Andrei Ujica © Mandragora
Né en 1951, le réalisateur roumain Andrei Ujica est l’auteur d’un cycle consacré à la représentation qui a été primé dans de multiples festivals internationaux pour son acuité sémiologique. On lui doit un documentaire pour la télévision, Kamera und Wirklichkeit (1992), coréalisé avec Harun Farocki, et trois pour le cinéma : Vidéogrammes d’une révolution (1992), également signé avec Farocki, Out of the Present (1999) et L’autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010) pour lequel il a effectué un choix parmi les archives personnelles du dictateur déchu.
Dans quelles conditions a
été réalisé L’autobiographie de Nicolae Ceauşescu ?
Andrei Ujica Dans le cas d’un film comme celui dont il est question ici, l’ordre et le
poids des étapes de production sont différents de ceux d’un projet avec
tournage. La première phase du travail, qui est aussi la plus longue -elle a
nécessité une année entière-, a été
celle de la recherche. Pour L’autobiographie
de Nicolae Ceausescu, j’ai disposé comme point de départ de la plus vaste somme d’archive à
laquelle j’ai été confronté jusqu’à présent : on a préservé de nombreuses bobines
filmées avec Ceausescu qui représentent à peu près mille heures d’images. Bien
sûr, il y a eu une phase de travail préliminaire. Deux chercheurs, le
réalisateur Titus Muntean et Velvet Moraru, la productrice du film, ont
visionné ces mille heures, qui se trouvent pour l’essentiel aux Archive nationales du film
et à la télévision roumaine, et ont réalisé une présélection d’après quelques
critères établis par moi-même, en mettant en ordre chronologique des séquences
qui présentent des moments importants de la biographie de Ceausescu en tant que
chef d’état. Les images choisies ainsi avaient une durée totale de deux cent cinquante heures.
Je les ai toutes visionnées avec minutie, heure par heure, comme un
fonctionnaire qui va chaque jour au travail. Et cela a pris encore une année. Nous
avons en effet affaire ici à une démarche éminemment dialectique dans laquelle le
montage joue un double rôle : celui de la mise en scène, puisqu’il construit
des scènes qui n’existent pas en tant que telles dans les rushes, et ensuite,
celui plus classique, de relier ces scènes entre elles. La même chose est
valable pour le travail sur le son, dont le but a été de recréer l’ambiance du
tournage. Car, à l’exception des discours de Ceausescu, plus de
quatre-vingt-dix pour cent des images sont dépourvues de son. Cette phase de travail nous a pris presque
trois mois. Après quoi on a enfin commencé le processus de postproduction avec
ses étapes habituelles. Mais le travail ne s’est pas arrêté là. Puisque nous
sommes venus à Cannes avec une variante DCP du film, je vais retourner à
Bucarest immédiatement après le festival, pour finir la version sur 35mm. Cela
suppose aussi de terminer le mixage du son et le générique, tous les deux
restés inachevés. Nous allons avoir encore un bon mois de travail après Cannes
pour mettre enfin un point final à ce projet.
Comment avez-vous été amené à réaliser ce film ?
Ceauşescu a la particularité d’avoir été filmé en
moyenne une heure par jour pendant vingt-cinq ans, ce qui représente des masses d’archives
officielles. Au milieu des années 70, il a même commencé à se laisser filmer
en vacances et en famille à titre privé, toujours par les mêmes opérateurs
assermentés.
Pour quel usage ?
Une fois par trimestre, il
se faisait projeter un montage de ces images muettes accompagnées d’une musique
de circonstance dans l’une de ses deux salles de cinéma privées. Il avait en
quelque sorte renoncé à toute vie intime.
Bande annonce de L’autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010)
De quelle manière avez-vous sélectionné les trois heures d’images que
vous avez montées ?
On est parti de mille heures d’images dont deux documentalistes ont extrait environ deux cent soixante heures en un
an, en fonction de critères précis que je leur avais assignés. J’ai ensuite consacré
une autre année à réduire ce corpus avec ma monteuse, et, fin juillet 2009,
on s’est lancés dans le montage proprement dit qui ne nous a pris que cinq mois,
tant on connaissait par cœur les images à notre disposition.
Quels objectifs vous étiez-vous fixés ?
Il y en avait deux :
raconter Ceausescu par lui-même, c’est-à-dire sans aucune intervention
extérieure, et ne pas dépasser une durée de trois heures, car c’était un film destiné au cinéma et non à la télévision.
Quelle difficulté
avez-vous rencontrée au cours de cette aventure ?
Si je mets à part les soucis liés au fait de dénicher certaines images
d’archive, la période la plus tendue a été celle au tout début du montage,
lorsqu’il nous a fallu éprouver le principe de base du film, celui de le réaliser “in
on”, autrement dit en laissant Ceausescu “raconter” lui-même sa vie, sans aucune
intervention extérieure. La réussite du film dépendait du bon fonctionnement de ce
mécanisme. Immédiatement après que cela s’est avéré réalisable, tout le reste n’a
été en fait qu’une longue période de bonheur créatif. Celui-ci a surtout été
rendu possible grâce à ma collègue de travail, Dana Bunescu, qui signe à la fois le montage et l’habillage sonore. Elle est très concentrée sur son travail et se caractérise par un instinct infaillible qui est l’apanage des artistes
d’exception. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec elle. Et, en l’occurrence, ce n’est pas un cliché d’affirmer que
sans elle ce projet n’aurait pas été réalisable.
Seriez-vous prêt à
modifier des choses à votre film en fonction de l’accueil que lui réservera le public cannois,
comme certains cinéastes ont pu le faire par le passé, parce que
les premières réactions pointaient certains défauts ?
La version présentée à Cannes n’est en aucun cas un Work in
Progress, mais une œuvre achevée. De même, il est exclu d’opérer des
modifications à la suite des premières projections, quelles qu’elles soient.
Cela est un mécanisme qui a sa place et qui fonctionne dans l’industrie
cinématographique, mais pas dans le cinéma d’auteur. Ou, du moins, c’est ainsi
que les choses devraient se dérouler. Non, mon unique interlocutrice concernant les décisions esthétiques a été tout le long du processus Dana
Bunescu.
Quelle conception vous
faites-vous de votre métier de réalisateur ?
De mon point de vue, le métier de réalisateur implique de s’en tenir à une
radicalité immuable en fonction de la conception artistique qu’on défend, avec l’éventualité de s’adapter aux circonstances spécifiques qui caractérisent chaque projet.
Quel est le stade de la
réalisation qui vous tient le plus à cœur ?
Comme je suis un fanatique de la syntaxe, je préfère bien sûr le montage.
Mais, sincèrement parlant, j’en ai un peu marre, le tournage me manque. Mes
prochains films se tiendront loin de toute archive.
Extrait de Vidéogrammes d’une révolution (1992)
Avez-vous déjà commencé à
travailler sur l’édition DVD de votre film et savez-vous de quels bonus elle se
composera ?
Je prépare une édition DVD des trois films que j’ai consacrés à la chute du
communisme : Vidéogrammes d’une
révolution, Out of the Present et L’autobiographie
de Nicolae Ceausescu. Pour ce qui est des bonus, je n’ai pas encore décidé
de quel type ils seront et ni même s’il y en aura. De toutes façons, le DVD ne
comprendra pas de making of. Premièrement parce que je n’en ai pas, et ensuite parce que je déteste ce type de figure imposée.
Quels sont vos projets ?
Maintenant, puisque j’en suis arrivé à l’âge des trilogies, j’envisage de réaliser trois films sur le thème de la culture de masse, un phénomène qui est,
du point de vue philosophique, tout aussi déterminant pour la conformation
mentale du vingtième siècle que l’explosion et l’implosion des
idéologies. C’est un sujet qui me préoccupe depuis longtemps. Il s’agirait d’un
film sur le foot, un sur la musique rock,
et un sur le mannequinat.
Quelle importance
accordez-vous au festival de Cannes ?
Cannes est devenu depuis longtemps une sorte de ministère mondial du
Cinéma, dont le rôle est d’orienter les films vers leur public en empruntant le chemin le plus
court possible. Pour les œuvres artistiques, c’est particulièrement fondamental. Voilà pourquoi c’est toujours une chance énorme pour quiconque de s’y trouver sélectionné.
Quel autre métier
auriez-vous pu pratiquer si vous n'aviez pas travaille dans le cinéma ?
Je suis arrivé au cinéma en venant de la littérature et je pourrais à tout
moment y retourner. En plus, je suis depuis près de dix ans titulaire de la
chaire de cinéma de l’Université d’art et de design de Karlsruhe. Mais, si je ne
pouvais ou ne voulais plus travailler dans le cinéma, je ferais
probablement autre chose. Par l’intermède de ma famille, je suis entré en
possession d’une propriété à Dobra, un village situé au sud-ouest de la Roumanie, où
je compte développer une plantation de noyers. Quoi qu’il en soit, tôt ou tard, je
me retirerai là-bas pour m’occuper du verger.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2010
Extrait d’Out of the Present (1999)
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