Bertrand Tavernier © Little Bear
Passé par la cinéphilie et même la cinéphagie, puis à la réalisation, Bertrand Tavernier mérite l’appellation contrôlée d'encyclopédiste du septième art. De L’horloger de Saint-Paul (1974) à Quai d’Orsay (2013), il a abordé à peu près tous les registres et signé notamment Que la fête commence ! (1975), Le juge et l’assassin (1976), Une semaine de vacances (1980), Prix de la mise en scène à Cannes, Coup de torchon (1981), Autour de minuit (1986), La vie et rien d’autre (1989), La guerre sans nom et L627 (1992), L'appât (1995), Ours d’or à Berlin, Capitaine Conan (1996), César du meilleur réalisateur, Ça commence aujourd’hui (1999), Histoires de vies brisées : les “double peine” de Lyon (2001), avec son fils Nils, Dans la brume électrique (2009) et La princesse de Montpensier (2010). Ce Lyonnais né en 1941 et décédé à 79 ans en 2021 a toutefois rarement exprimé ailleurs qu’à travers ses écrits érudits et moult doctes interventions -notamment à l’Institut Lumière qu’il a présidé- cette passion dévorante qui lui vaut de tout voir, de tout lire et surtout de conserver intacte sa capacité à s’extasier en découvrant un incunable ou en révisant ses classiques. Auteur des encyclopédies 30 ans…, 50 ans… et 100 ans de cinéma américain avec son ami Jean-Pierre Coursodon, devenu pour l'un comme pour l'autre un monument posthume, Tavernier n'avait toutefois consacré qu’un seul long métrage à cette célébration : Laissez-passer (2001), qui évoque la période troublée de l’Occupation où naquirent tant d’œuvres flamboyantes, notamment sous l’égide de la Continental, une maison de production contrôlée par les Allemands. Une épooque faste qu'il a également évoquée dans son documentaire et sa série Voyage à travers le cinéma français (2016-2017) conçue sur le modèle du fameux Un voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain (1995) réalisé par un autre grand metteur en scène préoccupé par le patrimoine.
On
a le sentiment que Laissez-passer est
un projet de longue date. Quand avez-vous décidé de faire ce film ?
Bertrand Tavernier Ce film m’a donné des sueurs froides.
L’écriture a pris un an et demi, mais le projet vient effectivement de très
loin et s’est déroulé en plusieurs étapes. Tout a commencé par mon travail avec
Jean Aurenche qui m’avait souvent parlé de sa vie. Il m’en faisait une peinture
pas du tout conformiste où il noircissait toujours un peu à plaisir son rôle en
se prétendant inutile, ce qui était aussi une manière de me séduire. Du coup,
j’étais obligé d’aller voir du côté de Pierre Bost qui corrigeait. Ensuite, il
y a eu ma rencontre avec Jean Devaivre quand on a exhumé certains de ses films
qui ont été de vraies révélations. C’est quelqu’un avec qui j’ai gardé des
rapports d’amitié très forts. Nous nous sommes revus ; il s’est mis à me
raconter sa vie, je l’ai questionné et il a commencé à me parler de ce qu’il
avait fait pendant la Guerre. Et chaque fois j’en découvrais un petit bout,
parfois même des choses qu’il n’avait même pas racontées à sa femme et qu’elle
a découvertes à cette occasion.
L’un
des épisodes les plus surprenants du film est le voyage en avion qu’il effectue
à Londres. Est-il authentique ?
Non
seulement il l’a entièrement vécu, mais il avait gardé la pompe à vélo de
l’époque, le revolver et des tracts donnés par le Dispatcher anglais, ainsi
qu’un bout de son parachute que Jean Cosmos a d’ailleurs eu l’idée de remplacer
par une boîte de thé.
Comment
s’est construit le scénario ?
Une fois qu’il m’a eu raconté tout ça, un
jour, je suis allé voir Jean Cosmos et je lui ai proposé de faire un film en
mêlant les personnages d’Aurenche et de Devaivre, parce que j’avais
l’impression que ce serait plus intéressant. Et plus on écrivait le scénario,
plus ça nous posait de problèmes, puisque c’était des personnes qui ne
pouvaient pas rentrer en conflit, de par leurs fonctions dans le cinéma. Et
puis, chaque qu’on essayait de les faire s’affronter, ça paraissait
complètement artificiel et l’on tombait sur des recettes scénaristiques éculées
et démonstratives.
Comment
avez-vous résolu ce problème ?
J’ai donc décidé de faire d’un problème
une vertu en me disant que ces personnes pouvaient s’éclairer l’une l’autre.
Leurs trajectoires différentes pouvaient donner lieu tout d’un coup à deux
formes de résistance possibles. Autant Devaivre est solide sentimentalement,
autant Aurenche est dans un perpétuel état de séduction et de doute, de besoin
d’être rassuré, de besoin de conquête et de tendresse. D’ailleurs, il n’arrête
pas de déménager. Il y en a un qui réfléchit tout le temps sur ce qu’il
faudrait faire, et l’autre qui fonce. J’avais l’impression que chacun des
personnages pouvait donner une force et une couleur différentes à l’autre.
Est-ce
que ce n’est pas aussi dû au fait que Devaivre était alors
assistant-réalisateur alors qu’Aurenche était scénariste ?
Oui, mais il y a des assistants plus
intellectuels et des écrivains qui se sont engagés dans la lutte armée. La
fonction peut expliquer certaines choses mais le caractère aussi. Mais j’avais
aussi envie d’arriver à retracer le côté aventureux de cette époque. Avec des
gens qui ne savent absolument pas ce qui risque de se passer la semaine
suivante et qui se trouvent dans un état d’incertitude, ce qui donnait un
aspect film d’aventure, parfois inconsciente dans le cas de Devaivre, sans
aucun esprit passéiste et en évitant le discours qu’on a pu entendre chez
Autant-Lara selon lequel c’était l’âge d’or du cinéma. Je voulais montrer que
c’était un âge où l’on arrêtait, où l’on déportait. Tout d’un coup, on voit
passer un bus plein de gens portant des étoiles jaunes et les passants
regardent mais ne savent pas ce qui se passe. On évoque constamment les
différents choix, parfois difficiles, qui s’offrent à tous les individus.
Quelle est la frontière entre faire correctement son métier et collaborer en se
déshonorant ? Où est la bonne route ?
Jean Aurenche avec Philippe Noiret sur le tournage du Juge et l’assassin (1976) © DR
Pourquoi n’avez-vous jamais envisagé de consacrer un film à cette
époque troublée, du vivant d’Aurenche ?
En fait, on avait commencé à écrire quelque chose, mais pas tellement sur lui. J’intégrais tout
ce qu’il m’avait raconté, mais j’aurais hésité à tourner le film de son vivant.
Il
ne le voulait pas ?
On n’en a jamais parlé. J’aurais pu lui
poser d’autres questions. D’ailleurs, la preuve, c’est que je l’ai fait du
vivant de Devaivre, donc ça ne m’aurait pas fait peur. Mais à l’époque, ça ne
m’a pas effleuré. Je voulais utiliser ce qu’il me racontait et je n’y suis pas
arrivé car les acteurs auxquels on destinait ce projet se sont défilés.
De
quelle manière avez-vous échafaudé le scénario de Laissez-passer avec Jean Cosmos ?
Dès le départ, on a essayé d’entremêler
l’histoire de ces deux hommes, mais ça a beaucoup bougé parce qu’il y avait des
scènes qui, quand on les écrivait, prenaient une importance qui nous forçait à
continuer avec le même personnage et ensuite, contrairement à ce qu’on avait
prévu, l’autre intervenait plus tard d’une autre façon. Et ça, sauf quand on
était tenu par des raisons expresses de dates, comme je tenais à garder une
liberté de ton, on pouvait avoir un flash back ou un flash forward en plein
milieu d’une scène. Plusieurs fois, il y a eu des restructurations, et même
après le tournage, parce que certaines scènes ont pris une force inattendue.
Par exemple, après la séquence de l’attentat à la gare où Devaivre et Didot
–qui, pour les historiens, est en fait René Hardy-, quand ils se séparaient,
j’avais une scène d’Aurenche. Or, tout d’un coup, il m’a semblé beaucoup plus
intéressant de voir un type qui part à vélo et qui arrive au studio. C’est-à-dire
de lier l’attentat à sa vie quotidienne sur un plateau de cinéma. Ça donne une
émotion plus grande et ça renforce le côté double vie du personnage. Ce qui
m’avait marqué chez Devaivre, c’est qu’il pouvait passer de ces moments de
violence et d’engagement à cette vie au cours de laquelle on s’occupe d’un
foulard qui ne va pas, de bougies qu’il ne faut pas consumer ou de la pellicule
qui manque… Ça peut paraître dérisoire mais ça ne l’est pas, car il y a des
films qui ont été tournés et que, pour certaines personnes, arriver à réussir
un décor avec le peu de matériaux qu’il y avait, c’était une victoire. Montrer
qu’on n’était pas complètement battus, c’était peut-être même la première forme
de résistance.
C’est
ce que vous montrez quand vous procédez à un flash forward en montrant un
extrait de film dans lequel apparaît un jeune homme arrêté par la Gestapo et
dont on sait qu’on ne le retrouvera pas ?
D’abord, j’avais ce plan inouï de Huit hommes dans un château dans lequel
on voit la véritable personne qui est morte. Ça m’émeut énormément. Or, c’est
arrivé dans la réalité, puisque la femme de Devaivre a vraiment découvert cette
image de son frère quand je lui ai apporté la cassette du film. Elle ne se
souvenait même plus qu’il jouait dedans. C’est pourquoi j’ai décidé d’utiliser
cet extrait. Pour moi, ça disait des choses fortes : à savoir que même
dans un film aussi anodin, derrière la frivolité, il y a un homme qui est mort.
Et il se trouve, par un hasard miraculeux, que le personnage ressemble à l’acteur
que j’ai choisi. On a travaillé sur un extrait dans lequel on ne voyait rien et
ce n’est qu’au moment de tirer la copie standard qu’on l’a découvert. Et en
plus, il joue le rôle d’un type qui déchire des tickets de cinéma !
Dans
le film, vous avez choisi de montrer certaines personnes et d’en masquer
d’autres. Pourquoi, ?
Je ne voulais pas qu’on croise des masses
de vedettes et que le public puisse se livrer au jeu des ressemblances. C’est
pourquoi la plupart des personnages sont des gens sur lesquels les spectateurs
ne peuvent pas mettre de visages. Le Chanois, Aurenche ou Devaivre, personne ne
sait à quoi ils ressemblaient à l’époque. Je n’ai pas voulu faire le musée
Grévin. Je n’allais pas prendre l’opposé, mais j’ai choisi des gens
ressemblants. Je voulais surtout préserver l’essentiel. pour Aurenche, je
voulais surtout un acteur qui ait son côté vif argent, instable, charmeur,
aigu, drôle… Quand on trouvait quelqu’un qui était proche de la réalité,
c’était d’autant mieux que cette réalité était intéressante scénaristiquement
parlant. C’était bien de garder à Louis Ney son côté faubourien, ce parler
typique d’une certaine catégorie de techniciens de l’époque. La distribution,
c’est moi qui l’ai établie.
Et
le producteur Roger Richebé, était-il vraiment tel que vous le présentez ?
Aurenche, Jeanson, Pagnol et tous les
témoins de l’époque, mais aussi Nelly Kaplan sur le tournage d’Austerlitz d’Abel Gance dont Richebé
était co-réalisateur, citent un nombre considérable de ses “cuirs”. Et Devaivre
raconte que quand il l’a rencontré, une ou deux fois, Richebé lui a dit : « Nous sommes surveillés par les
pieds de Damoclès. » Donc Jean [Cosmos]
s’en est donné à cœur joie et c’est quelque chose que j’ai adoré faire. Mais
j’ai dit à Olivier Gourmet, qui joue le rôle de Richebé, que c’était
inconscient. Pour moi, ça devient un personnage de Raymond Queneau.
Le patron
des studios Continental, Alfred Greven, reste un personnage assez énigmatique.
Comment l’avez-vous abordé ?
On est parti de cette anecdote racontée
par Devaivre, Suzy Delair et des dizaines de personnes selon lesquelles il avait
un buste d’Hitler dans son bureau sur lequel il posait son manteau et son
chapeau. Ce qui dénote un esprit curieux. Greven reste un personnage très
énigmatique auquel j’ai voulu garder une certaine complexité. C’est un Allemand
francophile qui a produit des films très ambitieux, même si certains ont mal
vieilli. Aurenche a fait des pieds et des mains pour ne pas travailler sous ses
ordres et un grand nombre de scénaristes ont refusé de collaborer avec lui, que
ce soit Prévert ou Bost.
Le
film donne l’impression d’une grande solidarité corporatiste…
Elle existait entre tous les gens. Le
film évoque aussi toute une série de rapports d’amitié qui va naître entre
Aurenche et Wheeler, entre Aurenche et Bost, entre Le Chanois et Devaivre, et
qui va se poursuivre au-delà de la Guerre. Aurenche continuait à travailler
avec Bost ou Wheeler dans les années soixante-dix. Le Chanois a écrit deux
sinon trois des films réalisés par Devaivre. L’amitié entre Aurenche et Bost
n’a connu aucun nuage. Ce sont des gens que j’ai presque tous connus et que
j’ai aimés, même s’il y en a certains que je n’ai pas fait assez parler, comme
Le Chanois à qui les auteurs doivent tout le régime de retraites. C‘est un
homme qui s’est battu pour nous et dont Gilles Perrault me disait que sa
conduite pendant la Résistance a été extraordinaire. Je voulais rendre hommage
à ce réalisateur qui est vilipendé pour une deuxième partie de carrière pas
toujours très honorable. Ne pas oublier qu’il est l’auteur du scénario original
d’Europe 51 de Rossellini, chose
qu’on n’a découverte que très tardivement.
Comment
vous êtes-vous documenté pour nourrir les personnages ?
Dans des livres. Et puis, j’ai recueilli
des témoignages. J’ai beaucoup fait parler Aurenche et Devaivre. J’avais aussi
Cosmos qui a connu cette époque et me donnait le contexte physique. Pendant le
bombardement de Boulogne, il vivait en gros à cinq cents mètres de chez
Devaivre. Ils ont dû se croiser.
Pourquoi
Aurenche et Devaivre se croisent-ils si souvent dans le film sans vraiment se
voir ?
C’est ce que j’ai cherché et j’en ai
rajouté pendant le tournage. Tout conflit entre eux aurait été artificiel. L’un
était assistant-metteur en scène, l’autre scénariste. À moins de travailler sur
le même film, ils n’avaient aucune raison de se rencontrer. Pourtant je voulais
que leurs chemins se croisent parfois.
Comment
avez-vous travaillé sur l’atmosphère ?
Mes deux références étaient Devaivre et Cosmos. C’est eux qui m’ont expliqué qu’il ne fallait surtout pas se faire
remarquer dans la rue. Les loqueteux constituaient une proie idéale pour le
S.T.O. Ils m’ont donné aussi des renseignements précis sur l’obsession du froid
et sur le fait que Devaivre ne quittait pas son blouson. Les gens portaient
toujours deux ou trois chandails, des cache-col, des écharpes. Les chefs de
poste avaient des cravates et ils interdisaient qu’on fume. D’ailleurs, la
plupart du temps, les cigarettes étaient extrêmement trafiquées. Faute de tabac,
on mélangeait parfois de la barre de maïs et de la scarole. Le résultat devait
être copieux [rires]. En fait, j’ai
procédé comme pour L.627 : je me
suis immergé dans ce monde et j’ai essayé de comprendre. Alors, par moment,
quand on se pose des questions, on n’a pas besoin de références livresques.
Soit on trouve les réponses dans des livres ou sur des photos, soit c’est à
travers un témoignage. Il faut arriver à se poser des questions. C’était la
même chose que pour Que la fête
commence ! ou La vie et rien
d’autre : découvrir des univers que je ne connais pas et essayer de
comprendre. J’aimerais avoir prononcé cette phrase de Michael Powell : « J’ai fait des films pour
comprendre. » Comment ces gens réagissaient-ils ? Quelle pouvait
être leur attitude ? Qu’est-ce que j’aurais fait à leur place ? Je me
suis identifié à tous les personnages du film.
On
a l’impression d’une période de grande confusion…
Je voulais ce bordel. Avec Valérie
Othnin-Girard, on avait dressé la liste de ce qu’on mettait dans la figuration.
Il régnait un désordre absolu. Quand un train partait, il allait sans doute
arriver mais personne ne savait par où…
Laissez-passer
est-il né davantage de l’envie d’évoquer la période de l’Occupation ou de
parler du cinéma ?
Tout d’un coup, je me suis rendu compte
que le parcours de ces personnages, mais aussi des quatre femmes et des gens
qui les entourent, était passionnant. C’était aussi pour moi une manière de me
demander ce qu’était l’esprit de résistance. Il n’y en avait pas un mais dix,
vingt… Le résistant politique comme Le Chanois ou Charles Spaak qui fait trois
mois de prison au secret pour un motif qu’il ne comprend pas et qui jamais
plus, dans sa vie, ne pourra passer devant une prison sans avoir un frisson et
qui refusera tous les sujets qui font de près ou de loin l’apologie du système
pénitentiaire. Le résistant instinctif comme Devaivre. La résistance d’une
équipe de cinéma qui était, peut-être par son essence ouvrière, selon le
décorateur Max Douy en raison de la présence de très nombreux compagnons du
devoir. Sur les plateaux de cinéma, les collabos ne mouftaient pas, parce
qu’ils n’étaient pas entourés d’amis. Et le monde du cinéma a beaucoup moins
collaboré que d’autres milieux. Et là, je ne parle pas des comédiens mais du
monde du travail et de la création, des scénaristes et des metteurs en scène.
J’avais aussi de montrer ça.
Votre
film s’attache aussi à des personnalités peu connues du cinéma. Maurice
Tourneur, par exemple…
C’était un personnage énigmatique qui
était alors à la fin de sa carrière. Devaivre m’a dit que c’était une sorte
d’Indien qui parlait très peu. Il l’aimait et le respectait beaucoup. Il y a
cent dix-sept personnages dans le film s’il y a une chose dont je suis content,
c’est qu’on les voit tous.
Le
film commence par une scène légère. Pourquoi ?
Je trouvais original de commencer un film
qui se passe à cette époque comme un vaudeville de Feydeau.
Dans
le film, vous faites dire à Aurenche que dans le drame, il faut toujours qu’il
y ait une pointe d’amour. Est-ce que vous partagez ce point de vue ?
Aurenche était persuadé que le film le
plus âpre et le plus dur devait avoir des changements de ton, pour surprendre.
Il avait hérité ce goût pour les changements de ton et les gags de Prévert et
de son compagnonnage avec les surréalistes. On retrouve ces scènes en rupture
dans beaucoup de films qu’il a écrits, de Douce
au Mariage de Chiffon.
Quel
est l’enseignement le plus marquant que vous gardez de votre collaboration avec
Aurenche ?
La liberté ! Il m’a appris à écrire
pour le plaisir sans me soucier de l’intrigue, en s’amusant. Pour Que la fête commence !, on avait
jeté un scénario que j’avais écrit et l’on inventait les scènes qui nous
plaisaient. On se disait que si l’on s’amusait et si l’on prenait du plaisir, à
un moment donné, on verrait apparaître une trame qu’on ne recherchait pas. On
se fichait de la construction dramatique. Moi, j’ai eu d’Aurenche le contraire
de l’image de l’adaptateur constructeur que les gens trimballent. J’ai eu
affaire à un poète, à un homme libre, aussi bien sur Que la fête commence ! que sur Coup de torchon. Il était libre dans sa narration et il disait
parfois d’ailleurs que les gens remettaient trop les histoires sur les rails.
Il m’a aussi appris à ne jamais être complètement satisfait, à ne pas hésiter à
déchirer cinquante pages parce qu’on est parti sur une fausse piste en n’en
gardant que deux répliques, à toujours tout remettre en cause et à douter. Mais
la chose peut-être la plus importante, c’était selon lui de toujours s’inspirer
de ce qu’on voit. Il n’arrêtait pas de répéter que la vie est un scénariste
formidable et il notait tout. Et c’est vrai que quand je vois l’histoire de sa
vie, je retrouve dans les films des moments inspirés par ce qu’il a vécu. La
fameuse réplique de Carette dans L’auberge
rouge qui dit « Je suis une
victime des prêtres », c’est une phrase que Cézanne disait au père
d’Aurenche.
Qu’est-ce
qui fait, selon vous, la particularité d’un bon scénariste ?
J’aime travailler avec des gens
complètement différents, mais il faut qu’ils possèdent une oreille juste. C’est
comme en musique : il y a des amateurs qui jouent aussi juste que les
professionnels. Aurenche était très opposé aux mots d’auteur. Il était pour un
dialogue brillant, mais toujours à l’image des personnages, et quand il fait
parler des gens simples, il emploie les mots appropriés. Là-dessus il se
séparait de Jeanson qui, lui, écrivait des mots, parfois justifiés. Aurenche
s’arrangeait toujours pour que les mots soient justes par rapport à la fonction
des personnages et que ce ne soit pas des phrases plaquées. Parce qu’un mot
d’auteur, c’est parfois un moment où l’action s’arrête et où l’auteur parle par
la voix du personnage. On confond très souvent mot d’auteur et dialogue
brillant. Jean Cosmos est un peu dans la tradition d’Aurenche : il
respecte les personnages, leur métier, leur origine sociale, leur passé.
Quand
on tourne un film d’époque, on se heurte au problème de la vérité historique.
Comment l’avez-vous abordé ?
Il y a toujours un moment où vous êtes
confronté aux “experts”, mais à un moment donné, il faut les renvoyer à la
maison. Sur le tournage de Capitaine
Conan, il y a eu une querelle entre le type qui avait entraîné le groupe et
le conseiller sur les recherches du film sur la manière dont on faisait le « Reposez… arme ! ». Et
mon ingénieur du son, Michel Desrois, disait : « Autant d’experts, autant d’avis ! » Il faut se
méfier des experts : ils sont souvent livresques. C’est le danger de tout
film qui se plie aux critères de la reconstitution. Tandis qu’il faut essayer
de réfléchir, d’être sur le terrain et de se poser les bonnes questions : « Qu’est-ce qu’on faisait ?
Comment ça se passait ? Quelles pouvaient être les
difficultés ? » Et, à partir de cet instant précis, ça va vous donner plein
d’idées pour ajouter des détails et des couleurs aux scènes. À un moment donné,
j’avais tellement réfléchi que j’ai fait prendre conscience à Devaivre qu’il se
trompait. J’avais plus reconstitué sa vie que lui, parce que je m’étais posé
certaines questions de base. C’est excitant ce genre de choses. Plus je
plongeais dans ce monde, plus je sentais que j’étais en train d’apprivoiser des
choses nouvelles.
Est-ce
que vous partagez le point de vue de Truffaut qui disait qu’il avait eu envie
de réaliser Le dernier métro parce
qu’il avait remarqué que la période la plus passionnante des mémoires de
comédiens était en général l’Occupation ?
Ça me
désole qu’on compare les deux films… Je crois être particulièrement sensible à
ça, parce que depuis quelques années le cinéma français est dans un état de
résistance qui nous force, nous aussi, à nous poser des questions. Quoi qu’il
en soit, cette période me semblait effectivement passionnante.
Pourquoi
ne l’aviez-vous pas évoquée jusqu’alors ?
Je voulais trouver l’angle le plus
intéressant et quand j’ai été confronté au cas de conscience de Devaivre pour
entrer à la Continental, j’ai su que j’avais un point de départ. Tout d’un
coup, j’avais deux personnes confrontées au même choix : une qui ne
voulait pas et utilisait les subterfuges les plus délirants, car tout d’un coup
Aurenche avait quatre films à la suite, et l’autre, Devaivre, qui au contraire,
y entrait parce que c’était une planque..
Pourquoi
n’avez-vous fait qu’ébaucher le personnage clé qu’était alors Henri-Georges
Clouzot ?
On a beaucoup hésité avec Cosmos. Mais si
on le montrait, on risquait d’être obligé de traiter un sujet supplémentaire
dans un film qui en comportait déjà une quinzaine. On arrive très bien à
l’évoquer sans le voir, mais si on le voit, on est obligé de dire qu’il a
travaillé pour la UFA de 1935 à 1938, qu’il est allé plusieurs fois en
Allemagne, qu’il veut préparer son premier film comme metteur en scène, L’assassin habite au 21, qu’une fois
qu’il est réalisateur, il surveille un peu moins les scénarios des autres. Et
puis, les problèmes du Corbeau vont
de pair avec ceux qu’a rencontrés Greven avec Goebbels qui ne voulait plus
qu’on produise de films ambitieux après La
symphonie fantastique. Le personnage de Clouzot aurait tout phagocyté à lui
seul. J’en ai même parlé à un moment à Suzy Delair qui m’a dit qu’elle verrait
bien dans le rôle Arditi plus jeune. D‘un autre côté, je voulais éviter le “name
dropping” du style « Bonjour, je
m’appelle Clouzot. »
Votre
film Histoires de vies brisées : les “double peine” de Lyon est
également à l’affiche. Quelle place occupe le documentaire au sein de votre démarche
de réalisateur ?
Toutes les chaînes de télévision ont
refusé Histoires de vies brisées… en
disant que ça ne correspondait à aucune case existante et que le film était
trop long parce qu’il dépassait cinquante-deux minutes. Il a fallu que Kathleen
Evin parle du film dans son émission de France-Inter pour qu’un distributeur me
propose de le distribuer en salle. J’avais fini par douter de son intérêt, mais
je tenais à ce qu’il soit diffusé. Je trouve qu’il y a là de très beaux
portraits et, après tout, il y est aussi question de gens qui résistent. J’aime
bien montrer qu’on peut faire les deux types de cinéma. C’est aussi une façon
de rester collé à la réalité et à la conduite extraordinairement discutable des
hommes politiques. Et, d’un autre côté, je peux parler de cet esprit de
résistance dans un film de fiction. Il y a dans ces deux projets la même
tendresse pour les personnages.
Le
documentaire est-il un moyen de nourrir la fiction ?
Ça m’aide. Le documentaire vous force à
reprendre racine dans la réalité et vous permet d’utiliser de nouvelles
caméras, de nouvelles techniques. Et puis, ça permet à l’esprit de rester en
vie, de pas vivre dans une tour d’ivoire et d’être attentif, en écoute, aussi
bien de personnages d’un film de fiction que de gens qui sont en train de jouer
leur vie.
Pourquoi vous êtes-vous autant impliqué quand cinq de vos
films interprétés par Philippe Noiret ont été édités en DVD ?
J’ai toujours été un avocat de
l’utilisation de ces supports pour mieux éclairer les films. Je trouve que les
producteurs français ont souvent été très en retard par rapport aux Américains
dans ce domaine. Moi, j’ai commencé très tôt à mettre des scènes coupées. Le
DVD me permet de mettre encore plus de choses. En plus, j’ai été très content
qu’on puisse réétalonner les supports et qu’on puisse montrer les films dans
les mêmes conditions de qualité de photo, de lumière et de son que les copies
trente-cinq millimètres originales. Par exemple, le DVD du Juge et l’assassin est meilleur qu’aucune des copies en
circulation, car les couleurs ont viré et qu’elles sont rougeâtres, magenta,
parfois même sépia… Je revois enfin le film que j’ai tourné. Je me suis impliqué,
mais c’est aussi l’occasion d’aller chercher des archives et de faire parler
certaines personnes qui ont participé au tournage. La prochaine fois, j’ai
envie de commenter les films, ce que je n’ai pas pu faire pour ceux-là parce
que j’étais en tournage.
Dans
la biographie qu’il vous a consacré, Jean-Claude Raspiengeas fait
remarquer que lorsqu’on se trouve face à vous, on a le sentiment que vous avez
tout vu, tout lu, tout écouté. Comment expliquez-vous cette impression ?
Moi, je ne m’ennuie absolument jamais. Le
problème, c’est que je voudrais avoir des journées de cinquante heures.
Peut-être parce que je vieillis, ça s’accélère. C’est une curiosité insatiable
mais aussi une forme de politesse. Je fais le plus beau métier du monde, un
métier que j’ai voulu faire passionnément. Je suis heureux. Je n’ai fait que
des films que j’ai voulu faire et je pense que je dois garder une ouverture
d’esprit pour aller voir les autres, pour m’y intéresser. Ce n’est pas le prix
à payer puisque ça m’excite. Je trouve ça normal. Et puis, ça fait partie de ma
nature de me nourrir, de vouloir continuellement apprendre. Je ne considère pas
que je sais tout sur tout. J’ai encore des centaines de choses à apprendre, à
découvrir. C’est d’ailleurs ce qui suscite l’envie de certains films. J’ai
envie de faire partager aux gens ce que j’ai découvert. J’ai vu trop de gens se
refermer sur leurs certitudes, devenir rigides. Récemment, dans toutes les
actions militantes qu’on a menées, j’ai vu tellement d’hommes politiques qui
paraissaient totalement coupés du terrain, des metteurs en scène aussi. Cette
tour d’ivoire peut les protéger pour un certain type de films, mais elle peut
aussi les assécher. Moi, j’ai envie d’être nourri et j’ai l’impression que le
monde a toujours beaucoup de choses à m’apprendre. Je reste un spectateur
enthousiaste, un amateur enthousiaste. Un ami à moi comme Michael Powell était
aussi dans un état perpétuel de curiosité, toujours à regarder, à aller voir.
Je trouve qu’il y a une paresse chez certaines personnes qui se double de
certitudes. Or il n’y a rien que je déteste plus… sinon l’arrogance.
Propos recueillis par
Jean-Philippe
Guerand
en
novembre 2001
Bande annonce de Quai d’Orsay (2013)
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