Accéder au contenu principal

Aida Begic : La marche en avant


Aida Begic © DR

Née en 1976, la réalisatrice bosniaque Aida Begic a signé deux courts métrages, First Death Experience (2001) et North Went Mad (2003), avant de se faire remarquer sur le plan international avec son premier long, Premières neiges (2008), qui a obtenu le Grand Prix de la Semaine de la critique au Festival de Cannes. Elle a réalisé depuis Djeca - Enfants de Sarajevo (2012), Prix spécial du jury Un Certain Regard à Cannes, ainsi que deux sketches pour les films collectifs Do Not Forget Me Istanbul (2011) et Les ponts de Sarajevo (2014).


Comment avez-vous réuni le financement de votre premier long métrage, Premières neiges ?
Aida Begic Mon court métrage First Death Experience a été sélectionné par la Cinéfondation en 2001, puis j’ai été invitée à venir présenter le scénario de Premières neiges dans le cadre de l’Atelier du Festival de Cannes en 2005. C'est là que j’ai rencontré mes co-producteurs allemands et français. Du coup, le développement du négatif et le mixage ont été réalisés à Paris et l’étalonnage à Berlin.

Dans quelles conditions s'est déroulé le tournage
Premières neiges a été tourné en trente jours dans un village bosniaque qui a été dévasté pendant la guerre. Il est entouré de champs qui n'ont jamais pu être déminés, le pire étant que le sous-sol bouge en fonction des saisons et des intempéries et que plus personne n’est capable de dire où sont réellement enfouies ces mines. Il faut savoir que les explosions provoquent régulièrement de nouvelles victimes.

Pourquoi avez-vous tenu à évoquer cette époque?
Mon propos n’était pas politique. Je voulais juste montrer que la vie continue, malgré les horreurs passées. Aujourd’hui, les gens qui reviennent à l’est de la Bosnie le font clandestinement et les principaux criminels de guerre sont toujours en liberté, sans même avoir besoin de se cacher. Au point que les femmes de Srebrenicza n’ont aucune haine ni le moindre désir de vengeance. Elles ne réclament que la justice, alors même que de nombreux charniers restent encore cachés.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2008




Dans quelles conditions Djeca - Enfants de Sarajevo a-t-il été produit et tourné ?
Aida Begic C’est juste après avoir terminé Premières neiges, en 2008, que j’ai commencé à développer le scénario de mon deuxième long métrage, Djeca - Enfants de Sarajevo. Le co-producteur français François d’Artemare, avec qui j’avais déjà collaboré sur mon premier film, m’a soutenu immédiatement. Les co-producteurs turc Benny Dreshel  et allemand Semih Kaplanoglu n’ont pas tardé à suivre à leur tour. Très vite, le projet a été sélectionné par Matthieu Darras dans le cadre du programme de développement lié à la production du Film Lab de Turin, ce qui nous a considérablement aidés sur le plan artistique, puis, dans un deuxième temps, sur le plan de la production, quand ce projet y a été primé. Parallèlement à la mise en place de ce plan de financement, j’ai commencé à réfléchir à l’aspect purement artistique de ce projet avec la petite équipe bosniaque qui m’entoure depuis mon film de fin d’études. Un an avant le début du tournage, nous avons entrepris de repérer les décors et de commencer à auditionner des acteurs. Le tournage s’est déroulé dans la banlieue de Sarajevo et s’est achevé début 2012. Du coup, il nous a fallu faire vite et le temps dont nous avons disposé pour la post-production s’est avéré assez réduit comparé à celui que nous avions pu consacrer à la préparation et au tournage. Une partie des travaux de post-production ont été réalisés à Paris et à Leipzig.

Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée au cours de cette aventure ?
Je pense qu’un deuxième film est le plus difficile qui soit à mener à bien. Surtout quand le premier a été un succès. Pour moi, la chose la plus importante était de me fixer un défi sur le plan artistique et de le relever avec mon équipe. Je suis dont parti d’un postulat selon lequel il fallait absolument que je réalise un film radicalement différent de Premières neiges. L’une des décisions les plus radicales que j’ai prises a consisté à tourner l’essentiel du film en plans-séquences. Le fait d’avoir affaire à des acteurs inexpérimentés devant la caméra a rendu cette décision encore plus périlleuse. Mais nous avons tous été très heureux de nous aventurer dans cette “zone inconnue”. Je suis convaincue que nous avons les uns et les autres beaucoup appris. Et je suis particulièrement fière que ce film nous ait permis de mettre en évidence toute une génération de jeunes acteurs bosniaques talentueux qui n’avaient jamais eu l’occasion de travailler dans le cinéma auparavant. Sur le plan de la production, la plus grande difficulté consistait à réaliser un film dans un contexte global de crise qui est plus grave en Bosnie que partout ailleurs dans cette région.

Bande annonce de  Premières neiges (2008)

Quelle conception vous faites vous de votre métier de réalisatrice?
Ce n’est pas évident, mais j’ai choisi de produire moi-même mes films afin de me donner davantage de liberté en tant que réalisatrice. Assumer en même temps les fonctions de productrice et de réalisatrice n’aurait pas été possible sans le concours et le soutien de l’équipe réduite mais formidable qui m’entoure en Bosnie. À commencer par mon chef opérateur qui se trouve être également mon mari et mon associé en tant que producteur, ainsi que le jeune talentueux et prometteur Adis Djapo qui faisait office de producteur exécutif sur ce projet. Mais il devient de plus en plus compliqué de produire un film dans ce pays. Juste pour illustrer cette situation, le budget annuel assigné à la production cinématographique, qui représente au total environ un million d’euros, est supposé englober les longs métrages, les courts, les documentaires, etc. Mais comme nous avons survécu à la guerre, j’ai bon espoir que nous arriverons à réchapper de la même façon à cette crise structurelle que je considère comme une période de transition.

Quel est le stade de la réalisation qui vous intéresse le plus ?
J’adore et je déteste autant toutes les étapes qui jalonnent la fabrication d’un film J Seule l’écriture du scénario me semble personnellement moins intéressante. Les choses ne commencent vraiment à m’intéresser qu’une fois que je suis en possession de l’histoire et que débute la phase de mise en scène proprement dite. Bien que la période de tournage constitue une sorte de traumatisme pour n’importe quel réalisateur, c’est celle que je trouve la plus excitante.

Y’a-t-il un cinéaste ou un artiste qui vous ait plus particulièrement influencée ?
Il y a beaucoup de réalisateurs dont j’admire le travail, d’artistes qui m’ont influencée et continuent à le faire. Je suis incapable de ne citer qu’un seul nom, mais je me souviens de la passion que je vouais aux premiers films de Kyoshi Kurosawa et de Wim Wenders lorsque j’ai commencé mes études à l’académie de cinéma. Aujourd’hui, je considère les frères Dardenne, Gus Van Sant, Francis Ford Coppola et Jim Jarmusch comme des amis, même si je n’ai jamais rencontré personnellement aucun d’entre eux. À force de regarder leurs films, d’en discuter et de les analyser, ce sont des gens qui me sont devenus très familiers.

Comment vous situez-vous par rapport à la tradition cinématographique bosniaque et à votre génération ?
Les mentalités ont commencé à évoluer au lendemain de la guerre en Bosnie. D’abord, il y a désormais de plus en plus de réalisatrices. Ce détail a changé beaucoup de choses dans le cinéma comme au théâtre. Beaucoup de choses ont changé par rapport au temps du cinéma yougoslave : les références ne sont plus les mêmes, le système a évolué et je crois qu’on a assisté à l’émergence de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle vague des Balkans. Ce cinéma est différent de celui que pratiquaient les générations précédentes. La génération à laquelle j’appartiens, non seulement dans notre région, mais également dans le reste du monde, connaît les mêmes difficultés en cette période de crise systémique mondialisée. Si cette crise ne nous tue pas, elle donnera naissance à un nouvel âge d’or du cinéma, comme c’est déjà arrivé à plusieurs reprises au cours de l’histoire.

Bande annonce de Djeca - Enfants de Sarajevo (2012)

De quelle manière intégrez-vous les contingences techniques et technologiques ?
Il est évident que les nouvelles technologies entraînent une libéralisation et offrent la possibilité de devenir réalisateur à n’importe qui. Cela comporte des bons et des mauvais côtés, évidemment. De ce point de vue, l’un des plus positifs est le fait que l’essor de la technologie numérique a considérablement simplifié le processus même de la réalisation. Il existe désormais des formats de caméra numérique qui sont suffisamment au point pour pouvoir remplacer la pellicule. Mais l’élément qui a le plus bouleversé l’esthétique et les modes de narration est le fait que la perception du public a changé en raison de l’essor d’internet. Il m’arrive de penser que la mise en scène classique, au même titre que le concept traditionnel de la projection en salle constituent désormais des notions très désuètes et pour tout dire romantiques. En d’autres termes, nettement plus pessimistes, le cinéma est en train de ressembler à un organisme en état de coma qui réussit à survivre grâce à tout un appareillage. Dans Djeca, en épousant la logique de mes personnages principaux qui sont des adolescents, j’ai réalisé que leur façon de communiquer avec le reste du monde ressemble à celle des membres du réseau Twitter. en plus réduit. Du coup, ça s’est répercuté sur la structure et sur les dialogues de mon film. Je ne prétends pas que ce nouveau mode de vie et de communication soit a priori bon ou mauvais, mais il est indéniablement différent de celui qui l’a précédé et de la façon dont nous avions l’habitude de vivre il y a quinze ans et se reflète dans le langage du cinéma. Je suis convaincue que, sur le plan visuel, la façon de raconter des histoires ne mourra jamais, mais il nous faudra certainement tenir compte du fait que, dans l’avenir, nos films seront visionnés essentiellement sur des écrans minuscules de téléphones portables, quand ils ne relèveront pas carrément de ce qu’on nomme aujourd’hui le “cross-media”.

Quekls enseignements tirez-vous de votre expérience personnelle du Festival de Cannes ?
Le Festival de Cannes est l’endroit idéal pour lancer un nouveau film. J’espère, tout d’abord, que les gens aimeront mon film. Je suis toujours anxieuse avant d’assister aux réactions et de recueillir les premières impressions des spectateurs. Je suis évidemment plus qu’heureuse d’être à Cannes. C’est la troisième fois que j’y viens. En 2001, mon court métrage First Death Experience a été montré dans le cadre de la Cinéfondation, puis mon premier long métrage, Premières neiges, a été sélectionné par la Semaine de la critique où il a obtenu le Grand Prix. Je suis donc très heureuse à l’idée de pouvoir partager mon nouveau film avec le public de Cannes.

Quels sont vos projets ?
Je vais probablement commencer à travailler très vite sur un projet de documentaire et m’en servir ensuite comme point de départ de mon prochain film de fiction, dans la mesure où c’est la façon habituelle dont je procède.

Comment imaginez-vous le cinéma du futur et en attendez-vous quelque chose de particulier ?
Quoi qu’il puisse advenir sur le plan technologique, le mode de narration visuelle ne mourra jamais. J’espère juste que les générations futures et les nouveaux médias ne tireront pas un trait définitif sur le goût de la beauté et les partis pris de mise en scène.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2012


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract