par une
histoire.
Bande annonce de Coco avant Chanel (2009)
Ne ressentez-vous pas un effet d’usure ?
Je pourrais arrêter
complètement, car je pense qu’un cinéaste a peut-être quinze ou vingt films à réaliser.
Le rapport au désir est très modeste. Par ailleurs, on est aussi tributaire
d’une industrie. Quand vous êtes peintre ou écrivain, personne ne peut vous
empêcher de vous exprimer, tandis que dans le cinéma, plusieurs personnes ont
voix au chapitre.
Vu la rentabilité de vos films, avez-vous déjà été confrontée à ce
problème ?
Non, mais je ne fais pas
exprès [rires]. Je n’ai pas peur de
faire des films très chers, mais mes sujets n’exigent pas de budgets
particulièrement onéreux. Cependant, j’aime l’idée que mon film marche, parce
qu’on s’adresse à des gens et que l’idée de ne pas être vu. Aujourd’hui, le
système de distribution fait que les films qui sortent toutes les semaines
n’ont qu’une quinzaine de jours pour exister, alors que quand j’ai commencé, un
film avait tout de même une durée de vie beaucoup plus longue.
Ressentez-vous une pression différente ?
On ait que tout se joue très
vite et que, donc, l’acte de naissance ou l’acte de décès d’un film est très
rapide. On ne peut plus maintenir les films en salle le temps qu’il faut,
l’effet du bouche-à-oreille est de plus en plus rare et le public cinéphile
n’existe quasiment plus. En contre-partie, le film a désormais plusieurs
vies : il est vu non seulement à la télévision, mais sur les plateformes
VàD. C’est toutefois la salle qui fait toute la différence. Quand vous avez des
rendez-vous avec les distributeurs, vous voyez leurs difficultés et leur
anxiété, et vous percevez l’enjeu de la sortie. On sent que tout se joue aux
Halles à neuf heures du matin et c’est pour ça qu’avoir un film devant soi permet
de prendre une sorte de distance.
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle du cinéma français,
alors que la fréquentation est en augmentation et que la production a chuté
brutalement ?
Je ressens ce phénomène à
travers les techniciens avec lesquels je travaille qui me disent avoir passé
des mois sans film ou que des projets on été reportés voire abandonnés pour des
questions de budget. Ce sont les films intermédiaires, entre sept et dix millions d’euros, qui
sont les plus compliqués à monter, dans lesquels d’ailleurs je suis. C’est dû
au rapport à la crise, d’une manière générale, mais aussi au fait que les
chaînes de télévision sont de plus en plus sévères, car elles diagnostiquent la
programmation sur tel type de films et pas d’autres. On façonne d’ailleurs
certains d’entre eux pour la télé, ce qui est très peu créatif. Depuis quelque
temps, on rencontre même les gens des chaînes pour qu’ils vous parlent des
scénarios et vous suggèrent des propositions, ce qui est finalement plus sain
que de fonctionner par producteur interposé, comme cela se pratiquait
auparavant. Mais, moi, j’aime monter au créneau tout de suite, parce que je
sens les remarques intéressantes. Et puis, comme ce sont des gens qui vont
mettre de l’argent, on peut diagnostiquer le rapport entre la crainte et la
pure analyse artistique, mais le cinéma est fait en permanence de cette
ambivalence. Il faut donc savoir être à la fois souple et déterminé. D’où
l’importance de bien connaître son sujet et de choisir librement son casting,
car le scénario est quelque chose qui n’a pas d’identité et qui n’est pas fini.
Vous ne sollicitez jamais l’avance sur recettes ?
Ça dépend. Quand on fait un
film avec Gaumont et Fabrice Luchini, ça ne me semble pas nécessaire. Je trouve
que l’argent de l’État doit aller aux films qui en ont vraiment besoin. Cela
dit, pour le prochain, je ne m’interdis pas de la solliciter.
Quel fil rouge voyez-vous dans votre œuvre ?
Comme je n’ai fait ni école ni
courts métrages, j’ai essayé de trouver ma façon d’être personnelle. J’ai
toujours été intéressée par les histoires dans lesquelles les personnages
sortent d’eux-mêmes et basculent vers quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas.
Ce qui est intéressant, c’est que les personnages ne puissent plus contrôler
leur destin, que ce soit dans une comédie ou un drame psychologique, et que ce
qu’ils vont vivre leur fasse découvrir d’autres parties d’eux-mêmes, ce
décalage engendrant soit des rires soit de l’émotion. J’essaie toujours de
laisser le public se prononcer à la fin, car, comme me l’a dit un jour Michel Bouquet,
« quand il voit un film, le spectateur aime être renseigné sur
lui-même ».
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en août 2014
Bande annonce d’Entre ses mains (2005)
Commentaires
Enregistrer un commentaire