Accéder au contenu principal

Cristian Mungiu : Paysage après la bataille

Cristian Mungiu © Le Pacte

Palme d'or au Festival de Cannes 2007 pour 4 mois, 3 semaines et 2 jours, Cristian Mungiu est considéré depuis son deuxième film (après L’Occident, en 2002) comme le chef de file du jeune cinéma roumain. A travers une histoire d’avortement ordinaire au temps de la dictature de Ceausescu, il y évoque une société totalitaire au quotidien et dresse deux magnifiques portraits de femmes, en s’appuyant sur des plans séquences au service de ses interprètes et d'un dialogue très nourri. Depuis ce coup de maître, Mungiu a initié un film à sketches qui réunit la fine fleur des cinéastes roumains, Contes de l’âge d’or (2009), et enchaîné avec Au-delà des collines (2012), qui met également en scène deux femmes, confrontées cette fois à un cas de possession inspiré d’événements authentiques. Dans ce film âpre tourné en plans-séquences, le chef de file du cinéma roumain s’inspire d’un cas d’exorcisme survenu en 2005 dans un monastère orthodoxe pour nous inviter à une réflexion plus profonde sur la foi, le prosélytisme et la place de la religion dans le monde d’aujourd’hui. Il raconte ici la genèse de ses deux films les plus célèbres


Dans quelles conditions a été tourné 4 mois, 3 semaines et 2 jours ?
Au printemps 2006, je n’avais même pas encore eu l’idée de ce projet. J’avais écrit un autre scénario intitulé Contes de l’âge d’or dont j’avais déjà réussi à trouver le financement. J’avais commencé à rechercher des acteurs et à leur donner à lire mon scénario. Un jeune comédien, après l’avoir lu, m’a fait part des regrets qu’il avait de ne pas avoir vécu à la période communiste : de ce qu’il en avait découvert dans le scénario, on devait bien s’y amuser. Ça m’a préoccupé. Le communisme, dans mon souvenir, n’avait rien de particulièrement amusant. J’ai donc pris la décision de contre-balancer le ton de Contes de l’âge d’or avec quelque chose d’autre. Ainsi, d’une certaine façon, je savais précisément quel genre de film je voulais faire avant même de savoir ce que j’allais raconter. J’ai commencé à écrire tous les jours, à prendre des notes, à collecter des histoires du passé et ainsi de suite. Quand je suis en train d’écrire, tout ce qui arrive autour de moi prend une signification différente : je suis comme une éponge qui absorbe des indices à propos de ma future histoire. Un jour, au cours d’une conversation ordinaire, quelqu’un m’a rappelé une histoire vraie qui m’est arrivée lorsque j’avais une vingtaine d’années. J’ai immédiatement compris que ce serait cette histoire que raconterait mon film car elle contenait tout ce dont j’avais besoin : elle est encore douloureuse quinze ans après qu’on me l’ait racontée, son sujet me tient particulièrement à cœur et on peut la raconter en respectant un mode de narration classique, scène après scène, dans un flux continu qui s’attache à une journée de la vie de ses protagonistes. Une fois cette décision prise, tout s’est précipité. J’ai décidé que cette histoire constituerait le thème de mon deuxième film en tant qu’auteur.  J’ai commencé à écrire en juin et en août le scénario était déjà traduit en anglais. J’ai déposé une demande auprès du Fonds Hubert Bals pour l’aide au développement. En septembre je me suis dit que ce serait une bonne chose que le film puisse être prêt pour la prochaine édition du Festival de Cannes. Nous n’avions alors pas le moindre financement. J’ai exposé mon plan à mes partenaires de la société Mobra Film : tourner deux longs métrages en l’espace de six mois et les diffuser comme les chapitres d’une série. Nous ne disposions alors que de quoi financer la moitié d’un de ces projets. Comme vous devez l’imaginer, ça ne les réjouissait pas. Toutefois ils ont décrété qu’à partir du moment où j’en assumais la responsabilité, j’étais seul maître à bord. En octobre le Fonds Hubert Bals m’a donné de quoi tourner 4 mois, 3 semaines et 2 jours. Le premier projet était donc financé. Plus que l’argent en tant que tel, c’était surtout le signe que j’étais sur la bonne piste, ce qui était crucial à mes yeux. J’ai procédé à un rapide passage en revue des ressources de financement qui m’étaient offertes en Europe et j’ai réalisé qu’il était totalement irréaliste de tabler sur des investissements étrangers. Il me faudrait des mois pour obtenir une réponse et je tenais à commencer à tourner quelques semaines plus tard. J’ai très vite réalisé que je ne pouvais compter que sur ma capacité personnelle à collecter des fonds locaux. Nous avons recruté une équipe et avons entrepris de préparer les deux sujets à la fois pour réduire les coûts, dans la mesure où les deux films se déroulaient à la même époque. Le Centre national du cinéma roumain a décidé à la dernière minute d’organiser un concours de scénarios au mois de novembre. Nous y avons participé et, en décembre, nous avons appris que nous avions réuni le budget nécessaire. J’ai réécrit le scénario, procédé au casting, effectué les repérages et contacté les investisseurs pour les deux projets en même temps. On a travaillé comme des fous. Grâce à la compréhension de l’équipe, nous n’avons interrompu le tournage que quatre jours au moment de Noël et trois autres pour le jour de l’an. Ne me demandez pas comment mais nous y sommes arrivés. Je pourrais d’ailleurs écrire un livre entier à ce sujet. Nous avons réussi à trouver le financement et à tourner deux films en l’espace de six mois. Le premier de ces films, 4 mois, 3 semaines et 2 jours, a finalement été achevé à temps pour pouvoir être présenté aux sélectionneurs du Festival de Cannes. En raison de la précipitation, on n’a pas eu le temps de retoucher au script avant le tournage. J’ai donc procédé à la réécriture au fur et à mesure. J’ai commencé à tourner à partir de la troisième version et j’ai terminé avec la quinzième ! Je n’ai toutefois pas le moindre doute sur le fait que tout ce que j’ai changé au fur et à mesure a contribué à rendre le film meilleur qu’il n’aurait pu être. Mon chef opérateur et moi avons l’habitude d’être producteurs de nos films. Nous sommes très pondérés et très prudents avant de commencer le tournage, mais une fois que la machine est en marche, toutes nos décisions ne font que contribuer à améliorer le résultat final. Comme ça se produit chaque fois que nous sommes en train de tourner, nous avons décidé de sacrifier nos salaires et de mettre tout en œuvre pour que le film soit aussi bon que possible. Nous avons dépassé le budget prévu, nous avons utilisé plus de pellicule que prévu et nous sommes restés sur les lieux de tournage le temps nécessaire pour obtenir le résultat escompté.

Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée ?
C’est difficile à dire, compte tenu de la façon dont nous avons à bien ce projet. Nous avons passé une année à prendre des décisions les unes après les autres, mais si je regarde en arrière, je ne changerais pas grand-chose : nos choix principaux se sont avérés les bons. Nous avons été confrontés à toutes sortes de problèmes : il nous a fallu reconstituer cette période sombre et crépusculaire au sein même d’une Bucarest envahie par les voitures, les panneaux publicitaires colorés, les caissons de climatisation, etc. Le film comprend un plan par scène, certains durant plus de cinq minutes. La moindre erreur et la prise se retrouvait à la poubelle. Mais, pour moi, traditionnellement, en tant que réalisateur, le moment le plus délicat vient une fois que j’ai expliqué tout dans les moindres détails à chacun de mes collaborateurs. Au bout de la quatrième ou de la cinquième prise, chacun sait très exactement ce qu’il a à faire, mais pour les plans les plus longs, il faut beaucoup de temps pour parvenir au résultat escompté. C’est le moment le plus difficile : quand on ne peut plus rien faire pour améliorer la prise, on doit se contenter de regarder son moniteur en espérant parvenir au résultat espéré.

Quelle conception vous faites-vous de votre métier ?
Je n’aime pas être mon propre producteur, mais je ne pourrais trouver personne d’autre qui soit capable de s’impliquer autant que moi dans mes projets. Je me considère avant tout comme un auteur réalisateur, mais depuis que je me suis retrouvé dans l’obligation de devenir également producteur, je me consacre à cette tâche en y mettant tous mes efforts. Je suis quelqu’un de calme et je ne crie jamais quand je travaille, ce qui signifie que je suis un réalisateur et un producteur qui ne s’énerve jamais, quoi qu’il arrive et que j’entends bien qu’il en soit de même de tout le monde sur le plateau. Je suis également quelqu’un de mesuré et je veille à protéger les acteurs pendant le tournage : ce sont eux qui font le travail le plus difficile et s’ils ont besoin de se concentrer avant une scène particulièrement exigeante sur le plan émotionnel, j’insiste pour que le reste de l’équipe parle à voix basse.

Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le plus à cœur ?
L’écriture est le plus difficile, ou peut-être pas l’écriture proprement dite mais le moment où l’on décide ce qu’on va écrire. Le tournage est exténuant parce que je continue à tourner jusqu’à ce que je parvienne enfin au résultat dont je considère qu’il est le plus conforme à ma conception initiale du film. Je travaille avec les acteurs jusqu’à ce qu’ils arrivent à dire leur texte comme je le souhaite, quelle que soit la longueur de la séquence et le temps nécessaire pour la tourner. Le montage constitue l’étape la plus reposante à mes yeux. Si les choses ne fonctionnent pas comme je le souhaitais, je continue à chercher sans relâche des solutions de remplacement. Mais ce que je préfère par-dessus tout est probablement le travail avec les comédiens. Je sais très précisément ce que je veux et je commence généralement par interpréter moi-même la scène en jouant tous les rôles. Si je n’arrive pas à dire une ligne de dialogue comme je le souhaite, je la modifie en conséquence. Après chaque prise, j’échange de nombreuses observations avec les acteurs. Je ne leur reproche jamais rien, mais je leur fais part de mes moindres commentaires. Parfois ils parviennent au résultat espéré au bout de quelques prises, d’autres fois ce n’est pas le cas, ce qui m’indique qu’il y a quelque chose à changer.

Bande annonce de 4 mois, 3 semaines et 2 jours

Avez-vous pensé en amont à l'édition DVD de votre film ?
Je considère que tout est inextricablement lié, du moment où je commence à écrire à l’ultime projection organisée dans le cinéma le plus paumé du bout du monde et j’essaie de faire tout mon possible pour que le projet parvienne à son terme dans les meilleures conditions qui soient. Je suis arrivé au cinéma par l’écriture et je persiste à assumer cette tâche seul, qu’il s’agisse de la rédaction du scénario proprement dit ou de l’établissement des différents contrats liés à la production, sans parler de la promotion, de l’envoi des emails de promotion, des communiqués de presse, etc. Je ne prétends pas avoir raison, mais c’est ma façon de procéder. Je n’ai coupé qu’une seule séquence du film : une scène entre Gabita et son père. Je savais dès le moment où je l’ai tournée que je pourrais la supprimer, mais je souhaitais être en mesure de différer cette décision jusqu’au moment de la post-production. La scène en tant que telle est réussie et elle en dit long sur les relations entre les parents et les enfants, autant que sur le mode d’éducation que nous avons reçu. Mais cette scène n’impliquait pas Otilia, le personnage principal du film. C’est pourquoi j’ai pris la décision de la supprimer dans un souci de cohérence scénaristique, dans la mesure où le film adopte le point de vue du personnage principal.

Quels sont vos projets ?
En premier lieu, je vais prendre un peu de repos. Cette année m’a littéralement exténué. Et puis, il faut que je passe davantage de temps avec mon fils, car les enfants grandissent vite.  Le temps est également venu pour moi d’écrire un livre, avant que je n’aie oublié tout ce dont je me rappelle encore. Et puis, il faut que je termine le film que j’ai entrepris avant celui-là. Il n’y a qu’alors que je pourrai me lancer dans un autre projet. Je préfère qu’on se souvienne de moi parce que j’aurai réalisé quelques bons films plutôt que parce que j’en ai tourné beaucoup. J’espère toutefois ne pas avoir à passer cinq ans pour faire aboutir mon prochain projet. J’ai déjà l’impression de courir après le temps.

Quelle importance accordez-vous au Festival de Cannes et qu'attendez-vous de votre présence en sélection officielle ?
Parmi la communauté du cinéma roumain, tous les réalisateurs considèrent Cannes comme L’endroit qui confirme votre valeur en tant que cinéaste aux yeux du monde. J’espère que cette sélection permettra à mon film d’être vu par beaucoup de gens originaires de nombreux pays. J’espère également que cela donnera envie aux gens de découvrir mes prochains films. Je n’ai pas la moindre intention de modifier quoi que ce soit à mes films, sauf si cela me paraît bénéfique au résultat final, pour quelque raison que ce soit et à plus forte raison pour des impératifs financiers. Je produis moi-même mes films, essentiellement parce que j’ai besoin de garder un contrôle total sur toutes les décisions artistiques qui les concernent.

Quel autre métier auriez-vous pu pratiquer si vous n’aviez pas travaillé dans le cinéma et seriez-vous prêt aujourd’hui à vous lancer dans une autre activité ?
J’ai toujours voulu être un raconteur d’histoires, mais j’ai longtemps été persuadé que je me cantonnerai à écrire. Et puis, au cours de mon adolescence, après avoir vu bon nombre de films stupides, majoritairement roumains, j’ai acquis le sentiment que je pourrais faire mieux. Mais je reste persuadé que je pourrais me lancer dans une autre activité. La chose la plus terrible qui puisse arriver à un cinéaste consiste à continuer à faire des films alors que vous n’avez plus rien à dire depuis longtemps. Si ce moment arrive un jour, je pense que je reviendrai alors à mes premières amours pour l’écriture.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand

en mai 2007


Comment a été reçu 4 mois, 3 semaines et 2 jours en Roumanie ?
À mon retour de Cannes, j'ai été accueilli en véritable héros et j'ai décidé de donner la meilleure visibilité possible au film en le distribuant moi-même. Mais comme il reste moins de cinquante salles dans tout le pays, j'ai organisé une véritable tournée de septembre à janvier en sillonnant toutes les villes importantes qui ne possèdent plus de cinémas pour le montrer au public. Il a ainsi réalisé 95 000 entrées, ce qui est mieux que des grosses productions hollywoodiennes comme Harry Potter ou Ratatouille.

Quels sont vos projets ?
La promotion de 4 mois, 3 semaines et 2 jours m'ayant accaparé pendant des mois, j'ai juste eu le temps de produire les six autres films de vingt-six minutes qui complèteront les Contes de l'âge d'or. La post-production en sera finalisée au cours de l’été 2008. Ils seront sans doute réunis sous la forme de deux long métrages intitulés respectivement Contes de l'amour et Contes du pouvoir.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en mai 2008


Bande annonce de Contes de l’âge d’or (2009)

De quelle manière avez-vous travaillé sur la transposition du fait divers dont vous vous êtes inspiré dans Au-delà des collines ?
Cristian Mungiu Le film s’inspire de deux récits romanesques écrits par Tatiana Niculescu Bran qui reconstitue avec une grande précision les événements survenus au monastère de Tanacu. Elle les relate en utilisant les véritables noms des protagonistes et en reconstituant minutieusement les faits. En lisant ces ouvrages, on apprend ce qui s’est passé, mais ni pourquoi ni comment de tels actes ont pu se dérouler. Quand j’ai écrit le scénario, j’ai décidé de n’utiliser ces livres que comme point de départ et de “fictionnaliser” les personnages, leurs biographies, leurs motivations et leur point de vue sur cette la situation. Je voulais qu’Au-delà des collines parle moins de l’obscurantisme et du fanatisme religieux que des détours subtils par lesquels se manifeste le Malin pour vous convaincre que vous agissez comme il faut. Bref, j’ai conservé certains des faits, mais je leur ai donné une signification très différente.

Quelle est la plus grande difficulté à laquelle vous ayez été confronté en traitant ce sujet ?
J’ai dû travailler avec des acteurs et des techniciens dont les convictions variaient du tout au tout, entre ceux qui étaient très croyants et ceux qui étaient des athées convaincus. Dans de nombreuses circonstances, les comédiens ont dû dire et faire des choses qui étaient en contradiction avec leur croyance personnelle. Nous avons beaucoup discuté des différences existant entre la fiction et la réalité, mais la frontière est parfois ténue, surtout quand on doit se comporter violemment. Dans cette histoire, certaines situations sont particulièrement perturbantes et ce n’était pas évident du tout pour les acteurs de les subir et d’exprimer la souffrance des personnages qu’ils incarnaient, notamment en ce qui concerne les deux filles. L’autre difficulté, c’est que cette violence ne pouvait pas être simulée ; dans les scènes violentes, elles devaient exprimer la violence, la colère, la furie, l’agressivité ou tout autre sentiment qu’impliquait la scène, ce qui était particulièrement éprouvant. Tourner sous forme de plans séquences est assez compliqué, surtout quand c’est l’intégralité du film et souvent pour de très longues scènes, parfois par une température de moins quinze, n’a pas contribué à nous faciliter la tâche. Nous avons tourné en plein hiver sur une colline dans un décor entièrement fabriqué, de façon à éviter d’avoir l’impression de tourner dans une véritable église, mais évidemment, un beau jour, la neige a commencé à tomber…

Avez-vous entrepris Au-delà des collines pour dénoncer une quelconque résurgence de l’obscurantisme ?
Non. La situation présentée dans le film est beaucoup plus compliquée que ça et, à la fin de l’histoire, il est difficile de décider si les acteurs qui ont joué -de la façon dont ils ont tenu leurs rôles- sont davantage à blâmer que ceux qui n’ont même pas levé le petit doigt pour cette fille. Je voulais parler de l’indifférence qui règne dans la société d’aujourd’hui, de la relativité entre le bien et le mal, de ce qui arrive quand on interprète la religion au pied de la lettre et à tout ce que peuvent faire les gens et tout ce qu’on peut leur demander au nom de l’amour. Je voulais étudier la façon dont la violence s’insinue parmi les gens, la manière dont elle peut s’emparer de quelqu’un, quelque jours à peine après que vous ayez partagé un repas à la même table.


Quelle est votre position personnelle sur la religion ?
Je ne vais pas à l’église le dimanche. Je ne crois pas que le monde ait été créé en sept jours, mais j’essaie de commettre le moins de pêchés possible, de venir en aide aux autres, de dire la vérité, d’être charitable et de me comporter en respectant la morale chrétienne. Je ne sais pas si cela fait de moi un croyant ou pas.

Comment vous êtes-vous documenté sur la vie dans les monastères ? Avez-vous fait appel à un “conseiller liturgique”, par exemple ?
Quand on raconte une histoire, soit on comprend la psychologie de ses personnages, soit pas. Le plus grand péché du prêtre dans le film est son orgueil, alors si vous comprenez les motivations d’un homme persuadé de pouvoir faire davantage que ce que les autres attendent de lui, peu importe qu’il s’agisse d’un prêtre, d’un pilote ou d’un médecin. Mais, bien sûr, nous avons fait appel à des conseillers pour tous les détails relatifs à la liturgie, l’un d’eux étant présent en permanence au moment du tournage de ces scènes. Avant le début du tournage, les filles ont passé quelque temps dans un monastère et l’acteur qui incarne lele prêtre a été autorisé à assister un véritable prêtre dans une église pour se familiariser avec tous les rituels et pour comprendre la signification de chaque geste, de façon à ne pas agir mécaniquement. J’ai moi-même passé de nombreux étés dans des monastères orthodoxes du nord de la Moldavie, même si les livres fournissaient suffisamment de détails et de précisions sur la façon dont s’étaient déroulés ces événements. En nous attaquant à ce sujet, notre première démarche a évidemment consisté à nous rendre dans ce monastère.

Votre approche de l’exorcisme est aux antipodes de celle du cinéma anglo-saxon, notamment dans le classique de William Friedkin. Est-ce dû à votre regard de cinéaste ou au fait qu’il s’agit d’un sujet délicat à traiter en Roumanie ?
Premièrement, je n’approche pas l’exorcisme. Le film n’apporte aucune réponse définitive quant aux raisons qui déclenchent la crise de cette fille. Elle peut avoir l’air possédée aux yeux du prêtre et des nonnes, mais pour des personnes non-croyantes, elle peut juste être considérée comme malade, furieuse, troublée, jalouse voire simplement pourvue d’une forte personnalité. Tout est affaire de point de vue. Personne ne sait s’il existe des gens possédés par le Diable et, si c’est le cas, comment ils réagiraient. On peut juste se contenter de l’imaginer. Le portrait que dresse Friedkin d’une fille possédée correspond à l’attente du public américain et à la conception que ce pays se fait du cinéma : c’est spectaculaire, efficace, concret et carré. Je réalise mes films dans un esprit plus réaliste. Je souhaitais éviter autant que possible d’aborder le côté spectaculaire de cette affaire, car ce n’est pas l’idée que je me fais du cinéma. On doit garder à l’esprit qu’on parle de gens, de personnes qui souffrent, ne comprennent pas, doutent et ont peur. J’ai décidé d’entrée de jeu que cela m’intéressait plus de filmer la réaction des nonnes aux crises de la fille que sa réaction tourmentée. Je préfère enquêter sur ce qui a bien pu traverser l’esprit de Voichita lorsqu’elle doit choisir entre une personne qu’elle aime et Dieu ou essayer de comprendre les façons subtiles à travers lesquelles se manifeste le Malin, plutôt que montrer les visages de personnes tourmentées.

Vous êtes-vous auto-censuré ou avez-vous subi des pressions en abordant un tel sujet ?
Comme je vous l’ai dit, j’ai consciemment censuré le spectacle de la violence. De mon point de vue, les principaux gestes de la fille qui souffre sont dictés par l’amour. Or, qu’est-ce que Dieu, sinon l’amour ? Elle a beau être très différente de l’image qu’on se fait d’un croyant, les questions qu’elle se pose ne font pas pour autant d’elle une athée. J’ai aussi ressenti la nécessité de respecter le point de vue personnel de chacun des acteurs impliqués dans ce projet. Je leur ai donc expliqué ce que cette histoire avait d’important, pourquoi il pourrait être bon qu’elle incite les gens à en tirer des enseignements et à méditer sur leur rapport à la religion, pourquoi il est nécessaire d’établir une différence entre la foi, la religion, l’église et les superstitions. Mais j’ai respecté leur point de vue personnel, de même qu’ils ont respecté le mien, en tournant le film. Je n’ai subi aucune pression de la part de l’Église, mais il est trop tôt pour présumer de sa réaction, tant que le film ne sera pas sorti en Roumanie. Quoi qu’il en soit, juste après le Festival de Cannes, quand le sujet du film a été révélé, plusieurs sites internet roumains m’ont accusé de blasphème. Ces réactions émanaient de gens qui n’avaient pas encore vu le film et non de représentants de l’Église orthodoxe.

Est-ce un hasard si votre prêtre évoque physiquement le moine Raspoutine?
Vous savez ce qu’on dit : vus d’Europe, tous les Chinois se ressemblent. Je crois que tous les moines orthodoxes ont un petit quelque chose en commun, en raison de leur barbe et de leur attitude. Mais je n’avais pas l’intention d’utiliser ces critères pour choisir l’acteur qui tient ce rôle. Dans la réalité, le moine arborait une barbe rousse spectaculaire, donc j’ai décidé que celui du film en aurait une noire, pour bien montrer que l’histoire que je raconte n’est pas tout à fait celle qui s’est déroulée dans la réalité.

Jusqu’à quel point avez-vous été influencé par le film de Jerzy Kawalerowicz, Mère Jeanne des Anges, qui transpose l’affaire des possédés de Loudun en Pologne ?
Je n’ai jamais vu ce film. Je ne considère pas que le sujet de mon film soit l’exorcisme ou les possédés. C’est pourquoi je n’ai jamais ressenti la nécessité d’étudier la façon dont d’autres réalisateurs avaient pu aborder ce sujet avant moi.


Quelles libertés avez-vous pris avec la réalité historique et pourquoi ?
Le cinéma n’a pas pour but de reproduire la réalité ; d’ailleurs, il en est incapable. Mon objectif n’était donc pas de montrer ce qui était arrivé à ces gens, mais de m’appuyer sur cette histoire pour aborder la question de la religion au vingt-et-unième siècle. Je ne voulais pas subir de contraintes concernant le respect des faits tels qu’ils se sont déroulés, car tel n’était pas mon propos. C’est pourquoi j’ai changé les noms des personnages, les relations qu’ils entretiennent et les motivations qui dictent leurs actions. Personne ne peut dire s’il était question d’amour entre ces deux filles, dans la réalité, probablement pas. Dans la réalité, la fille était très probablement dérangée mentalement, mais, une fois de plus, je trouvais plus intéressant de l’imaginer peut-être parfaitement saine d’esprit, mais considérée comme possédée du point de vue des nonnes. Le vrai moine s’est quant à lui révélé plutôt fanatique, au cours de son interrogatoire, alors que le prêtre du film est capable d’établir une différence entre la manifestation d’une âme tourmentée, maladie qui doit être soignée par un médecin, et la cause de ce trouble, laquelle pourrait lui avoir été infligée par le Malin, selon lui.

Au-delà des collines met aussi en évidence le décalage qui existe entre les tentations de la société moderne et certaines pratiques religieuses qu’on peut considérer comme anachronique. Qu’en pensez-vous?
Il existe peut-être un décalage, mais le film n’affirme jamais que les valeurs de la société moderne soient en quoi que ce soit meilleures ou plus morales que celles de la tradition. La société moderne est très indifférente, les gens ont perdu l’habitude de s’entraider. Ce qui me préoccupe, c’est que de tels faits puissent se dérouler dans un pays comme la Roumanie où une proportion impressionnante de gens se déclarent croyants et fréquentent les églises. Nous avons vingt mille églises. C’est pourquoi j’attendrais de cette population un comportement davantage imprégné des valeurs chrétiennes que celui que je peux constater autour de moi : la haine, l’indifférence, la cupidité. Du coup, je me suis demandé si l’Église faisait le meilleur usage du pouvoir qu’elle exerce sur les fidèles. J’ai pu constater que de nombreux croyants connaissent parfaitement les rituels, mais ignorent tout ou presque de l’esprit même de la chrétienté et de son application dans leur vie de tous les jours.

Vous avez déclaré avoir voulu traiter du libre-arbitre. Croyez-vous qu’il soit compatible avec la vie monacale où tout est régenté et coupé du monde?
Je suis convaincu qu’on peut être religieux, même si l’on est moine ou nonne, et qu’on peut continuer à préserver son libre-arbitre. Les nonnes, les moines et les prêtres embrassent heureusement cette sorte de vie, parce qu’ils ont réfléchi et pesé le pour et le contre avant de décider si ce mode de vie correspondait vraiment à leur foi. Ils se laissent donc guider par leur libre-arbitre. Il paraît donc normal d’attendre d’eux qu’ils suivent les règles de l’église ou du monastère, tant que celles-ci restent identiques à ce qu’elles étaient quand ils y sont entrés. Néanmoins, si par exemple, un jour, quelqu’un du monastère leur demande de faire quelque chose de mal, ils ne doivent pas obéir simplement sous prétexte qu’il s’agit d’un ordre. Ils se doivent de réfléchir par eux-mêmes en s’interrogeant sur la légitimité de ce qu’on leur demande, par rapport aux valeurs de leur religion et leurs propres croyances, car tout le monde peut se tromper. Dans la mesure où notre responsabilité sur cette terre est individuelle, nos décisions doivent être personnelles et personne ne devrait agir en contradiction avec ses propres convictions ou renoncer à sa capacité de choisir entre le bien et le mal, en fonction de son intime conviction.

Dans Au-delà des collines, comme déjà dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, vous prenez pour protagonistes deux jeunes filles confrontées à l’horreur. Qu’est-ce qui vous attire chez de tels personnages et pourquoi sont-elles deux ?
Ce n’est pas un choix conscient. Ces histoires impliquaient chacune deux filles et leurs relations, mais j’ai évité autant que possible de leur appliquer des modèles. Tout est venu des histoires et, si vous voulez, de ma préoccupation pour les questions morales dont les femmes sont plus souvent victimes que les hommes. Il faut être au moins deux pour pouvoir nouer une relation, pour parler d’amitié ou d’amour, pour montrer quelqu’un qui comprend mieux la vie après avoir été témoin d’un événement qui a affecté l’un de ses proches.

Est-ce pour vous l’opposition du Bien du Mal qui sous-tend la religion ?
Non, c’est trop mécanique. Je réalise des films dont les personnages incarnent des gens, pas des principes. Et les gens ne sont jamais ni bons ni mauvais. Nous sommes tous un mélange de toutes sortes d’impulsions. Si vous regardez honnêtement Au-delà des collines, il est simplement impossible de décréter qui a tort, à quel moment et pourquoi, car une bonne part de la faute repose sur des éléments qui n’apparaissent pas dans le film : les parents de ces filles les avaient abandonnées, l’éducation qu’elles avaient reçue, la pauvreté qui détermine ce manque d’éducation, etc. Le bien et le mal sont des notions très relatives dans le film : les seuls qui essaient d’agir correctement sont les religieux, mais en même temps ils ont tort. Le comportement et les actions de Voichita sont bonnes pour certaines, mauvaises pour d’autres, selon leur échelle de valeurs et leur point de vue.

Quelles influences artistiques ou esthétiques avez-vous subi en réalisant ce film ?
J’ai suivi les mêmes principes que pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, lesquels correspondent à ma conception du cinéma à ce moment de mon existence. Je m’efforce de rester en accord avec une certaine façon d’interpréter le réalisme au cinéma et je m’interdis de faire appel à d’autres moyens d’expression dont je dispose en tant que réalisateur, qu’il s’agisse de la musique ou du montage, dont je crains qu’il ne puissent être considérés comme manipulateurs. Je ne regarde pas d’autres films sur le même thème, ni ne consulte des albums de peinture avant de me lancer dans un projet. J’essaie en permanence d’adapter l’aspect esthétique et visuel du film au sujet qu’il traite, en conservant toujours une facture réaliste.

Quels sont, selon vous, les avantages du plan-séquence ?
Je n’y ai pas recours pour les avantages que cela procure au moment du tournage. Au contraire, c’est beaucoup plus difficile de tourner en plans-séquences que de travailler sur le montage, tout particulièrement pour un film comme Au-delà des collines où les scènes d’action sont nombreuses. Je trouve simplement que le plan-séquence est plus conforme à la réalité où le temps s’écoule de façon continue. La vie n’est pas “montée”. Il n’y a juste personne pour vous indiquer ce qui est le plus important, au moyen d’un gros plan, ou pour éliminer les moments inutiles, à l’aide du montage. Il faut prendre la vie telle qu’elle est, avec ses passages inutiles et ses temps morts. C’est pourquoi les films devraient la montrer ainsi, du moins quand ils aspirent à la refléter fidèlement.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
en septembre 2012


Bande annonce d’Au-delà des collines (2012)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract