Nuri Bilge Ceylan © DR
Chantre
de l’intimisme et du minimalisme, l’auteur rigoureux d’Uzac (2002) s’attache dans Les climats (2006) à un couple. Et comme le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, né en 1959, en
interprète le rôle principal avec son épouse Ebru pour partenaire, on est tenté de
prendre pour argent comptant cette chronique d’une passion qui progresse au fil
des saisons. Le traitement épuré de ces scènes de la vie conjugale, sans cris mais avec chuchotements, renvoie à son maître nippon Yasujiro Ozu, et sa
thématique à certaines œuvres du suédois Ingmar Bergman. Il ne s’agit toutefois là
que de l’une des facettes de cet metteur en scène énigmatique et peu expansif, auquel on doit également Nuages de mai (1999), Les trois singes (2008) et Il était une fois en Anatolie (2011). Lauréat de la Palme d'or à Cannes en 2014 pour Winter Sleep, cet ascète impénétrable pratique un français très
correct, mais juge plus sage de s’exprimer en turc, quitte à sauter parfois à l’anglais
pour mieux préciser le sens de sa pensée auprès de son interlocuteur.
« L’histoire des Climats n’a pas été écrite de façon
traditionnelle. Dans la mesure où je jouais avec mon épouse, on s’est surtout
appuyé sur des notes. Au point que quand le tournage des séquences se déroulant
en été a débuté, l’écriture de la saison d’hiver n’avait pas commencé. Je ne
possédais alors que quelques notes éparses. Dans tous mes films, j’essaie de
garder une marge de manœuvre qui me permette de suivre mon intuition, donc tout
n’est pas préparé à l’avance. Pour Les
climats, j’ai hésité longtemps sur la fin car je disposais de trois
alternatives différentes. Du coup, j’ai tourné les différentes solutions qui
s’offraient à moi et au montage j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à en
choisir une plutôt qu’une autre. J’ai fini par opter pour le réalisme, mais je
tenais aussi à préserver un certain équilibre sur le plan esthétique. Quand une
alternative s’impose par rapport aux autres, il est particulièrement délicat de
choisir la plus judicieuse. »
Coulisses
« Je ne pense pas que ce soit une
bonne chose de montrer le tournage d’un film. Aujourd’hui, beaucoup de DVD
proposent des scènes alternatives, mais je me refuse personnellement à les
montrer. Je trouve également sans intérêt les commentaires auxquels se livrent
certains cinéastes, car c’est une façon d’influencer la réaction du spectateur
en apportant une justification assez oiseuse. Seul compte le film proprement
dit. Le meilleur moyen de protéger le sens de ce qu’on veut exprimer est de ne
rien montrer de plus que ce qu’il y a sur l’écran. »
Image
« Je travaille de la même façon sur
tous mes films. Là encore, je suis mon intuition. Dans Les climats, je me suis surtout efforcé de masquer les faiblesses
inhérentes à l’utilisation d’une caméra numérique, et notamment le fait qu’on
voit tout de façon extrêmement nette. C’est pourquoi j’ai tourné en ouvrant au
maximum le diaphragme de la caméra et en utilisant des objectifs à focale fixe
afin d’accroître la profondeur de champ. »
Paysages
« Comme pour tous les films, on
commence par effectuer des repérages. Pour les scènes se déroulant en été, j’ai
choisi un endroit que je connais très bien et qui me semblait évident : Kas,
une station balnéaire du sud de la Turquie. Pour la dernière partie du film,
nous sommes allés en Anatolie orientale, car il y fait généralement très froid
en hiver et nous comptions bien y trouver de la neige. La région du mont Ararat
possède une situation météorologique assez particulière. Malheureusement,
lorsque nous y sommes arrivés au mois de février, au lieu des chutes de neige
espérées, nous avons eu trois semaines de plein soleil. On est donc remontés
dans nos voitures et on est partis à la recherche de la neige. On s’arrêtait
pour tourner au moment où l’on voyait de la neige. C’est pour ça que parfois
dans le film le personnage entre dans une rue et quand il en ressort la scène a
été tournée dans un autre quartier voire parfois une autre ville. »
Identification
« L’idée de ce film, nous l’avons
eue à deux, mon épouse Ebru et moi. J’ai tenu à ajouter son nom en tant que
scénariste, mais elle a refusé. Dès le départ, elle a été présente à toutes les
étapes et elle est entrée très très vite dans son rôle. Je n’ai pas eu à
intervenir souvent dans son jeu. On est parti d’une structure qui a été remplie
peu à peu par rapport aux intuitions que j’avais au fur et à mesure du
tournage.
Saisons
« L’été n’est pas forcément synonyme de
bonheur. Personnellement, c’est à cette période que j’ai vécu les choses les
plus tragiques qui me soient arrivées. C’est pourquoi j’ai voulu casser les
clichés concernant les saisons. Après le tournage des scènes se déroulant en
été, j’ai eu l’opportunité de réfléchir à ce qui allait se passer pendant
l’automne et l’hiver, car ce n’était pas encore très net dans mon esprit. On
disposait de beaucoup de matière concernant la saison d’été, au point que
j’aurais pu en faire un seul film. À un moment donné, la femme oubliait ses
problèmes et redevenait heureuse, mais j’ai décidé de supprimer tous ces
atermoiements sans pour autant changer quoi que ce soit au sens même du film.
J’ai simplement compris qu’il y avait beaucoup de choses inutiles et qu’il
fallait que je passe plus rapidement d’une saison à l’autre. »
Influences
« Mon réalisateur préféré est
Yasujiro Ozu dont j’apprécie particulièrement la simplicité extrême. J’ai
également beaucoup d’admiration pour Ingmar Bergman, mais j’ai moins recours
que lui aux dialogues. Mon cinéma est nourri d’influences très variées. Parmi
celles-ci figurent Anton Tchekhov, dont j’apprécie le minimalisme, et Dostoïevski,
bien que ce soit moins sensible dans Les
climats que dans certains de mes films précédents. Un film est le résultat
d’une foule d’éléments qui se rejoignent à un moment donné. Je ne fais pas
partie de ces réalisateurs qui travaillent sur un projet précis. Je me contente
d’attendre patiemment qu’une idée émerge et me pousse à la développer. Il
m’arrive évidemment de jeter des notes en vrac sur le papier, mais ce sont
réellement celles-là qui aboutissent. J’écris surtout des idées de situations
et des morceaux de dialogues, tout en me laissant la possibilité de tout
changer au moment du tournage. Ce n’est qu’à ce moment là que je peux juger
s’ils conviennent ou pas aux acteurs. J’éprouve en permanence le sentiment
qu’il va se passer quelque chose de plus important que ce que je suis en train
d’écrire, donc que tout peut changer en permanence. Une idée peut toujours en
cacher une autre. Un jour où nous étions en train de déjeuner avec mon épouse
dans un village au bord de la Mer Noire, en discutant, tout d’un coup est
apparue l’idée qui a donné naissance aux Climats.
Comme on avait emporté une petit caméra avec nous, on est immédiatement
descendu au bord du rivage et on a fait des tests en partant de l’idée que nous
venions d’avoir. »
Méthode
« Quand je rencontre un acteur,
avant même de lui donner à lire quoi que ce soit, je tiens à connaître son
interprétation. En général, je ne suis pas satisfait de ce que je vois, mais
j’y observe certains détails qui me plaisent et que j’essaierai d’exploiter par
la suite en installant son jeu dans un certain équilibre que j’essaie de
recréer. Quand je ne suis pas certain de l’émotion que je veux, je tourne tout
et je décide au montage. Il m’est arrivé d’écrire qu’un personnage devait
pleurer dans une scène et de voir l’acteur éclater de rire au moment des
répétitions. Du coup, j’ai décidé de suivre son inspiration parce que le
résultat me semblait plus convaincant. J’ai joué dans Les
climats, parce que le sujet le nécessitait et que je n’aurais pas pu
expliquer à d’autres comédiens comment interpréter certaines scènes, mais je ne
recommencerai certainement pas. C’est trop difficile de tout contrôler lorsqu’on est
des deux côtés de la caméra à la fois. »
Propos
recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
janvier 2007
Bande annonce de Winter Sleep (2014)
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