Né en 1953, Jean-Pierre Jeunet est un pur autodidacte qui a débuté en tandem avec Marc Caro. Ils ont signé ensemble les courts métrages L’évasion (1978) et Le bunker de la dernière rafale (1981), puis les longs Delicatessen (1991), qui lui a valu deux César, et La cité des enfants perdus (1995). Jeunet a par ailleurs réalisé tout seul les courts Le manège (1980), César du meilleur court métrage d’animation, Pas de repos pour Billy Brakko (1984) et Foutaises (1989), triplement primé au festival de Clermont-Ferrand et César du meilleur court métrage de fiction, ainsi que les longs Alien, la résurrection (1997), Un long dimanche de fiançailles (2004), Micmacs à tire-larigot (2009), L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet (2013) et le téléfilm américain Casanova (2015). Le scénario du Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001) lui a valu un Bafta et une nomination à l'Oscar, partagés avec Guillaume Laurant, le film lui ayant par ailleurs rapporté deux César, un Goya et l’European Film Award du meilleur réalisateur à titre personnel.
Comment
est né Le fabuleux destin d’Amélie
Poulain ?
Jean-Pierre Jeunet Ce film est né de plein de notes que
j’avais prises depuis l’enfance et l’adolescence. Tout ce qui est dans le film
m’est arrivé. À part quelques idées qui viennent de mon co-scénariste,
Guillaume Laurant. La poche pleine de billes qui craque à la récré, je l’ai
vue ; le poisson rouge suicidaire, j’en ai eu un qu’on a remis dans un
parc. Déjà avant Alien, la résurrection,
j’avais essayé de regrouper toutes ces notes pour en faire un scénario, mais
c’était très dur parce que j’avais un peu l’impression à un moment que c’était
cinq ou six sujets de films différents et pas un seul. Quand je suis revenu des
Etats-Unis, je m’y suis remis et, comme ça avait macéré pendant deux ans, un
jour c’est tombé comme un fruit mûr. Dès lors il était évident que le sujet
central, c’était cette fille.
Cette fille, Amélie Poulain, est-elle
inspirée de quelqu’un que vous avez connu ?
Pas du tout. Amélie
n’est que le dénominateur commun de toutes ces idées. À partir de là, j’ai
éprouvé une facilité et un bonheur incroyables à écrire, à tourner et à monter.
Reste à savoir si c’était bon ou mauvais signe [rires].
Chaque image semble avoir été composée
avec un soin extrême, mais vous ne attardez jamais. Comment avez-vous réussi
cette prouesse ?
Quand on tient un
truc et qu’on s’attarde dessus, c’est généralement mauvais signe. Je trouve
bien de faire un pied-de-nez et de passer à autre chose, de passer de la
gravité à l’humour par des pirouettes.
Qu’est-ce qui est écrit et qu’est-ce qui
arrive au tournage ?
Moi, je suis du genre
laborieux, à tout penser, à tout réécrire cinquante fois et à tout prévoir à
l’avance. Ensuite je fais un brouillon puis un story-board, je répète les
scènes sur le plateau le dimanche avec mon caméscope. Ce qui n’empêche pas que,
de temps en temps, un acteur propose quelque chose. Par exemple, sur le papier,
le couple joué par Dominique Pinon et Isabelle Nanty était ce qu’il y avait de
plus faible. À l’arrivée, cette histoire d’amour provoquée par elle marche
plutôt bien grâce aux acteurs qui ont été formidables. Grosso modo, le film est
très fidèle au story-board. Tout était déjà écrit.
Sachant aussi précisément à l’avance à
quoi ressemblera votre film, sur quoi vous concentrez-vous plus particulièrement au moment du
tournage ?
Il y a tellement de
choses à regarder, qu’il s’agisse des acteurs, du cadre et de l’ensemble de la
cinématographie. C’est tellement complexe que j’ai les sourcils froncés pendant
toute la journée et que, le vendredi soir, je tombe raide, tellement c’est
épuisant. Il faut penser et repenser continuellement. C’est une couche de
vernis et une couche de ponçage sans arrêt. Deux ans après, on est encore en
train d’étalonner et l’on remet encore des choses en question. Au mixage, c’est
pareil : on refait chaque détail, chaque son. Je suis un perfectionniste
et ce que j’aime par-dessus tout, c’est faire. J’ai découvert avec ce film à
quel point j’aime faire. Ce qui se passe après m’intéresse moins. J’ai très
envie qu’il marche, bien sûr, mais ce qui me plaît, c’est la fabrication à tous
ses stades. J’aurais tendance à dire que c’est l’écriture qui me fait le plus
souffrir mais pour ce film-là.
Peut-on dire que Le fabuleux destin d’Amélie Poulain soit l’aboutissement d’un rêve de gosse ?
Ce qui est certain, c’est que ce
film a beaucoup trait à l’enfance. Quand on a filmé la scène où les deux amoureux
se retrouvent, au tout début du tournage, c’était délicat parce qu’ils ne se
connaissaient pas et ne s’étaient vus que la veille. Alors je me souviens que
la seule chose que j’ai faite a été de découper un poème de Prévert que j’ai
mis dans une enveloppe et que j’ai donné à Audrey [Tautou] en lui demandant de le lire.
Il y a à la fois un côté inventaire de
Prévert, chasse au trésor et jeu de marelle dans le film. Comment avez-vous
ordonné toutes ces idées ?
C’est venu assez
naturellement. Par exemple, l’histoire de cette collection incroyable de
Photomaton existe. C’est Michel Folco, un ami écrivain, qui a ramassé toutes
les photos déchirées et abîmées et les a réunis dans un cahier. L’histoire du
nain de jardin est née d’une rumeur qui court et qu’on a tous entendue. Tout ce
qui a trait aux jeux de piste et aux collections me fascine. Je collectionne
les collections. Quant aux « j’aime, j’aime pas », ces petits
plaisirs de la vie dont je me sers pour définir les personnages, j’avais fait
un court métrage en 1981 qui s’intitulait Foutaises
et fonctionnait sur ce principe. C’est mon ami Jean-Jacques Zilbermann [le réalisateur de “L’homme est une femme
comme les autres”] qui m’a soufflé l’idée de reprendre ce principe. Quant
aux jeux de piste, comme Amélie est une fille qui déborde d’imagination, elle
emploie ce système-là pour séduire. Or quand j’ai demandé à Mathieu [Kassovitz], ce qu’il penserait d’une
fille qui ferait ça, il m’a répondu qu’il en tomberait instantanément amoureux.
Il faut aussi préciser qu’Amélie est très
timide et que ces subterfuges lui servent de défense…
Quelque part, c’est
aussi une métaphore de ma façon d’aborder le cinéma. Je n’ai jamais été très
direct et j’ai beaucoup de pudeur mais je suis souvent gêné personnellement par
les films qui revendiquent leur impudeur. C’est pourquoi je préfère La leçon de piano de Jane Campion à Dancer in the Dark de Lars von Trier.
Comment est né le personnage de Dufayel,
cet homme de verre qui vit cloîtré chez lui et peint indéfiniment le même
tableau ?
C’est une idée de
Guillaume Laurant. Ça nous amusait bien de parler de l’histoire à travers les
personnages d’un tableau. Aussi dure soit-elle, cette maladie, dont souffre
d’ailleurs aussi le héros d’Incassable,
a quelque chose de poétique et de symbolique. De même que le fait qu’Amélie
écrive à l’envers le menu du bistrot dans lequel elle est serveuse, par
exemple. Ça crée la surprise, c’est ludique et j’adore ça.
Pourquoi le film comprend-t-il autant de commentaires
en voix off ?
J’adore les voix off.
Ça a un côté « tout cela n’est pas vrai, mais on va vous raconter une
histoire ». Pour Le fabuleux destin d’Amélie Poulain,
l’idée de départ était de faire appel à un monsieur nommé Jacques Thiébault
qui prêtait sa voix à la version française des Incorruptibles.
Mais aujourd’hui, il a soixante-douze ou soixante-treize ans et ça s’entend un
peu. Donc on a beaucoup cherché par qui le remplacer et c’est André Dussollier
qui s’est imposé par le ton de sa voix.
Pour quelle raison le film s’ouvre-t-il
sur une succession de faits anodins ?
C’est la théorie du
chaos. Michel Houellebecq, que je ne connaissais pas et dont j’ai découvert Les particules élémentaires après avoir
écrit le scénario, joue aussi avec ça. Il se passe en effet des choses
scientifiques dans le monde, mais sont-elles vraiment gratuites ?
À un autre moment du film, Amélie se
demande aussi combien de femmes connaissent l’orgasme au même moment à Paris.
D’où vous vient cette poésie ludique ?
Ça, c’est le genre de question absurde
que j’adore me poser. Les gens qui boivent un verre d’eau au même moment, ça
représenterait quoi ? Une cuvette ? Une citerne ? Un
wagon ? Je me suis très rapidement réfugié dans l’imaginaire et je me suis
toujours posé de genre de questions absurdes. L’imaginaire surdéveloppé
d’Amélie, c’est le mien. L’idée du souffleur de rues qui souffle leurs
répliques aux gens qui sont timides, c’est pareil. C’est de l’ordre du
fantasme, mais ça touche chacun parce qu’à un moment de notre vie, on a tous eu
un peu ce genre d’idées. Or il y en a qui resteront toujours de grands enfants
et tant mieux pour eux.
Comment avez-vous réussi à canaliser toutes ces
idées ?
Une fois qu’on a su
qu’on raconterait l’histoire d’une fille qui changeait la vie des autres, tout
s’est mis en place comme un puzzle qu’on aurait laissé tomber et qu’on
filmerait à l’envers pour que toutes les pièces se remettent en place
naturellement.
De quelle façon avez-vous résolu les
problèmes purement techniques posés par votre scénario ?
Après mon expérience
à Hollywood, qui s’est avérée forcément violente et difficile, je suis blindé
et je peux tout faire. Mais sur Le fabuleux destin d’Amélie Poulain,
je n’ai eu à me battre contre personne et je n’ai jamais eu autant de liberté.
La technique, je la connais bien. Je viens de l’animation donc j’adore jouer
avec chaque élément du film et s’il y a des choses nouvelles qu’on puisse
expérimenter, je suis toujours partant.
Vous est-il arrivé d’avoir des idées qui
s’avéraient irréalisables sur le plan technique ?
Je sais ce qu’on peut
faire et ne pas faire, donc c’est moi qui m’interdit souvent des choses au
départ. Je me souviens toutefois de l’impression que j’ai éprouvée quand j’ai
écrit dans le scénario de La cité des
enfants perdus : « Le bateau défonce le ponton. »
Bande annonce américain de La cité des enfants perdus (1995)
Avez-vous sacrifié beaucoup de choses entre
le scénario et le montage final ?
Rien ! J’ai
vraiment le sens de l’économie et je ne tourne que ce qui est utile. Alors
quand j’entends parler de metteurs en scène qui tournent trois heures et en
rejettent une au montage, je pense que ce sont des feignants qui ne travaillent
pas assez avant, car sinon ils économiseraient à la fois de l’énergie, du temps et de l’argent.
Comment s’est déroulé le casting ?
Moi, j’ai toujours
une idée assez précise des acteurs et je suis présent au casting, ce qui est paraît-il
le cas de peu de metteurs en scène. Je vois passer tout le monde jusqu’aux
petits rôles et même aux gens qui ne disent rien. C’est l’école de la pub.
Certains étaient déjà là, comme Rufus dans le rôle du père, d’autres ont été
plus difficiles à trouver.
Qu’est-ce qui vous a incité à confier le
rôle d’Amélie à Audrey Tautou ?
Au départ, j’avais
pensé à l’actrice anglaise Emily Watson. C’est d’ailleurs pour ça que le
personnage s’appelle Amélie. On a fait des essais en français puis en anglais,
et puis, finalement, elle m’a laissé tomber pour des raisons personnelles. Je
n’ai vu que deux comédiennes dont Audrey Tautou et j’ai remercié Emily Watson
de m’avoir fait faux bond [rires],
parce que j’ai découvert une petite actrice de vingt-trois ans qui a le sens du
rôle de composition, ce qui paraît évident pour les Américains mais pas pour
les Français. La plupart des jeunes savent être ce qu’elles sont dans la vie,
mais dès qu’il s’agit d’aller vers l’imagination, il y en a très peu. Dès les
essais, Audrey était merveilleuse. Elle est extrêmement précise, elle a un sens
de la cinématographie comme je n’en ai jamais vu et si les machinistes ont un
problème de travelling, elle est capable d’arranger le coup. Et puis, elle a un
sens du timing extraordinaire par rapport à la scène, à la caméra et au
mouvement. Si elle était footballeuse, elle marquerait tous les buts de la tête
sans problème !
Pourquoi avez-vous choisi Mathieu
Kassovitz ?
Je l’adore. Il a un
charisme incroyable. Je me souviens des vibrations qu’il y avait à Cannes lors
de la projection d’Un héros très discret, dès qu’il disait un mot. J’avais
vraiment envie de travailler avec lui et il se trouve que nous avons une estime
réciproque en tant que réalisateurs. Comme acteur, c’est un grigou. Pendant les
répétitions, il fait semblant d’être mauvais et se garde pour la prise. Mais
dès qu’on tourne, il est parfait, et aux rushes il est deux fois meilleur. Je
n’ai jamais vu un acteur qui soit adoré à ce point par la caméra.
Comment s’est opérée la scission du
tandem Caro-Jeunet ?
Après avoir travaillé
en commun, on avait tous les deux envie d’aller vers des choses plus
personnelles et d’avoir plus de liberté. Quand on travaille avec quelqu’un, si
l’on n’est pas frères comme les Coen, ça veut dire qu’on utilise un univers qui
est commun mais que chacun met de côté des choses dont il sait qu’elles ne
plairont pas à l’autre. Par exemple, je peux vous dire que l’histoire d’amour
entre Audrey et Mathieu, Caro n’en aurait jamais voulu. Quand on travaillait à
deux, Caro assumait la direction artistique et la supervision du look. En me
contactant pour Alien, la résurrection,
les Américains s’intéressaient davantage au scénariste et au metteur en scène.
Je leur ai parlé de Caro qui est même venu faire quelques gribouillis, mais lui
n’aurait jamais pu faire les compromis qu’exigent les studios. Il est trop
intègre. Moi, je suis allé à l’école de la pub, donc j’en ai été capable.
Bande annonce d’Alien, la résurrection (1997)
Qu’avez-vous appris de votre association
avec Marc Caro ?
J’ai appris de lui
l’exigence artistique sur le moindre détail, mais je lâche plus de lest et
parfois je sais que c’est aussi profitable au film. On s’est apporté beaucoup
tous les deux.
Le
fabuleux destin d’Amélie Poulain ressemble parfois à une
mosaïque. Or on a parfois l’impression que certaines scènes pourraient être
interverties…
Ce n’est qu’une
impression ! Au montage,
on n’a pas eu trop de surprises. Il n’y a eu qu’un ou deux déplacements qui
sont apparus au cours de deux projections test où j’ai proposé aux gens de
répondre à un questionnaire, comme ça se pratique systématiquement aux
Etats-Unis. J’ai écouté le public sans pour autant me mettre dans la situation
d’obéir à ses désirs.
Quelles sont les influences
cinématographiques que vous revendiquez ?
Je n’ai pas de
cinéaste de référence mais plutôt des films de chevet, qu’il s’agisse de La nuit du chasseur ou de Citizen Kane. Les grands films de mon
enfance, c’est Il était une fois dans
l’Ouest et Orange mécanique. Si
je ne devais garder qu’un cinéaste, peut-être le plus grand de tous qui est en
train de se faire oublier en ce moment, ce serait Fellini.
L’enfance est un thème qui semble vous
tenir particulièrement à cœur. Y a-t-il un conte de fées que vous aimeriez porter
à l’écran ?
La cité des enfants perdus était quand même un peu destiné au jeune
public mais ça a été un peu oublié. On l’avait conçu comme un conte de
Perrault.
Après
la parenthèse hollywoodienne d’Alien
résurrection, Amélie ressemble à une grande bolée d’air parisien.
Pourquoi ?
C’est un besoin qui
m’est venu assez naturellement après avoir passé vingt mois à Los Angeles.
C’est une grande ville formidable par son beau temps et ses palmiers, mais
extrêmement déprimante par son manque d’âme et le fait qu’on ne croise jamais
personne. Un jour, j’ai vu Chacun cherche
son chat là-bas. J’avais la larme à l’œil et quand je suis revenu, j’ai
redécouvert Paris avec la fraîcheur de l’adolescent qui débarque de sa
province. J’ai donc fait ce film avec beaucoup d’amour pour cette ville et on
s’est vraiment employé à rendre un Paris idéal, presque de carte postale, en
enlevant tous les tags, en changeant les affiches, en dominant toutes les
couleurs voire en modifiant les ciels quand ils étaient moches. C’est le Paris
qu’aime aussi Jacques Tardi : ce mélange des ponts du métro aérien et du
Montmartre un peu cliché. Quand je suis rentré des Etats-Unis, j’ai
immédiatement déménagé pour m’installer à deux cents mètres du Café des Deux
Moulins où se déroule le film. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal à les
convaincre d’y tourner car ils avaient eu une expérience malheureuse.
Quelle est l’étape de
confection d’un film que vous préférez ?
Je voudrais que ça ne
se termine jamais. J’ai appris beaucoup en revoyant mes vieux films et j’ai
amélioré les nouveaux en conséquence. J’ai même pris des notes et je m’étais
même assigné les dix commandements que j’avais intégrés dans mon story-board [rires].
Propos
recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
février 2001
Bande annonce du téléfilm américain Casanova (2015)
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