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Mira Nair : No Woman’s Land

Mira Nair © Twentieth Century Fox France

Lauréate de la Caméra d’or au Festival de Cannes pour Salaam Bombay ! (1987), la réalisatrice indienne Mira Nair s’était fait connaître auparavant en signant quatre documentaires :  Jama Masjid Street Journal (1979), So Far from India (1983), India Cabaret (1985) et Children of a Desired Sex (1987). Véritable globe-trotteuse, elle a parcouru le monde avant de se fixer aux États-Unis où elle poursuit une carrière internationale qui lui a valu d’obtenir le Lion d’or à la Mostra de Venise pour Le mariage des moussons (2001). De film en film, cette éternelle déracinée volontaire née en 1957 évoque la situation de tous ces damnés de la terre qui vivent dans un No Man’s Land où ils ne sont pas nés et courent après leur identité. On lui doit notamment Mississippi Masala (1991), La famille Perez (1995), Kama Sutra, une histoire d’amour (1996), Vanity Fair - La foire aux vanités (2004), Un nom pour un autre (2006), Amelia (2009), L’intégriste malgré lui (2012) et Queen of Katwe (2016). Outre plusieurs documentaires et des réalisations pour la télévision, cette cinéaste engagée a également apporté sa contribution personnelle aux films à sketches 11’09”01 - September 11 (2002), New York, I Love You et 8 (2008).


Pour quelle raison avez-vous tenu à associer aussi étroitement votre famille au Mariage des moussons ?
Mira Nair Tous les membres de ma famille jouent effectivement dans le film ; à part moi [rires]. Le garçon qui ne sait pas danser est même incarné par l’un de mes neveux, Ishaan. C’est un personnage qui s’inspire de lui, mais il a tout de même dû passer une audition comme les autres. Plus généralement, ma famille occupe le second plan, notamment pendant les scènes de chant, de danse et où intervient une figuration importante. Ce film parle des miens, de cette communauté Penjabi dont je suis issue et qui est réputée pour son acharnement au travail et peut-être même plus encore pour son sens de la fête. Ce sont des gens bruyants qui croient en l’existence. Même quand ils sont confrontés à une tragédie, ils trouvent toujours le moyen de positiver. C’est ce qui fait la particularité de cette communauté.

Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour filmer cette communauté qui est la vôtre ?
Ce film a été conçu dans un esprit de découverte et de liberté. Je n’en attendais rien de particulier. J’avais surtout envie de consacrer un film populaire à la famille. Les films du Dogme venaient de sortir. Ma scénariste et moi les avons regardés. Sabrina Dhawan était alors mon assistante à l’université de Columbia où j’enseignais la mise en scène. Nous sommes toutes les deux originaires de la communauté Penjabi de New Delhi. Je venais alors de terminer Kama Soutra, une histoire d’amour, une fresque à grand spectacle qui avait coûté des millions de dollars et d’enchaîner avec un projet au budget plus modeste. Et en regardant les films du Dogme, initiés par Lars von Trier, on s’est dit qu’aucune œuvre n’avait jamais été consacrée à l’Inde d’aujourd’hui. On associe toujours à ce pays des images de souffrance, de vieillesse et de lutte. Aussi étonnant que cela puisse paraître, on n’a jamais montré au cinéma la façon de vivre de deux bourgeoises de la classe moyenne, comme Sabrina et moi. Pas même en Inde !


Vous pouvez pourtant faire figure l’une et l’autre d’étrangères, dans la mesure où vous passez une partie de votre temps à l’extérieur de l’Inde.
Pas du tout ! Depuis que l’Inde s’est ouverte au monde, en 1984, quand Rajiv Gandhi a accédé au pouvoir, le libéralisme a provoqué l’arrivée dans ce pays de multinationales telles que Mac Donald’s ou IBM. Du coup, toutes les familles des classes moyennes et supérieures ou presque ont vu certains de leurs membres partir pour l’étranger. Donc quand il y a un mariage, tous ces gens viennent du monde entier pour l’occasion, ainsi que je le montre dans mon film.


Mettons alors que, dans le genre, vous ayez été une pionnière…
Je vous l’accorde [rires]

Comment est né Le mariage des moussons ?
Je suis allée au Festival de Cannes, en mai 2000, avec en tout et pour tout une déclaration d’intention de deux pages à propos de laquelle je disais aux gens que je souhaitais réaliser un film d’un budget modeste. Initialement, je comptais tourner en DV, mais j’y ai renoncé car cette technique ne donnait pas des résultats assez convaincants pour traduire l’opulence visuelle d’un mariage indien, et notamment ses tenues et ses bijoux. J’ai finalement opté pour le super-seize qui donnait esthétiquement de meilleurs résultats et préservait mon souci de liberté en me permettant de tourner caméra à l’épaule. J’avais réalisé en quelque sorte une ébauche de ce film dans un documentaire intitulé The Laughing Club of India qui a été diffusé récemment sur Canal +. À l’époque, je me complaisais dans l’illusion que Le mariage des moussons serait un petit film. En fait, ce n’était pas du tout le cas, car ce film raconte cinq récits imbriqués les uns dans les autres. Je m’était hasardée à déclarer qu’on tournerait en trente jours sans le moindre scénario. En fait, cette durée était parfaitement arbitraire [rires]. C’était le Dogme façon Bollywood, avec de l’action, des chansons et des danses. Et le pire, c’est que, contre toute attente, on a réussi à tourner en trente jours ! Mais je crois que quand on réalise un film en mettant son ego de côté, si on y met l’énergie suffisante, il peut se passer des choses fort intéressantes, précisément parce qu’on n’a aucune attente précise.

Bande annonce du Mariage des moussons (2001)

Comment avez-vous préparé ce tournage ?
On a passé deux semaines à répéter, comme pour une pièce de théâtre. Auparavant j’avais auditionné quelque trois cents personnes pour tenir les soixante-cinq rôles du film. La plupart n’étaient pas des acteurs, bien qu’il y ait parmi elles des légendes comme Naseeruddin Shah qui incarne le père et que je rêvais de diriger depuis que je l’avais découvert à l’âge de dix-sept ans. Je lui avais même proposé le rôle du mac de Salaam Bombay ! mais il l’avait refusé car il n’aimait pas ce personnage. L’immense majorité des autres interprètes du Mariage des moussons n’avait jamais vu une caméra, qu’il s’agisse de Tilotama Shome, qui joue le rôle d’Alice, ou des gamins.

Comment avez-vous dirigé ces interprètes dotés d’expériences aussi diverses ?
Intuitivement. La période des répétitions a contraint les acteurs à rester ensemble, alors qu’en Inde, la tradition veut que les comédiens tournent généralement plusieurs films en même temps. J’ai demandé à tous les gens retenus de me consacrer six semaines de leur vie en exclusivité. Pendant les répétitions, on a improvisé, on a fait évoluer le scénario et on a tenté de répondre à toutes les questions. En effet, je savais que lorsque le tournage commencerait, on n’aurait plus de temps pour cela. Au cours de la seconde semaine de répétition, avec le chef opérateur Declan Quinn, qui avait déjà éclairé mes trois films précédents, nous nous sommes rendus dans la maison qui sert de cadre au film et nous avons littéralement chorégraphié tous les mouvements caméra à l’épaule, car il y a en permanence un minimum de vingt personnes dans chaque plan. L’idée était de donner l’impression au public qu’il fait partie intégrante des scènes. Il fallait donc que la caméra se fasse discrète et que ses déplacements soient aussi fluides que possible. Du coup, quand le tournage a débuté, chacun savait ce qu’il avait à faire.

Quelle est la difficulté principale que vous ayez rencontrée au cours de la réalisation de ce film ?
À la fin du tournage, nous sommes rentrés à New York et nous avons découvert que cinq heures du négatif original avaient été irrémédiablement endommagées en passant aux rayons X. Comme nous n’avions aucun moyen de visionner les rushes sur place, nous les avions envoyés au fur et à mesure du tournage. L’ironie du sort a voulu que ce désastre corresponde aux quatre derniers jours de tournage. L’une des scènes était la plus importante du film : celle au cours de laquelle l’héroïne danse dans la piscine en compagnie de trois cents figurants. Comme il était hors de question de la tourner à nouveau, on a dû la restaurer au moyen du numérique… pour un coût équivalent au budget total du film ! Les assurances ont payé et ont préféré qu’on reparte tourner en Inde les trois autres scènes qui s’ëtaient également avérées inutilisables. Lorsqu’on y est reparti, trois mois plus tard, en février 2001, c’était l’époque de la véritable mousson. Or on n’avait eu les moyens de ne tourner qu’une seule scène en utilisant de la pluie artificielle. Finalement, cet accident a probablement été bénéfique au film car la pluie est tombée naturellement.

Que vous a apporté cette expérience ?
Quand on tourne un film, une fois qu’il est terminé et qu’on le regarde, on possède un nouveau recul. C’est ce que m’a enseigné cet impondérable. Du coup, le film a l’air plus cher que ce qu’il était censé coûter.

Comment avez-vous accueilli le Lion d’or que vous avez obtenu à Venise ?
J’ai été très surprise. Le mariage des moussons était dans mon esprit un projet à vocation populaire. On y chante, on y rit et, à la fin, on y danse. Ce n’est pas du tout un film de festival. J’ai une longue expérience de ces manifestations et je peux vous garantir que, même dans mon rêve le plus fou, je n’aurais pas imaginé ça. Quand le film a été sélectionné à la Mostra de Venise, j’étais déjà en train d’en tourner un autre aux États-Unis avec Uma Thurman, Gena Rowlands et Juliette Lewis : Hysterical Blindness. Or il n’y a rien qui vous rende plus modeste que le travail. Alors quand on a débarqué à Venise, on était vingt-trois personnes dont plusieurs membres de ma famille. Et, en plein milieu de la projection, la moitié des spectateurs en tenue de soirée se sont levés et ont commencé à applaudir, à siffler et à hurler, puis ils se sont rassis. On se serait cru dans une salle de Bombay ! Et quand la projection s’est achevée, le public s’est mis à applaudir au rythme de la musique pendant cinq minutes, puis il a continué pendant un quart d’heure, une fois la lumière rallumée. Je suis rentrée à New York et on m’a rappelée quatre jours plus tard pour me demander de revenir à Venise. J’ai répondu que c’était impossible. Ils ont insisté. Je leur ai dit que ma mère était à Capri et qu’elle pouvait me représenter pour recevoir n’importe quelle récompense. Ils m’ont alors fait comprendre que c’était impossible vu l’importance du prix. Alors j’y suis retourné dans le plus grand secret et on m’a interdit de quitter ma chambre. Quand j’en suis sortie, les photographes ont littéralement fondu sur moi dans l’ascenseur et m’ont demandé comment c’était d’être “ la lionne des Indes ”. Je n’ai compris ce qu’ils voulaient dire qu’une heure plus tard, en recevant le Lion d’or [rires].

Comment avez-vous interprété cette récompense ?
C’est extraordinaire pour l’Inde toute entière. Le seul cinéaste de ce pays à avoir obtenu cette récompense était Satyajit Ray [pour “L’invaincu”]… il y a quarante-quatre ans !

Dans quelles conditions Le mariage des moussons sera-t-il distribué en Inde ?
Il s’agira d’une sortie commerciale importante comme on en réserve aux productions de Bollywood, même si je n’en fais pas partie. J’ai d’ailleurs réalisé deux versions du film : une internationale en anglais qui sera exploitée dans les grandes villes indiennes et une autre qui a été intégralement doublée en hindi. Le film a été acheté par un gros distributeur qui va l’accompagner d’une campagne marketing importante. Un concours est même organisé qui permettra à quatre couples de se voir offrir leur mariage, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de l’Inde.

Bande annonce de Salaam Bombay ! (1987)

Quelle position occupez-vous au sein du cinéma indien ?
Ma réputation en Inde change à peu près tous les ans [rires]. Il y a un proverbe soufi qui dit que « toutes les choses sont destinées à passer ». J’y crois sans pour autant le prendre au pied de la lettre. J’ai connu la célébrité et la disgrâce, la controverse et aujourd’hui la gloire nationale. Le premier ministre et le président m’ont téléphoné pour me féliciter. Ça me rend heureux et ça m’amuse : ça va, ça vient… Ce qui m’a beaucoup émue, c’est qu’à mon retour de Venise, j’ai relevé trois cents emails dont une bonne moitié en provenance d’Inde. De grands réalisateurs m’avaient écrit : Mrinal Sen, Shyam Benegal et d’autres gens que j’admirais mais que je n’avais pour la plupart jamais rencontrés. Je suis particulièrement heureuse d’avoir obtenu un Lion d’or pour Le mariage des moussons, car c’est pour moi la quintessence du cinéma indien. Tout y est authentique.

Pourtant Sabrina Dhawan et vous-même passez l’essentiel de votre temps hors d’Inde ?
Nous admirons toutes les deux les productions de Bollywood. Personnellement, je suis plus émotionnelle que sentimentale. J’aime les mélodrames, le merveilleux, mais je me méfie des excès. Pour moi, chaque chose doit avoir sa nécessité, mais il est très difficile de créer la magie. Or Le mariage des moussons y parvient comme par miracle.

Comment avez-vous choisi les différents types de musique qui accompagnent le film ?
Il s’agit de choix très personnels qui émanent de diverses sources. La chanson qui est supposée passer à la radio lorsque Alice tombe sur Dubey est typique du style Bollywood en vigueur dans les années soixante-dix. Elle évoque la mousson et son influence sur les êtres. C’est mon mari qui me l’a conseillée. Je l’ai introduite au début du montage. Ma nièce qui est au lycée à New Delhi m’en a indiqué une autre sur laquelle ses camarades et elle avaient l’habitude de danser. Pendant le tournage, on n’a utilisé que les morceaux qui étaient liés à une chorégraphie en particulier.

Pourquoi avez-vous fait appel au Canadien Mychael Danna pour composer la musique originale plutôt qu’à un musicien indien ?
Mychael avait déjà composé la musique de Kama Soutra, mais depuis il est devenu très connu et, compte tenu du budget limité dont je disposais, je ne me faisais pas beaucoup d’illusion sur sa participation. Je lui ai envoyé une copie du premier montage et il m’a appelé pour me dire combien il aimait le film et voulait en composer la musique. Il nous a accompagnés en Inde lorsque nous sommes allés y re-tourner les plans inutilisables, il y a recruté des musiciens et a écrit plusieurs morceaux, mais ce n’est que lors de l’enregistrement à Toronto que j’ai découvert ce qu’il avait composé. Il a notamment eu cette idée lumineuse qui consistait à faire appel à un orchestre de mariage pour interpréter la musique du générique.

On pense parfois à certains morceaux qu’on entend dans les films d’Emir Kusturica…
C’est sans doute parce que la musique tzigane trouve ses lointaines origines dans la région du Penjab et que Kusturica met souvent en scène des mariages dans ses films. D’ailleurs, quand je vois ses films, j’en comprends la moitié sans avoir besoin de lire les sous-titres.

En quoi un mariage est-il une situation propice à dresser le portrait d’une communauté ?
Ce qui m’intéressait avant tout, c’était les préparatifs de la cérémonie et ces gens qui viennent de partout pour l’occasion. En Inde, un mariage permet de prouver aux autres qui on est vraiment. Sabrina et moi pensions en outre qu’il y avait là matière à parler de la famille. Je tenais pour ma part à montrer la coexistence de deux classes sociales, ce qui constitue une particularité inhérente à la société indienne. Personnellement, j’ai grandi entourée de cuisiniers, de femmes de chambre, de chauffeurs et je côtoyais leurs enfants. Or je me suis toujours demandée quelle place occupait l’amour dans leur vie. Notre intention était aussi de dresser le portrait de cette nouvelle classe moyenne qui est en train d’émerger en Inde, à travers le personnage de Dubey qui est passé du statut de régisseur à celui de maître de cérémonie et affiche des signes extérieurs comme son téléphone portable ou son pager. Nous voulions aussi livrer une méditation sur l’amour et ses multiples aspects, y compris les moins recommandables.

À travers le personnage de l’oncle, vous abordez un sujet tabou dont il est beaucoup question en Europe, ces temps-ci : l’inceste. Pourquoi ?
C’est venu de Sabrina et nous avons discuté de ce sujet pendant longtemps car nous nous demandions si le film réussirait à trouver son équilibre. On a donc essayé d’écrire une version du scénario qui gommait cet aspect, mais il manquait alors un élément fédérateur, hormis sa joie. Et puis, j’ai remarqué que chaque fois que je discutais avec un acteur, il me racontait spontanément des histoires de son enfance dans lesquelles il était souvent question de mauvais traitements. C’est un sujet dont personne ne parle mais qui joue un rôle fondamental dans la constitution de notre identité et de notre catharsis. Cet aspect du film m’a d’ailleurs valu des réactions étonnantes de la part de certains spectateurs.

Le mariage des moussons (2001) © Océan Films

Comment faut-il interpréter la photo de famille qui immortalise le mariage ?
C’est de l’ironie. En Inde, la famille vient en premier. Elle représente pratiquement une communauté à elle seule. Avec elle, on a tout son monde autour de soi. Ce film lui rend hommage, même si ce n’était pas forcément prémédité au départ.

Y a-t-il un personnage du Mariage des moussons dont vous vous sentiez particulièrement proche ?
Sabrina s’est personnellement investie dans le personnage de Ria, la cousine célibataire intellectuelle et émancipée. Moi, ce serait plutôt Pimmi, l’épouse. C’est elle que je comprends la mieux, même si je suis un peu plus jeune qu’elle.

Quel est celui de vos films que vous préférez ?
C’est difficile à dire, mais je crois que c’est Le mariage des moussons, parce que quand je le regarde, sans me flatter, je me sens complètement sûre de moi. Une bonne partie de son intérêt vient de l’énergie qui s’en dégage. Mais pour atteindre un tel rythme, il a fallu beaucoup de discipline et de préparation, de la part des interprètes, des techniciens et de ma scénariste. Tout le monde s’est investi à cent pour cent dans ce projet et ça se voit à l’écran davantage que quiconque aurait pu l’imaginer.

Comment est née cette énergie ?
Ce tournage s’est révélé très harmonieux. Avec le temps, je crois de plus en plus à la nécessité d’éviter les tensions. La découverte du yoga Iyengar, il y a trois ans, m’a donné personnellement davantage de sagesse. Pendant les six semaines qu’a duré cette expérience, les gens de l’équipe qui le souhaitaient pouvaient se détendre en faisant chaque jour quelques mouvements de yoga une heure et demie avant le début du tournage, sous la direction d’une monitrice venue de Bombay qui est restée avec nous en permanence. C’est le premier film sur lequel je pratique cette méthode. Le yoga Iyengar m’a permis d’être extrêmement concentrée en permanence sur ce que je fais, tout en conservant un certain degré de détachement. Il se trouve en outre que j’ai découvert que mon acteur principal Nasurredin Shah pratiquait aussi cette forme de yoga classique qui a la particularité de reposer sur la rigueur et de ne pas être snob. On y prend des positions et on les garde pendant plusieurs minutes. C’est une école de discipline et de résistance qui se passe des mots. J’ai d’ailleurs renouvelé cette expérience avec le même succès sur mon film suivant, dans le New Jersey, cette fois.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en juin 1991




Villes
« J’ai passé ma jeunesse à Calcutta et plus de vingt-cinq ans à New York. Ce sont ces villes qui m’ont aidé à découvrir le monde, donc elles signifient beaucoup pour moi. Au point que j’ai l’impression que je pourrais les filmer comme une mégalopole unique, tant elles possèdent de points communs, qu’il s’agisse des ponts, des fleuves ou même de l’énergie qui s’en dégage. C’est l’une des clés d’Un nom pour un autre. »

Climat
« Personnellement, quand j’ai débarqué à New York, il m’a fallu trois ans avant de m’habiller chaudement en hiver et je suis toujours incapable de mettre des chaussettes. Heureusement que j’aime les bottes fourrées ! Quand on réalise un film qui se déroule sur une période de trente ans, chaque détail a son importance. J’ai essayé d’imaginer ce que ça représente de quitter trente-cinq personnes dans un aéroport et de se réveiller en plein hiver dans un appartement new-yorkais mal chauffé. Dans le livre, l’auteur prend des pages et des pages pour décrire cette situation. Moi, je ne disposais que de trois minutes et demie. Le choix de l’image juste était donc crucial. La première fois que j’ai vu de la neige, je ne savais pas comment réagir. Je peux donc très facilement comprendre cette sensation. De même, quand je suis arrivée à New York, la moitié des gens me prenaient pour une Mexicaine, parfois même pour une Italienne… bronzée [rires]. »

Racines
« Aujourd’hui je me sens totalement new-yorkaise, parce que c’est cette ville qui m’a appris à voir le monde et à le traduire en images, tout en me donnant confiance en moi. À New York, d’un coup, tout semble possible. Mais j’éprouve aussi le besoin de me resourcer ailleurs trois ou quatre mois par an, que ce soit en Inde ou en Ouganda. Mon mari est originaire de Kampala, mais il est professeur de sciences politiques à l’université de Columbia où j’anime moi-même un séminaire sur le cinéma une fois par an. J’interviens également tous les étés au Maisha de Kampala, une école de cinéma réservée aux étudiants d’Afrique orientale. C’est seulement à ce prix que je supporte New York. »

Bande annonce d’Un nom pour un autre (2006)

Identité
« Par exemple, personnellement, je suis allergique à certains travers de l’American Way of Life. La célébration même de la fête nationale du 4 juillet me déprime. J’ai été mariée pendant douze ans à un Américain et je me rappelle la brusque floraison des drapeaux américains aux fenêtres et la préparation mécanique des hot-dogs. D’un coup, je me demandais ce que je faisais là, qui j’étais, mais je suivais le mouvement comme les autres, sans me poser de questions. Je crois que c’est très exactement cette impression que ressent le personnage de Gogol. »

Mariage
« En Inde, les mariages arrangés sont encore monnaie courante et ils marchent plus souvent qu’on ne le pense. Un jour, à dix-huit ans, ma mère m’a annoncé qu’une famille fortunée s’intéressait à moi pour l’un de ses fils. Alors je n’ai fait ni une ni deux : j’ai emprunté des jupes gitanes excentriques à des copines, j’ai pris mes deux frères aînés chacun par un bras et je suis allée rendre visite à mon futur beau-père à qui j’ai déclaré : “ Je vous présente mes deux petits amis. Je ne sais pas avec lequel je vais coucher ce soir. ” Il m’a remerciée et c’est ainsi que j’ai mis un terme à tout espoir de convoler un jour avec un riche héritier. » [rires].

Bollywood
« La situation du cinéma indien me semble plus favorable aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a vingt ans. Quand Salaam Bombay ! est sorti en Inde, en 1987, le pays n’était équipé que de salles gigantesques dans lesquelles étaient programmées les superproductions de Bollywood. C’est donc dans ces conditions incroyables que mon film, qui représentait un cinéma alternatif, est resté à l’affiche des plus grandes villes du pays pendant vingt-sept semaines… dans des salles de quinze cents places. Aujourd’hui l’offre s’est diversifiée grâce à l’implantation de réseaux qui répondent mieux à l’attente du public et permettent une diversification de l’offre qui lui est proposée. »
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en septembre 2006


Bande annonce de L’intégriste malgré lui (2012)

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