Adèle Exarchopoulos © Alamode Films
Dans La vie d’Adèle (2013), le personnage principal porte le
même prénom que son interprète, Adèle Exarchopoulos, née en 1993. Une façon pour le
réalisateur Abdellatif Kechiche de marquer son territoire. Après Sara Forestier
dans L’esquive (2003) et Hafsia Herzi dans La graine et le mulet (2007), lauréates elles aussi du César du meilleur espoir féminin, il révèle cette fois une comédienne sensuelle et lumineuse qui restera à jamais
associée à son rôle de fille amoureuse d’une autre fille (Lea Seydoux) dans un film à fleur de peau qui a tant plu au jury présidé par Steven Spielberg qu’il a tenu à
lui décerner non pas une mais trois Palmes d’or, cas unique dans les annales du
Festival de Cannes, afin d’y associer le talent de ses deux interprètes
principales. Découverte par Jane Birkin, qui lui a confié un rôle dans Boxes (2007), Adèle Exarchopoulos est apparue dans une quinzaine de films parmi lesquels Les enfants de Timpelbach (2008) de Nicolas Bary, La rafle de Rose Bosch et Tête de Turc (2010) de Pascal Elbé, Chez Gino (2011) de Samuel Benchetrit, Des morceaux de moi (2012) de Nolwenn Lemesle, Qui vive (2014) de Marianne Tardieu, Les anarchistes d’Elie Wajeman et The Last Face (2015) de Sean Penn, Eperdument de Pierre Godeau et Orpheline (2016) d’Arnaud des Pallières.
Combien de temps vous a mobilisée La
vie d’Adèle ?
Adèle Exarchopoulos Le casting a dû durer
environ un mois et demi. Au début, c’était des impros au cours desquelles il
fallait jouer avec les autres… Après, ça a été la rencontre avec Abdel[latif Kechiche].
Ensuite, j’ai fait des essais caméra avec Lea Seydoux, mais je ne savais
toujours pas si j’étais prise ou pas. Et puis, enfin, avant le nouvel an 2012,
il m’a dit : « Je te libère, tu es prise… » On a commencé par
deux séquences à Lille en février suivant, puis on a tourné de mars à août,
soit pendant six mois. Il y avait tant d’heures de rushes à visionner et à
trier que le montage a débuté pendant le tournage.
En quoi cette aventure a-t-elle été particulière ?
Il était difficile de tenir
sur une telle durée en étant éloigné de sa famille. Et puis, chaque scène
donnait lieu à soixante-dix prises, donc il arrivait qu’on passe une semaine à
tourner et retourner la même séquence, ce qui ne se fait pas, normalement, dans
le cinéma. Et puis, c’était d’autant plus dur que c’était épuisant sur le plan
émotionnel. Plus le temps passait, plus on se sentait vulnérable. On
recommençait indéfiniment, mais on ne se posait pas de question. D’ailleurs,
Abdel ne nous apportait aucune réponse. Il ne se justifiait jamais. Il disait
juste : « On va la refaire. Il manque un truc. Je ne sais pas. On va
chercher. On va continuer. C’est bien, c’est important. Mais qu’est-ce qu’il y
a : tu n’as as envie de la refaire ? Tu imagines la chance que tu
as ! » Et il avait raison, au final. Mais quand il avait ce qu’il
voulait, il ne disait rien et on passait à autre chose [rires]… Et ça recommençait. J’étais censée marcher pour rentrer
chez moi et puis il disait : « Ah non, finalement, tu sais
quoi ? Tu vas aller manger un hamburger et tu vas pleurer en même
temps. »
Qu’est-ce qui vous a semblé le plus difficile ?
Les scènes qui se déroulent
au lycée étaient plutôt cool. Mais la veille du tournage, on est sortis avec
les acteurs et les gens du lycée et j’ai pris une grosse cuite. Or, Abdel avait
engagé un vrai prof de SVT [sciences et vie
de la terre] qui nous a fait un vrai cours sur un bananier pendant une
heure… six fois dans la même journée. Et je peux vous jurer qu’avec une gueule
de bois, c’est encore plus pénible [rires].
Il voulait capter nos regards, mais la scène n’est pas dans le film. C’est sa
façon de faire : il n’aime pas la fabrication.
Quelques mois avant La vie
d’Adèle, on vous a vue dans Des
morceaux de moi. Que vous a apporté ce film
dont vous teniez déjà le rôle principal ?
C’était mon premier premier
rôle, mais le tournage a été formidable et j’ai adoré l’ambiance qui régnait
hors du plateau. Il est évident que cela m’a aidée, mais je ne me suis pas
vraiment préparée au rôle de La vie
d’Adèle. En fait j’ai très vite compris qu’Abdel voulait juste qu’on lui
témoigne une confiance absolue en lui donnant tout. Je me souviens d’ailleurs
que le premier jour, on a déjeuner tous les trois et que Lea [Seydoux] lui a parlé de l’histoire et
de la complexité de son personnage. D’un coup, je me suis dit que je n’avais
pas bossé, que je n’avais pas de bases, que je n’étais pas prête et que
j’allais bousiller le film de tout le monde. Et là, Abdel m’a dit :
« Ne t’inquiète pas, ce qu’elle raconte, c’est de la branlette et on s’en
fout… » [rires].
Lea Seydoux et vous, vous êtes-vous préparées ensemble ?
Abdel a juste voulu qu’on se
rencontre, mais on a tourné dans la chronologie et les scènes de sexe sont
arrivées assez tôt, ce qui nous a rapprochées d’autant plus qu’on avait des
affinités. On est devenues complices très vite et on s’est beaucoup aidées
pendant le film, Lea et moi.
Avez-vous eu le sentiment que la caméra vous volait des moments ?
Pendant le tournage, il
m’arrivait d’être vraiment triste et il est allé jusqu’à me filmer pendant ma
pause déjeuner, mais j’ai vite compris que c’était sa façon de procéder et
qu’il le rendait bien. La polémique qu’il y a eu entre certains techniciens et
lui occulte le fait qu’il a été le premier à souffrir un peu sur ce film :
de l’éloignement de sa famille, des sacrifices, du temps, du travail, de la
fatigue, de l’épuisement, de la recherche, de tenir une équipe… C’était dur
pour tout le monde !
Comment jugez-vous cette méthode ?
C’est de la manipulation. En
fait, il impose une liberté, mais de façon contradictoire. Il sait très bien
comment rentrer dans notre cerveau pour nous amener à faire ce qu’il veut. À la
fin du tournage, c’était presque de la magie qu’il avait opérée sur nous :
il suffisait qu’il tape dans ses mains et on pleurait. Il nous bousculait et me
disait parfois : « Adèle, arrête de mettre le pilote
automatique. » Et, au bout de six mois, Lea n’était pas là, il me donnait
la réplique et je fondais en larmes.
Bande annonce de La vie d’Adèle (2013)
Quel regard portez-vous sur cette histoire d’amour ?
J’ai trouvé intelligent que
les scènes de sexe arrivent très vite. Du coup, dès qu’on s’embrasse, les
spectateurs s’attendent à ce que ça recommence, mais on est libérés d’un tabou.
Et puis, ça justifie cette scène dans le café où j’ai besoin de sa chair et de
sa peau.
Comment avez-vous vécu la présentation du film au Festival de
Cannes ?
C’était trop fou !
D’abord que ça ait plus à l’ensemble de la critique internationale et que le
hasard fasse que ça tombe en même temps que la légalisation du mariage pour
tous. Ensuite que les gens aient compris que c’était juste un film d’amour, en
fait. Et puis, la reconnaissance de notre travail était super agréable, ainsi
que de rentrer à Paris pour partager tout ça avec les gens qu’on aime, ce qui
était le plus important. À Cannes, chaque jour a été une surprise. Il y a
d’abord eu la découverte du film, le premier soir, quand on s’est cachés parmi
les spectateurs de la projection de presse et qu’on a entendu les réactions. On
avait tourné huit cents heures et il fallait qu’on sache à quoi ressemblait le
film pour pouvoir en parler aux journalistes. Il y a eu ensuite la montée des
marches qui ressemblait à un rêve. Et puis, la standing ovation de vingt
minutes. Par la suite, j’ai croisé des gens dans des soirées qui m’ont dit
qu’ils avaient pleuré…
Quelle a été votre réaction quand Spielberg vous a décernés la Palme
d’or ?
C’était énorme, même si on
n’a pas vraiment réalisé sur le moment. On a entendu nos noms, mais l’on n’a
compris que quand on nous a dit qu’il n’y avait qu’une Palme parce que c’était
le jour même, mais que les nôtres arriveraient bientôt chez nous.
L’aventure de ce film, c’est aussi plein de premières fois, pour vous…
Oui, c’est plein
d’expériences.
Abdel Kechiche a la réputation de porter chance à ses actrices.
Partagez-vous ce point de vue ?
Il possède un peu les gens,
et puis, après, il a besoin d’être étonné par quelqu’un d’autre. Je pense qu’il
a été fasciné par toutes ses actrices et qu’après il tombe sur une nouvelle
fille et qu’il se dit : « Il faut que je la filme. »
Pourquoi portez-vous votre véritable prénom dans La vie d’Adèle, alors même que le personnage du Bleu est une couleur chaude, la BD de Julie Maroh dont
s’inspire le film, s’appelait Clémentine ?
Sur le tournage, je me suis
appelée Clémentine, puis Zoé. En fait, on faisait tellement d’impro qu’il arrivait
parfois à Abdel de nous filmer pendant qu’on déjeunait, et du coup les gens
m’appelaient Adèle. Du coup, il m’a demandé si ça me dérangeait de garder ce
prénom, en ajoutant qu’en arabe, ça veut dire “justice”. Du coup, on l’a gardé.
Après, il faut juste garder la bonne distance. Quant aux chapitres 1 et 2, c’était par rapport à La vie de Marianne de Marivaux, mais ça je l’ai découvert par la
presse [rires]. Et puis, avec lui on
ne sait jamais, il tournera peut-être un jour une suite…
Comment êtes-vous devenue comédienne ?
J’ai commencé jeune et c’est
sur les plateaux que j’ai réalisé que j’aimais ça, sans vraiment prendre
conscience que c’était un métier. Et c’est aujourd’hui que ça s’est concrétisé
et que j’ai compris que j’avais vraiment envie de faire ce métier. Mon premier
tournage, c’était Boxes de Jane
Birkin : on tournait en Bretagne et on mangeait des côtes d’agneau avec
tous ses chiens et Lou Doillon. C’était génial. Mais c’était un concours de
circonstances. J’ai passé six ans dans un cours de théâtre de la rue Lepic, où
l’on faisait beaucoup d’improvisations et d’exercices. Un jour, une directrice de
casting est venue et m’a fait passer une audition pour le rôle principal du Cou de la girafe de Safy Nebbou : je n’ai pas été
choisie, mais je m’en fichais un peu car j’étais inconsciente. À partir de là,
les directeurs de casting ont fait circuler ma vidéo et j’ai tourné un court
métrage bénévolement pendant une semaine en Bretagne. Et là, un acteur a parlé
de moi à son agent qui est devenu le mien. Je me suis retrouvée dans son
bureau, où je ne comprenais pas grand-chose, et c’est comme ça qu’a commencé
l’aventure…
Et comment va-t-elle se poursuivre ?
Après La vie d’Adèle, j’ai tourné six jours dans un film avec Reda Kateb. C’est un premier long métrage qui s’intitule Qui vive. Et au retour de mon séjour aux Etats-Unis où je pars assurer la promotion du film, je devrais tourner le premier film de Sara Forestier en tant que réalisatrice [finalement reporté] : c’est une histoire d’amour, mais je ne peux pas en dire trop. Sara et moi, on vient de la même école : elle a joué dans L’esquive et moi dans La vie d’Adèle [rires] »
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en août 2013
Bande annonce des Anarchistes d’Elie Wajeman (2015)
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